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Les auteurs
Jean-Julien Dupin
(jean-julien.dupin@etu.univ-amu.fr) - (Pas d'affiliation)Amandine Pascal
(amandine.pascal@univ-amu.fr) - LEST, Aix-Marseille Université, InCIAMCécile Godé
(cecile.gode@univ-amu.fr) - Aix-Marseille Université CERGAM - ORCID : https://orcid.org/0000-0002-9148-2820
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La pandémie de la COVID-19 a mis en évidence la nécessité, pour les organisations, de développer leur capacité à faire face à l’incertitude lorsqu’elles sont confrontées à des chocs exogènes majeurs – les fameux « cygnes noirs » (Taleb, 2013). Cette situation de crise est une occasion pour la discipline des Systèmes d’Information (SI) d’étudier comment le potentiel des technologies digitales a été utilisé pour faire face à de tels chocs (Godé et al., 2020 ; Sein, 2020), ce que la littérature désigne communément sous le terme Résilience Digitale (RD).
Suivant cette perspective, cet article vise à approfondir la notion de RD (Boh et al., 2020, Rai et al., 2020b, Godé et Pascal, 2021). L’intérêt pour ce thème est croissant, comme l’attestent les nombreux séminaires et conférences dédiés (par exemple, ICIS 2021 ; ECIS 2021 ; HICCS 2021 ; AIM 2022) ou encore l’appel à contribution publié par la revue MIS Quarterly. Le monde professionnel n’est pas en reste : de nombreux cabinets de conseil en stratégie digitale et sur les blogs spécialisés interrogent la notion de RD (https://consultport.com/fr/ ; https://résilience-digitale.com).
Quelques articles récents ont d’ores et déjà tenter de définir la RD (e.g., Heeks et Ospina, 2019 ; Tim et al., 2020) mais, comme c’est souvent le cas pour les « buzzwords », la définition ne fait pas consensus et appelle à une clarification. Ainsi, considérant la nature disséminée de la littérature sur la RD, il nous semble essentiel de comprendre comment cette notion se construit. Cet article prend ainsi appui sur une revue de littérature des articles existants (51 articles issus de grandes revues et de conférences en SI) pour répondre à la question de recherche suivante : Que savons-nous de la Résilience Digitale ?
Nous visons ici à fournir, à la lumière de la littérature existante, une définition intégrative qui pourrait permettre de positionner les futures recherches sur la RD. En se concentrant particulièrement sur les niveaux d’analyse utilisés pour étudier la RD, ce travail offre également une vue d’ensemble sur les perspectives théoriques mobilisées pour appréhender ce concept.
Une conception intégrative de la RD
Une première étape de notre analyse consiste à examiner comment la RD est définie dans la littérature. Dans notre corpus, 7 articles s’y attèlent explicitement.
Tableau 1. Définitions de la RD
Avant d’aller plus avant dans le développement, rappelons que le SI est un système articulant technologies, processus organisationnels et usages (Kefi et Kalika, 2004). Il est utilisé en soutien d’une entité supérieure (telle qu’une organisation, une communauté, ou, à un niveau macro, la société) pour atteindre différents objectifs. Dans le cadre d’une organisation par exemple, les SI produisent des informations pour « soutenir la prévision, la planification, le contrôle, la coordination, la prise de décision et les activités opérationnelles dans une organisation » (Bocij et al. 2008, p. 42). Suivant cette perspective, les définitions identifiées reconnaissent explicitement (e.g., Heeks et Ospina, 2019 ; Tim et al., 2020 ; Schemmer et al., 2021) ou implicitement (e.g., Kohn, 2020a ; Al-abdulghani et al., 2021 ; Boh et al., 2021 ; Fleron et al., 2021) le rôle du SI dans la résilience d’un système « supérieur ».
Nous observons toutefois différents niveaux d’analyse de la RD au sein du corpus, certains faisant référence à la résilience du SI et d’autres à la résilience [du « système supérieur »] par le SI. Considérant l’approche socio-technique du SI, nous décomposons ainsi le SI en 2 sous-systèmes, social et technique (Schemmer et al., 2021). Une partie des articles adopte en effet un niveau d’analyse sur la résilience des utilisateurs du SI (social) quand d’autres s’intéressent à la résilience de l’infrastructure TI (technique). Enfin, une majorité des articles adopte cette perspective de la RD en tant que résilience d’un système supérieur par le SI.
Il apparaît important de prendre en considération ces différents aspects de la RD en proposant la définition suivante : La RD est la capacité d’un SI à soutenir son système supérieur dans la prévention, l’anticipation, l’absorption, et l’adaptation aux chocs, tout en satisfaisant une résilience suffisante de ses sous-systèmes. Nous entendons par résilience des sous-systèmes, la résilience des utilisateurs du SI et de l’infrastructure TI discutée plus haut. L’avantage de cette définition est qu’elle embrasse les différents niveaux d’analyse précédemment identifiés. Nous proposons à présent de nous pencher sur les perspectives théoriques mobilisées pour étudier la RD.
Perspectives théoriques
L’examen de l’ensemble des articles de notre corpus montrent que les niveaux d’analyse retenus pour étudier la RD correspondent à des perspectives théoriques différentes. Nous avons ainsi identifié 7 articles portant sur la résilience de l’utilisateur des SI, 7 autres sur la résilience de l’infrastructure TI et 37 articles se concentrant sur la conception, le déploiement et l’utilisation des SI pour la résilience de systèmes supérieurs.
Tableau 2. Perspectives théoriques sur la RD
La classification du corpus à travers les perspectives théoriques utilisées pour étudier la RD offre un aperçu pertinent de la manière dont la notion est appréhendée par les auteurs. Tout d’abord, nous observons que les travaux centrés sur la résilience des utilisateurs du SI mobilisent des théories issues de la psychologie. Par exemple, la broaden and build theory (Fredrickson, 1998) explore comment les émotions positives peuvent contribuer à construire la résilience au niveau individuel (Kohn, 2020a ; Kohn, 2020b). Les coping strategies (stratégies d’adaptation, Lazarus et DeLongis, 1983) font référence à la façon dont les individus font face au risque (Riolli et Savicki, 2003). Enfin, les théories de l’adoption des TI, issues du management des SI, sont également mobilisées et appréhendent la RD selon trois variables (Al-Abdulghani et al., 2021) : l’accès à la technologie, l’expertise digitale et l’auto-efficacité.
Ensuite, les articles sur la résilience de l’infrastructure TI se concentrent principalement sur la cyber-résilience suivant deux orientations : la stratégie et la décision. Concernant le premier angle, les articles explorent la théorie des capacités dynamiques (Teece et Pisano, 1997) en questionnant comment la reconfiguration des ressources et des processus peut favoriser la cyber-résilience (Harbers et al., 2018 ; Anarelli et al., 2020). La cyber-résilience est aussi abordée sous l’angle de la décision ; il s’agit alors d’axer davantage la réflexion sur les facteurs humains. Par exemple, Rehm et al., (2021) s’intéressent à l’impact des dialogues dans l’organisation sur la résilience de l’infrastructure TI. Gisladottir et al., (2017) mesurent quant à eux l’effet de la sous-réglementation et de la surrèglementation sur la cyber-résilience.
Enfin, une majorité d’articles (37) se penche sur la résilience de systèmes supérieurs (particulièrement la résilience organisationnelle). Ce résultat montre notamment la tendance de la littérature depuis le début de la pandémie de la COVID-19 (i.e., 34/37 articles publiés depuis 2019) à explorer la résilience de systèmes supérieurs par la conception, le déploiement et l’utilisation des SI, conformément aux directions suggérées par les revues majeures en management des SI. Les orientations privilégiées sont la stratégie, la culture ou encore l’usage, à partir de différents ancrages théoriques. Concernant la stratégie, on retrouve la théorie des capacités dynamiques (e.g., Moller et al., 2018 ; Khlystova et al., 2022). Il est aussi mis en avant l’intérêt de faire évoluer son business model vers des modèles plus innovant pour construire la RD (Schaffer et Pä, 2021 ; Marcucci et al., 2021 ; Han et al., 2022). Les articles orientés « culture » étudient comment la culture organisationnelle peut affecter la RD : par exemple, en étudiant la relation entre les méthodes agiles et la résilience organisationnelle (Baskerville et Pries-Heje, 2021), en soulignant l’importance d’un lieu de travail « en appui » de la résilience (Chatterjee et al., 2021), en identifiant les meilleures pratiques favorisant la résilience pour la cohésion des équipes virtuelles (Zeuge et al., 2021) ou encore en montrant l’impact positif des capacités d’absorption sur la résilience des plateformes digitale (Yuan et al., 2022). Enfin, les articles adoptant l’orientation « usage » mobilisent principalement les théories de la socio-matérialité (Leonardi, 2011), pour étudier les technologies digitales en pratique et leur potentiel en termes de résilience organisationnelle (Chewning et al., 2013 ; Jayasinghe et al., 2021). Les auteurs s’appuient également sur la théorie de l’effective use (Wand et Weber, 1995) pour comprendre l’utilisation des dispositifs d’alerte à la population pour la résilience des communautés (Bonaretti et Fischer-Pressler, 2021 ; Fischer-Presser et al., 2021).
L’analyse des définitions et perspectives théoriques mobilisées met en exergue que le concept de RD est un concept parapluie qui embrasse à la fois différents niveaux d’analyse et différentes orientations disciplinaires.
Conclusion
Cet article s’inscrit dans les récents appels de la recherche en management des SI pour une meilleure compréhension de la RD. Poursuivant la perspective ouverte par Godé et Pascal (2021) dans Management & Data Science, notre travail permet de faire un pas de plus vers la conceptualisation de la RD. Sur le plan ontologique, nous avons d’abord reconnu explicitement le rôle de la RD vis à vis de systèmes supérieurs (i.e., organisations, communautés, société) et proposé une définition intégrative de la RD. Ce travail fait également état des différents ancrages théoriques mobilisés pour étudier la RD, offrant une vue d’ensemble autour de cette notion émergente.
Dans un monde de plus en plus digitalisé, la pandémie a révélé le rôle-clé de la RD pour anticiper, prévenir, absorber et s’adapter face aux cygnes noirs. Les leçons apprises par les spécialistes et praticiens des SI doivent ainsi permettre de construire sur ce passé pour développer plus de RD dans les organisations, dans les communautés et dans la société.
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