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Laurence SAGLIETTO
(laurence.saglietto@univ-cotedazur.fr) - (Pas d'affiliation)
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Cet avis d’expert prolonge la réflexion développée par l’auteure dans le chapitre qu’elle signe au sein de l’ouvrage collectif « Vers un management durable des systèmes d’information ?« , publié aux Éditions Management & Data Science en partenariat avec l’AIM – Association Information et Management.
À découvrir ici : https://management-datascience.org/books/65061/
La double transformation des Achats
La fonction achats se trouve aujourd’hui au carrefour de deux dynamiques de transformation majeures : la digitalisation et la décarbonation. Alors qu’elle était traditionnellement perçue comme une simple fonction de support technique, centrée sur la réduction des coûts et l’optimisation des transactions, la fonction achats est désormais propulsée vers un rôle stratégique (Lazzeri et al., 2024).
Quelques chiffres pour illustrer ces propos. « L’ADEME estime que la logistique représente aujourd’hui, sur le territoire national, a minima 63 MtCO2eq, soit 16 % des émissions GES de la France (quasiment le double de l’estimation habituelle » (ADEME, 2025, p2). De plus, selon une étude du Conseil National des Achats et AgileBuyer (2025), 85% des directions des achats considèrent que l’empreinte carbone est une priorité à la stratégie RSE de leur entreprise, 79 % se sont engagées dans des actions de décarbonation, 77 % des personnes interrogées travaillent dans des entreprises qui ont effectué leur bilan carbone et 47 % connaissent l’empreinte de leur scope 3 et enfin 40% utilisent l’IA dans leur quotidien.
La capacité à exploiter les systèmes d’information ne se résume donc pas à un simple gain de productivité ou de temps. Elle constitue un prérequis essentiel pour une gestion proactive de ces enjeux et pour garantir la résilience de l’entreprise face à des risques de plus en plus complexes. La digitalisation de la fonction achats est l’infrastructure indispensable qui rend la décarbonation possible et mesurable (Lazzeri et al., 2024). L’intégration de l’IA, de l’IoT et de la blockchain crée un écosystème technologique synergique, facilitant le reporting ESG. L’IoT collecte les données sur le terrain (par exemple, sur la consommation de carburant, l’état des véhicules ou les conditions environnementales…), la blockchain les sécurise et les rend transparentes à l’ensemble de la chaîne de valeur, tandis que l’IA utilise ces données vérifiées pour des analyses prédictives et des optimisations automatiques (des stocks, des entrepôts, des tournées de livraison…). Cet ensemble de technologies permet une gestion de la supply chain de bout en bout, non seulement plus efficace et résiliente, mais également intrinsèquement plus durable et performante (Naz et al., 2024).
La maîtrise du Scope 3 : un impératif stratégique
L’évolution de la double transformation des achats est alimentée par une augmentation des risques et des crises (économiques, géopolitiques, environnementales), obligeant les entreprises à repenser en profondeur leurs stratégies d’approvisionnement. Malgré ce constat, la transition vers des pratiques plus durables et numériques n’est pas aussi rapide que souhaité, car elle impacte tout le processus de décarbonation des achats (Hanan, et al. 2025). La question de la décarbonation des achats est inextricablement liée à l’essor des cadres réglementaires et normatifs tel que le Scope 3 du Bilan Carbone, c’est-à-dire l’ensemble des émissions indirectes générées sur l’ensemble de la chaîne de valeur, en amont et en aval de l’entreprise. Les achats de biens et services, qui constituent la première catégorie de ce Scope 3, sont donc le point d’ancrage de toute stratégie de décarbonation significative. De plus, l’entrée en vigueur de la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) en 2024 introduit une obligation de transparence et de standardisation dans le reporting des émissions pour les grandes entreprises européennes. Le défi consiste à mesurer et gérer des émissions qui échappent au contrôle direct de l’entreprise déclarante.
Cette complexité est exacerbée par la nature globale des chaînes d’approvisionnement, impliquant des milliers de fournisseurs répartis dans des environnements réglementaires, des normes de comptabilité carbone et des méthodes de mesure variées (Saglietto, Reis, 2025). Et l’absence de cadres de reporting standardisés oblige les entreprises à naviguer à travers des audits multiples et des certifications qui se chevauchent, ce qui entrave les progrès significatifs. C’est précisément pour relever ce défi que les systèmes d’information, l’IA et le big data s’imposent comme des outils essentiels. La capacité à mesurer, piloter et réduire ces émissions constitue dès lors un avantage concurrentiel non négligeable pour les entreprises (Saglietto et al., 2025). Les entreprises qui s’engagent, obligatoirement ou volontairement dans cette voie, cherchent à se préparer à des réglementations futures plus strictes, notamment les normes environnementales renforcées qui visent à réduire les émissions du secteur des transports.
Le paradoxe de la donnée : Trop de mesures tuent la fiabilité de la donnée.
Les achats de biens et de services sont la plus grande source d’émissions de scope 3 pour de nombreuses entreprises. Leurs émissions sont réparties dans plusieurs catégories distinctes parmi les 15 du GHG Protocol : biens et services achetés, production des biens d’équipement achetés, transport et distribution en amont des produits et services achetés et déchets générés par les opérations d’achats (GHG Protocol). Dans les faits, le nombre de données elles-mêmes est virtuellement infini, car pour chaque catégorie, on peut chercher à obtenir des informations très détaillées sur chaque fournisseur, chaque produit et chaque processus. C’est cette multitude de données potentielles qui crée le paradoxe autour de la fiabilité de la donnée. La quantité et la complexité des informations nécessaires pour une mesure précise, du scope 3 et de la directive CSRD, dépassent souvent les capacités de collecte et de vérification des entreprises, les contraignant à utiliser des estimations moins fiables (Li et al., 2024). En réalité, les entreprises n’ont d’autres choix que de compter sur leurs fournisseurs et partenaires pour obtenir ces informations, qui peuvent être incomplètes, incohérentes ou basées sur des estimations. Le manque de standardisation et le coût élevé de la vérification créent un cercle vicieux où les données, bien que cruciales, restent de faible qualité.
Le paradoxe de la modernisation : les effets rebond.
L’imbrication de la décarbonation des achats et des progrès technologiques (SI, IA, IoT, blockchain) a pour finalité de résoudre les problèmes environnementaux. Toutefois, une solution technologique qui réduit les émissions peut paradoxalement encourager des comportements qui annulent une partie, voire la totalité, des gains environnementaux : c’est l’effet rebond du paradoxe de Jevons (Freire-González, 2023 ; Pio, Gonçalves, 2024). Au lieu de réduire la consommation absolue, la modernisation rend les produits et services moins chers et plus accessibles, incitant à en consommer plus. L’effet rebond direct (Bai et al., 2024) s’illustre par exemple par l’investissement dans des logiciels et une IA d’optimisation des itinéraires et des modes de transport pour les biens achetés. En réalité, lorsque le coût par kilomètre parcouru diminue, l’entreprise ne s’arrête pas là. Elle tente souvent d’augmenter le nombre de livraisons ou d’étendre sa zone de service, annulant ainsi les bénéfices de la décarbonation initiale, puisqu’elle augmente l’utilisation de cette technologie, et in fine, elle augmente la consommation totale d’énergie et donc l’empreinte carbone. Quant à l’effet rebond indirect (Reimers et al, 2021), il est présent dans la réaffectation des bénéfices obtenus dans des activités potentiellement plus polluantes. Une direction achats qui privilégie un fournisseur qui utilise des matériaux recyclés réduit ses coûts d’approvisionnement. Mais lorsque les bénéfices sont ensuite utilisés pour financer une nouvelle campagne marketing à l’international qui nécessite de nombreux déplacements en avion, cela génère de nouvelles émissions de scope 3.
La controverse méthodologique de la mesure du carbone est l’une des controverses les plus vives.
Par exemple, pour mesurer le Scope 3, le GHG Protocol (2011) propose plusieurs méthodes, allant de l’utilisation de données moyennes par secteur ou de ratios monétaires (méthodes secondaires) à la collecte de données spécifiques et vérifiées auprès des fournisseurs (méthodes primaires). Une tension existe entre ces approches. L’utilisation de ratios monétaires bien que rapide est souvent jugée réductrice et peut même conduire à des conclusions contre-intuitives. Cette situation est en nette opposition avec l’impératif de collecter des données primaires, c’est-à-dire des données réelles et vérifiables directement auprès des fournisseurs, pour permettre des stratégies de réduction ciblées et efficaces. Un conflit latent, au-delà de la simple technique, est révélé par l’analyse de ce débat. De nombreuses entreprises sont réticentes à améliorer leurs capacités de reporting du Scope 3, car cette démarche est perçue comme « non rentable » tant que la rémunération des cadres n’y est pas explicitement liée (Ruggeri et al., 2025). Cette réticence est renforcée par le « paradoxe de la performance ». À mesure qu’une entreprise améliore ses outils de mesure et de reporting, elle découvre des sources d’émissions jusqu’alors ignorées, ce qui a pour conséquence immédiate d’augmenter le chiffre total de son empreinte carbone. Cette augmentation apparente, loin d’être un signe d’échec, est en réalité un indicateur de la maturité et de l’amélioration des capacités de mesure. Cependant, la peur de divulguer une « mauvaise performance » ou de créer la perception d’une plus grande empreinte carbone pour éviter des répercussions sur la position concurrentielle pousse certaines entreprises à éviter de déclarer ces données (Li et al., 2024). Cette situation met en évidence une controverse ; celle de l’incitation asymétrique. Les donneurs d’ordre exigent des données, mais les fournisseurs, surtout les moins matures, peuvent être sensibles à la manière dont cette information sera utilisée, craignant que le partage de leurs données ne compromette leurs coûts de production ou ne serve de levier pour des réductions de prix supplémentaires. Le problème n’est donc pas seulement méthodologique ou technologique, mais il est profondément lié à la gouvernance d’entreprise et aux mécanismes de collaboration.
La traçabilité et les normes : sources incontestables de polémiques.
L’absence de normes harmonisées pour mesurer les émissions de la chaîne d’approvisionnement mondial conduit à des accusations de « greenwashing » ou de manque de transparence. La polémique autour du greenwashing se concentre sur l’écart entre les promesses affichées par les entreprises et la réalité de leurs actions pour réduire leur empreinte carbone (Saglietto, Reis, 2025). Les exemples créant des polémiques sont nombreux : utilisation opportuniste des systèmes d’information afin de masquer un manque d’engagement réel ; projets de compensation carbone (plantations d’arbres, investissements dans des énergies renouvelables) pour annuler leurs émissions sans faire de réels efforts pour les réduire à la source ; utilisation d’allégations trompeuses, comme l’emploi de termes « génériques et vagues » (« neutre en carbone », « éco-responsable » ou « vert ») sans fournir de preuves tangibles ou de détails sur la méthodologie de calcul ; présentation d’efforts de durabilité au sein de rapports inexacts, de manière exagérée ou trompeuse pour se conformer aux exigences européennes (Vadoux, 2024), générant des litiges et une perte de confiance des consommateurs et des investisseurs (Gilbert, Tobin, 2024). Ainsi, les détracteurs peuvent sans fin arguer que la méthodologie utilisée est opaque, que les SI ne fournissent que des données incomplètes, non vérifiables ou que la certification n’est pas crédible….
En conclusion, face aux défis initiaux de la décarbonation des achats, les directions achats doivent faire face à des paradoxes souvent liés à la complexité de l’écosystème, à la difficulté de mesurer les émissions et aux tensions entre les objectifs environnementaux et la réalité économique, des controverses méthodologiques, économiques ou sociales permettant de saisir les véritables tensions sous-jacentes et des polémiques qui illustrent comment des confrontations se transforment en affrontements, où l’objectif n’est pas de trouver une solution, mais de défendre sa position, de blâmer l’autre ou de contester la validité même du processus.
Bibliographie
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- Freire-González, J. (2023). Rebound effect and the Jevons paradox. In Elgar Encyclopedia of Ecological Economics(pp. 453-459). Edward Elgar Publishing. https://www.elgaronline.com/display/book/9781802200416/ch78.xml
- GHG Protocol (2011), « Corporate Value Chain (Scope 3) Accounting and Reporting Standard. » World Resources Institute (WRI) and World Business Council for Sustainable Development (WBCSD). https://ghgprotocol.org/sites/default/files/standards/ghg-protocol-revised.pdf
- Gilbert D., Tobin T., (2024). Codes, carbon credits and Scope 3 emissions: greenwashing in 2024, 19/02/2024, https://www.gtlaw.com.au/knowledge/codes-carbon-credits-scope-3-emissions-greenwashing-2024
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- Lazzeri , Oruezabala G. Kacioui-Maurin E., Saglietto L. (2024), Tendances en management des achats au prisme d’une analyse bibliométrique, Logistique & Management numéro spécial « Repenser la Supply Chain et son management pour faire face aux enjeux futurs : le développement durable source d’innovations » ; 32(1), pp. 5-26. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/12507970.2024.2306368
- Li, X., Katafuchi, Y., Moran, D., Yamada, T., Fujii, H., & Kanemoto, K. (2024). Systematic Underreporting in Corporate Scope 3 Disclosure. Research Square, https://doi.org/10.21203/rs.3.rs-3670939/v2. https://assets-eu.researchsquare.com/files/rs-3670939/v2_covered_a687c572-6faf-4106-9d8a-88ff58b1bc88.pdf?c=1729607330
- Naz, F., Samadhiya, A., Kumar, A., Garza-Reyes, J. A., Kazancoglu, Y., Kumar, V., & Upadhyay, A. (2024). The effect of green supply chain management practices on carbon-neutral supply chain performance: the mediating role of logistics eco-centricity. Journal of Manufacturing Technology Management, 35(7), 1375-1396. https://repository.londonmet.ac.uk/9353/3/Clean%20Accepted%20Version.pdf
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