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Romain Zerbib
(romainzerbib@yahoo.fr) - ICD Business School
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Quels sont, selon-vous, les principaux enjeux et opportunités de la crise du COVID-19 en matière de recherche en sciences de gestion ?
La recherche en sciences de gestion est relativement coupée des enjeux d’aujourd’hui. On pourrait à cet égard paraphraser Jacques Chirac : « La maison brûle et les chercheurs regardent ailleurs ». En effet, si la recherche ne sort pas de l’obsession des classements, je ne suis pas certain qu’une crise économique, y compris celle du Covid-19, puisse modifier la donne. Cependant, pour les chercheurs qui savent s’évader de cette prison intellectuelle, la crise du Covid-19 présente un ensemble d’opportunités de recherche qui intéresseront fortement les entreprises.
Un des premiers sujets est la gestion de crise. Comment une entreprise peut-elle surmonter une telle situation ? En son temps, la crise des subprimes avait déjà produit un gisement de questionnements mais, là, le champ va être immense. Le deuxième sujet est relatif à l’éventualité d’un changement de paradigme en sciences gestion. Avant la crise, la seule chose qui comptait aux yeux des politiques, des médias, etc. était l’entreprise en tant qu’acteur créateur de richesses. Tous les autres acteurs (fonctionnaires, associations, enseignants, et même soignants) étaient quant à eux perçus comme une charge. En période d’austérité on disait donc qu’il fallait réduire le nombre fonctionnaires, les subventions, contenir les dépenses de santé, etc. Or, avec la crise, on s’est rendu compte qu’une société reposait d’abord sur eux (soignants, mais aussi caissières, chauffeurs, etc.). Ils n’étaient plus invisibles.
En un mois à peine, nous avons pu prendre conscience qu’une société n’était pas uniquement faite de ses entreprises mais de beaucoup d’autres choses très importantes. Et force est de constater que nous n’avions pas les bonnes lunettes pour observer cette réalité. Il s’agit là, selon moi, d’un enjeu crucial pour la recherche en sciences de gestion. Comment valoriser les héros discrets du quotidien dans l’entreprise ? comment mieux prendre en compte l’apport des autres acteurs que les entreprises ? Une telle problématique implique de remettre probablement en cause les grilles de lectures traditionnelles.
Il y a par ailleurs une vague de transformation digitale qui prend forme avec le télétravail et la visioconférence. Même les entreprises récalcitrantes ont franchi le pas. Au point que le quartier de la Défense pourrait bientôt devenir un lieu lugubre empli de bureaux vides. Je crois en effet que le télétravail va significativement s’installer… mais que l’on découvrira plus tard que cette formule constitue aussi un frein à l’innovation. IBM a par exemple renoncé à cette modalité organisationnelle, après y avoir incité pendant plus de 20 ans, en raison d’un effondrement de la créativité. La machine à café, les discussions de couloirs, et même les intrigues qui s’y nouent sont des éléments essentiels du désir de création. Voilà un sujet très important qui, là aussi, devrait attirer la vigilance des chercheurs. Il serait également utile d’analyser l’impact de la virtualisation sur les relations de travail, y compris en matière d’architecture et d’ergonomie. Il est en effet vraisemblable que les sièges sociaux se contractent, au moins provisoirement, et que les open spaces ne soient plus jugés si pertinents. Comment les grandes entreprises vont-elles pouvoir occuper et donner du sens à des collaborateurs qui évoluent au sein d’une telle configuration ?
Depuis 4 ans, nous développons à l’École de Paris du management un séminaire intitulé Transformation Numérique. À la faveur de nos rencontres et de nos débats sur des cas réels, nous nous sommes aperçus que de très grandes entreprises françaises opéraient d’extraordinaires transformations dont on ne parlait pas. La mode de la startup a en effet littéralement envahi les modes de pensée concernant les enjeux de transformation et d’innovation, de sorte que les entreprises classiques semblaient condamnées à laisser la place aux jeunes.
Résultat, des entreprises du CAC 40 peuvent se réinventer profondément (voir « Licorne ou phénix, le paradoxe de la Start-up nation » sans qu’on ne s’en rend compte ni du côté de l’État, ni dans les médias, ni chez les jeunes, ni les marchés financiers. Et ceci est particulièrement regrettable pour au moins trois raisons. Tout d’abord, parce que les personnes qui mènent ces transformations ont besoin de reconnaissance. Or, le modèle de la start-up ne correspond pas exactement à ce qu’ils font. Ensuite, parce que les marchés financiers valorisent de façon extraordinaire les GAFA ou les nouveaux venus du numérique et sous-cotent les entreprises « anciennes » supposées plombées par leur passé. Enfin parce que les jeunes ignorent finalement ce qui se passe au sein des grandes entreprises. Le magnétisme des start-up est tel qu’il les empêche de prendre conscience qu’ils peuvent mener des aventures passionnantes et mettre en place des choses beaucoup plus importantes, y compris en matière d’impact sociétal, au sein des grandes structures. Sans compter que l’épidémie de la Covid-19 va vraisemblablement entraîner la disparation de nombreuses jeunes pousses sur le marché. Mieux comprendre les enjeux de transformation digitale au sein des grandes entreprises, en se débarrassant du seul modèle de la start-up, est à cet égard un enjeu de recherche absolument majeur.
Biographie de Michel BERRY
Ingénieur général des Mines, directeur de recherche au CNRS, il a été directeur du CRG (centre de recherche en gestion de l’École polytechnique) de 1974 à 1991 et responsable de la série Gérer & Comprendre des Annales des Mines de 1985 à 2015. Il est le fondateur et un des animateurs de l’École de Paris du management, rédacteur en chef de La Gazette de la Société et des Techniques et président du comité d’orientation de La Jaune et la Rouge.