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Romain ZERBIB
(romainzerbib@yahoo.fr) - ICD Business School
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Quand la cohérence s’épuise
Lorsque le déséquilibre s’installe, ce n’est pas la performance qui faiblit en premier, mais la cohérence. Les rôles se brouillent, les priorités se multiplient, les décisions se fragmentent et le sens collectif finit par s’affaiblir. Le système fonctionne encore, mais au prix d’une agitation croissante.
Imaginez un vol d’oiseaux migrateurs. À mesure que la formation s’étire, l’énergie collective se disperse : les oiseaux de tête doivent battre plus fort, ceux de queue perdent l’aspiration, et le groupe consacre bientôt plus d’efforts à rester aligné qu’à avancer. La coordination, censée porter le mouvement, finit par le freiner.
On retrouve la même logique dans les organisations : plus elles gagnent en efficacité ponctuelle grâce à l’IA (dans le ciblage commercial, l’automatisation RH ou la gestion des flux), plus elles doivent mobiliser d’énergie pour préserver leur cohérence d’ensemble. Chaque amélioration locale crée de nouvelles interfaces à gérer, de nouvelles décisions à aligner. Peu à peu, cet effort de coordination permanente érode leur agilité et transforme la performance en fragilité.
Cette dynamique ne mène pas à un effondrement brutal, mais à une dissolution lente et structurelle. Certains signaux faibles la laissent déjà percevoir : une fragilité diffuse, susceptible à terme d’alimenter le déclin organisationnel.
Le paradoxe de la maîtrise
Les entreprises poursuivent une quête constante de maîtrise face à la complexité croissante de leur environnement. L’IA est perçue comme un moyen d’y parvenir (rationaliser, accélérer, réduire l’incertitude) mais cette recherche d’ordre engendre aussi de nouveaux déséquilibres.
Les organisations deviennent plus rapides, plus interconnectées, plus flexibles mais aussi… plus fragiles. Elles fonctionnent à haute fréquence, dans un état de transformation permanente, où la stabilité devient l’exception. Cette tension continue entre mouvement et cohérence s’apparente à un processus entropique : un échauffement managérial où l’énergie nécessaire pour maintenir l’ordre ne cesse d’augmenter. Ce paradoxe s’éclaire mieux encore si l’on revient à la notion d’entropie elle-même.
La logique du déséquilibre
L’entropie, en physique, mesure le désordre d’un système clos. Il ne s’agit pas d’un chaos, mais plutôt d’une dispersion irréversible de l’énergie : à mesure que le système se transforme, son ordre interne s’érode. Transposée au management, cette idée évoque la perte progressive de direction, lorsque l’énergie collective se dissipe dans la complexité des interactions.
Les organisations modernes, saturées de flux numériques et bientôt d’agents intelligents, vivent cette tension à un niveau inédit. Elles sont devenues des systèmes d’information vivants, soumis à une loi implicite : chaque gain de vitesse ou d’automatisation accroît le besoin d’énergie pour conserver une cohérence organisationnelle. Ce phénomène devient pleinement manifeste lorsque les ressources consacrées à l’administration du système absorbent son énergie vitale.
Ce que l’on observe déjà
L’entropie organisationnelle n’est pas un concept purement abstrait. Il trouve déjà quelques échos dans le fonctionnement quotidien de nos entreprises, à travers des dynamiques encore émergentes mais révélatrices.
Surcharge informationnelle. L’IA multiplie les données, les rapports et les signaux. Les décideurs disposent de plus d’indicateurs qu’ils ne peuvent réellement en interpréter. La connaissance s’élargit, mais la compréhension se fragmente : l’organisation accumule des informations plus nombreuses, sans que la capacité d’en tirer du sens ne puisse suivre.
Érosion de la cohérence collective. Les collaborateurs interagissent désormais avec des systèmes autonomes qui recommandent, planifient ou agissent à leur place. Peu à peu, un écart s’installe entre la logique humaine et la logique algorithmique. Les décisions restent justes localement, mais leur enchaînement global devient difficile à saisir. Dès lors, l’organisation semble parfois penser plus vite qu’elle ne se comprend.
Perte de savoir tacite. Les modèles d’IA accomplissent des tâches complexes (synthèses, prévisions, corrections) en effaçant souvent la trace du raisonnement. Cette délégation peut conduire à une érosion progressive du capital cognitif collectif : l’organisation agit, mais tend à désapprendre comment elle agit.
Ces dynamiques demeurent à ce jour partielles, mais laissent néanmoins entrevoir la montée d’un désordre latent : celui d’organisations performantes, mais dont la mécanique finit par échapper à ceux qui la font tourner.
Le piège de l’adaptation
Ce désordre ne se nourrit pas seulement de la technologie. Il est également attisé par les dynamiques concurrentielles, qui accentuent la vitesse et la réactivité au point d’entretenir la désorganisation du système. Les entreprises s’observent, se copient, s’ajustent en temps réel. Les innovations se diffusent à haute vitesse : un modèle, une fonctionnalité, une approche peut devenir un standard en quelques semaines. Cette hyper-réactivité crée une concurrence algorithmique, où chacun accélère pour ne pas être dépassé, au risque d’épuiser sa propre organisation.
Sous cette pression constante, les structures se réorganisent sans cesse : nouveaux outils, nouvelles priorités, nouvelles interfaces. La vitesse devient un réflexe de survie. Mais cette adaptabilité a un coût : une instabilité structurelle et cognitive.
Les entreprises deviennent agiles en surface, mais entropiques en profondeur : elles se fragilisent sous l’effet même de la vitesse qui les anime, comme des corps lancés trop vite dont la structure interne se fissure peu à peu.
Chaque ajustement stratégique consomme un peu plus d’énergie collective pour maintenir la cohérence. Peu à peu, la course à l’adaptation finit par déstabiliser les systèmes qui la mènent à un rythme excessif.
Ce qui pourrait émerger demain
Au-delà de ces signes déjà perceptibles, d’autres dynamiques, encore discrètes, pourraient se manifester à moyen terme, à mesure que les organisations s’enfoncent dans la temporalité algorithmique.
Désagrégation du sens collectif. Lorsque les décisions se fragmentent, que les chaînes d’action se multiplient et que les interfaces remplacent le lien humain, la vision partagée s’efface peu à peu (par exemple lorsque les équipes sont pilotées par tableaux de bord plutôt que par échanges directs). Le collectif n’est plus uni par un projet, mais par un flux. Le risque n’est pas la rupture, mais la dissolution progressive du sentiment d’appartenance.
Boucles d’erreurs amplifiées. Des IA qui apprennent les unes des autres peuvent, sans intention ni malveillance, reproduire et accentuer les mêmes biais (par exemple lorsque des modèles de recrutement sont réentraînés sur des décisions déjà biaisées). Peu à peu, chaque modèle valide les erreurs du précédent, jusqu’à instaurer une cohérence illusoire : un ordre algorithmique privé de vigilance humaine.
Volatilité organisationnelle. Les structures deviennent flexibles, mais instables : elles changent vite, parfois plus vite que la mémoire de ceux qui y travaillent. Les savoirs s’évaporent, les repères se déplacent, la transmission se fragilise. L’organisation conserve l’apparence de la stabilité, mais sa dynamique interne s’affaiblit (par exemple lors de réorganisations successives sans consolidation durable).
Ces risques ne sont ni certains ni catastrophiques. Ils signalent toutefois la possibilité d’un déséquilibre, lorsque la capacité humaine à réguler, interpréter et relier ne parvient plus à suivre le rythme de l’automatisation. En définitive, la fragilité des organisations ne vient pas des machines, mais du déséquilibre croissant entre la vitesse technologique et le rythme humain.
En conclusion
L’entropie organisationnelle n’est ni une fatalité ni une loi. C’est une clé de lecture parmi d’autres, une manière d’aborder la fatigue des organisations face à l’accélération technologique. Ce que l’on observe aujourd’hui relève déjà du fonctionnement même de nos organisations : surcharge cognitive, désalignement, perte de savoir tacite. Si cette tension s’intensifie, on peut craindre une dispersion du sens et un affaiblissement du lien collectif, attisés par une concurrence sans répit.
Préserver la cohérence n’est donc pas une affaire de process, mais de lucidité : la capacité à interpréter, à relier, à ralentir quand il le faut. L’IA promet la performance et la fluidité, mais elle nous rappelle une vérité simple : pour durer, une organisation doit consacrer autant d’énergie à rester alignée qu’à avancer. Faute de quoi, elle finit par se replier sur sa propre maintenance.
il ne peut pas avoir d'altmétriques.)