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Julien de Benedittis
(julien.de-benedittis@emse.fr) - (Pas d'affiliation)
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Cet avis d’expert propose une lecture structurée de la sobriété numérique en entreprise, à partir d’une double enquête qualitative et quantitative. Le lecteur y découvrira d’abord la diversité des perceptions et comportements face à cet enjeu, illustrée par une typologie en cinq niveaux d’engagement allant de la réfutation à la désadoption. L’avis montre ensuite que les démarches actuelles privilégient les optimisations techniques, mais négligent les dimensions humaines et relationnelles, limitant ainsi leur portée transformative. Enfin, il analyse les tensions paradoxales propres à la sobriété numérique – entre innovation et modération, performance économique et durabilité – et propose des leviers d’action. L’accent est mis sur la nécessité de rééquilibrer les capitaux mobilisés et de redéfinir le rôle stratégique de la DSI pour faire de la sobriété numérique un véritable projet organisationnel.
Contenu
Cet avis d’expert prolonge la réflexion développée par l’auteur dans le chapitre qu’il signe au sein de l’ouvrage collectif « Vers un management durable des systèmes d’information ?« , publié aux Éditions Management & Data Science en partenariat avec l’AIM – Association Information et Management.
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Face à l’urgence écologique et à la montée en puissance des technologies numériques (intelligence artificielle, blockchain, Internet des Objets, réalité virtuelle et augmentée, etc.) dans nos sociétés et le monde des affaires, la question de leur usage raisonné devient un enjeu incontournable (Bordage, 2021 ; Rodhain, 2019). La sobriété numérique, concept encore émergent dans la sphère managériale, renvoie à une modération des usages technologiques, en particulier dans les organisations, afin de limiter leur impact environnemental. Elle s’inscrit dans un cadre plus large de transition jumelle (twin transition), combinant transition numérique et transition environnementale (Tabares et al., 2025).
Si la finalité peut sembler consensuelle, sa mise en œuvre soulève de nombreuses tensions. L’analyse croisée de deux recherches – l’une qualitative, basée sur 33 entretiens dans des entreprises de services numériques (ESN), l’autre quantitative, issue d’une enquête auprès de 541 entreprises françaises – met en lumière les contradictions, les freins et les leviers qui caractérisent cette dynamique. Le présent avis propose une lecture structurée de ces résultats, afin de mieux comprendre les conditions de mise en œuvre de la sobriété numérique en entreprise.
De la prise de conscience à la pratique : une dynamique encore incomplète
Des perceptions contrastées et parfois ambivalentes
L’étude qualitative menée auprès de salariés d’ESN révèle une grande hétérogénéité des perceptions autour de la sobriété numérique. Certains expriment une forte sensibilité écologique, perçoivent l’utilité de pratiques sobres et s’engagent activement dans la réduction de leur empreinte numérique. D’autres adoptent une posture de dénégation ou relativisent l’impact de leurs usages numériques, les percevant comme négligeables face à d’autres formes de consommation.
Cette diversité d’attitudes s’accompagne d’un écart entre intentions et comportements réels, souvent observé dans les démarches environnementales, et bien connu sous le nom de attitude-behavior gap (Elgaaïed-Gambier et al., 2020). Ainsi, certains se déclarent favorables à la sobriété numérique tout en sollicitant régulièrement de nouveaux équipements ou en conservant des pratiques peu compatibles avec cette logique. La sobriété numérique, loin d’être une évidence, interroge les routines professionnelles et les référentiels d’action établis.
Une typologie de l’engagement utilisateur
À partir des entretiens, une typologie fine en cinq niveaux d’engagement se dégage :
- Réfutation : rejet ou scepticisme quant à l’utilité de la sobriété numérique.
- Inaction : attente d’impulsion externe, manque de connaissances pratiques.
- Substitution : priorisation de solutions numériques moins énergivores.
- Optimisation : ajustement des pratiques existantes pour limiter les impacts.
- Désadoption : renoncement volontaire à certains usages technologiques.
Cette typologie révèle que les efforts de sobriété appliqués au numérique ne peuvent reposer uniquement sur la bonne volonté ou la sensibilisation générale. Ils nécessitent un accompagnement différencié selon le degré d’appropriation du sujet.
Des pratiques dominées par l’approche technique
L’enquête nationale vient confirmer ce diagnostic. Les pratiques les plus couramment adoptées relèvent du capital structurel : rationalisation des applications, maîtrise du stockage, configuration sobre des équipements. En revanche, les pratiques touchant au capital humain (formation, responsabilisation des salariés, intégration dans la gestion des compétences) ou au capital relationnel (alignement stratégique, clauses environnementales dans les achats) sont beaucoup moins fréquentes.
Ce déséquilibre suggère une approche principalement technicienne de la sobriété numérique, qui se traduit davantage par des optimisations du système d’information que par un changement de culture ou de modes de fonctionnement. Cela limite fortement la portée transformative des démarches engagées.
Un enjeu stratégique pour les organisations, mais source de tensions
Des contradictions internes dans les ESN
Les ESN, en particulier, se trouvent dans une position ambivalente. D’un côté, elles structurent leur modèle économique autour de l’innovation technologique. De l’autre, elles sont sollicitées pour promouvoir des usages plus raisonnés du numérique. Cette contradiction se manifeste à travers plusieurs tensions :
- Injonctions paradoxales au sein des équipes (ex. : utiliser la visioconférence pour éviter les déplacements, mais aussi la limiter pour des raisons d’impact environnemental).
- Clients ambigus dans leurs attentes : certains demandent des solutions plus sobres, mais avec toujours plus d’efficacité et de réactivité.
- Frontières floues entre sphère pro/perso, où les outils numériques professionnels se retrouvent utilisés à titre personnel, brouillant les responsabilités.
Ces tensions interrogent la légitimité même des acteurs à porter un discours de sobriété numérique, et plus largement la définition même du succès d’un système d’information, traditionnellement associé à son adoption, à sa fréquence d’utilisation ou à sa richesse fonctionnelle.
La sobriété numérique au prisme des paradoxes organisationnels
La théorie des paradoxes (Smith & Lewis, 2011) permet ici de proposer un cadre interprétatif robuste. Elle identifie quatre types de paradoxes particulièrement saillants dans les démarches de sobriété :
- Paradoxe d’appartenance : tensions entre les valeurs individuelles des salariés et les orientations stratégiques portées par l’organisation.
- Paradoxe d’apprentissage : conflits entre la nécessité de changer les outils et la volonté de maintenir les pratiques familières, générant parfois un effet « millefeuille » avec duplication des systèmes.
- Paradoxe d’organisation : tensions entre la stratégie formelle de sobriété et les pratiques opérationnelles réelles, parfois contradictoires.
- Paradoxe de performance : arbitrages entre objectifs économiques immédiats et ambitions environnementales de long terme.
Ces tensions ne sont pas temporaires ni accidentelles. Elles sont structurelles, persistantes, et nécessitent une posture réflexive pour être comprises, acceptées, et gérées de manière constructive.
Leviers d’action pour une sobriété numérique soutenable
Sortir d’une logique purement défensive ou cosmétique
Certaines entreprises optent pour une gestion défensive des paradoxes : elles organisent des « semaines du numérique responsable », mais sans continuité ; elles affichent des indicateurs globaux, sans déclinaison opérationnelle ; elles développent des politiques d’achat responsables sans former leurs équipes. Ces réponses peuvent générer du cynisme ou une lassitude si elles ne sont pas suivies d’actions concrètes.
À l’inverse, une gestion constructive passe par :
- Des stratégies de séparation temporelle : programmer des moments dédiés à la sobriété (par ex. : périodes de nettoyage ou d’arrêt des systèmes).
- Des stratégies de séparation spatiale : créer des espaces ou des fonctions différenciées pour expérimenter sans perturber l’ensemble.
- Des stratégies de synthèse : intégrer les objectifs environnementaux dans l’évaluation de la performance globale, y compris dans les arbitrages technologiques.
Ces approches permettent de reconnaître la complexité des tensions en jeu sans les ignorer, et d’avancer par petits pas.
Rééquilibrer les capitaux mobilisés
Le cadre des trois formes de capital (Chuang & Huang, 2015) constitue une boussole utile :
- Le capital structurel est souvent le point d’entrée des démarches, car il est directement actionnable (ex. : data centers, stockage, architecture logicielle).
- Le capital relationnel mérite une attention particulière : il implique une meilleure coordination entre les différentes fonctions de l’entreprise comme la DSI, la RSE, les achats, et la direction générale.
- Le capital humain est le plus négligé, alors qu’il est crucial pour embarquer les collaborateurs : formations, outils de visualisation de l’empreinte, implication dans les choix techniques, etc.
Le diagnostic montre qu’il ne suffit pas de rationaliser les outils ; il faut aussi transformer les usages et mobiliser les parties prenantes internes comme externes.
Redéfinir le rôle stratégique de la DSI
La DSI se retrouve à un carrefour. Elle peut être :
- Un moteur de la sobriété numérique, si elle adopte une vision systémique, développe des outils de pilotage intégrés et joue un rôle d’interface entre les fonctions.
- Ou un frein, si elle reste enfermée dans une logique purement technique, centrée sur la performance, sans prise en compte des impacts environnementaux et sociaux.
Le rôle de la DSI doit évoluer vers un leadership éclairé, capable de faire dialoguer les enjeux d’innovation, de résilience, de performance et de durabilité. Elle peut ainsi contribuer à transformer les tensions en ressources pour le changement.
Conclusion
La sobriété numérique ne peut se résumer à une liste de bonnes pratiques techniques ni à un affichage de surface. Elle engage une reconfiguration profonde des rapports aux technologies, de leur usage, de leur finalité et de leur gouvernance. Loin d’être une contrainte, elle peut devenir un levier stratégique pour les organisations, à condition d’en reconnaître la complexité, et d’en discuter les limites de manière lucide.
Car au-delà de l’intention vertueuse, la sobriété numérique reste un objet flou, parfois instrumentalisé. D’un côté, elle est mobilisée comme réponse managériale à la crise environnementale, mais sans remise en cause systémique des modèles productivistes. De l’autre, elle est pensée à l’échelle de l’utilisateur, évitant trop souvent de s’attaquer aux causes structurelles de l’empreinte du numérique : des cycles de renouvellement accélérés, une dépendance aux infrastructures énergivores, une extraction massive de ressources rares.
Il y a un risque que la sobriété numérique soit réduite à une simple question de conformité technique et réglementaire, sans véritable débat sur ses enjeux. Beaucoup d’initiatives se limitent encore au Green IT appliqué aux infrastructures, sans aborder les aspects sociaux, stratégiques ou politiques du numérique dans les organisations.
Les tensions et paradoxes identifiés dans ce travail doivent donc être vus comme des signaux d’alerte autant que des points d’entrée pour une action plus ambitieuse. L’enjeu est de dépasser une logique défensive ou cosmétique, pour construire des stratégies intégrées, assumant la sobriété comme un choix organisationnel, et non comme une contrainte subie.
Cela suppose de redéfinir les indicateurs de performance, de revisiter les finalités des projets numériques, et de reconnaître que le progrès technologique n’est pas toujours synonyme de progrès social ou environnemental. C’est en ce sens que la sobriété numérique pourrait ne pas seulement limiter les effets négatifs du numérique, mais participer activement à un projet d’entreprise durable et résilient.
Bibliographie
Bordage, F. (2019). Tendre vers la sobriété numériqeu : Je passe à l’acte. Actes Sud.
Chuang, S. H., & Huang, S. J. (2015). “Effects of business greening and green IT capital on business competitiveness.” Journal of Business Ethics, 128, 221–231.
Elgaaïed-Gambier, L. et al. (2020). “Cutting the Internet’s environmental footprint: An analysis of consumers’ self-attribution of responsibility.” Journal of Interactive Marketing, 50, 120–135.
Tabares, S., Parida, V., Chirumalla, K. (2025). “Twin transition in industrial organizations: Conceptualization, implementation framework, and research agenda” Technological Forecasting and Social Change, 213, 123995.
Rodhain, F. (2019). La nouvelle religion du numérique. Éditions EMS.
Smith, W. K., & Lewis, M. W. (2011). “Toward a theory of paradox: A dynamic equilibrium model of organizing.” Academy of Management Review, 36(2), 381–403.
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