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Anne-Claire Maxence-Benech
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Ce sujet s’inscrit dans une double dynamique. D’une part, l’actualité scientifique et politique souligne l’importance de réfléchir collectivement à l’intégration de l’IA dans notre société mais surtout dans les domaines aux données sensibles comme la santé. À l’image de la semaine nationale de l’IA organisée en France en février 2025, ces initiatives mettent en avant la nécessité d’un débat éthique, organisationnel et professionnel. D’autre part, cette recherche prend appui sur une expérience de terrain, vécue en tant que faisant fonction cadre de santé, dans un service hospitalier utilisant un outil d’aide aux soignants. Cette expérimentation a permis d’observer et d’initier un questionnement sur les effets concrets de l’IA sur les pratiques soignantes, le management et la dynamique collective.
Ce travail vise à analyser les conditions d’appropriation de l’IA dans les établissements de santé, à partir d’une étude qualitative menée dans deux structures médico-sociales ayant expérimentées OSO AI. La problématique abordée est la suivante : Quelles orientations et quelles transformations dans l’accompagnement des équipes lors du déploiement de l’IA en établissement de santé ?
En croisant littérature et parole des professionnels, cette recherche propose une réflexion managériale contextualisée sur les apports, les limites et les leviers d’adhésion autour de l’IA dans les soins.
Fondements théoriques
L’émergence concrète de l’intelligence artificielle (IA) remonte aux années 1950 avec les travaux d’Alan Turing et son « jeu de l’imitation », puis se structure en 1956 lors du colloque de Dartmouth dirigé par Marvin Minsky et John McCarthy. L’IA se définit comme « un ensemble de techniques permettant à des machines d’accomplir des tâches et de résoudre des problèmes normalement réservés aux humains et à certains animaux » (Le Cun & Brizard, 2019). Dans le secteur de la santé, elle couvre des champs variés : aide au diagnostic, robotique, coordination des soins, objets connectés. La littérature distingue l’IA « faible », focalisée sur une tâche unique, de l’IA « forte », capable de raisonnements complexes (Bubien & Vuiblet, 2023).
Malgré ses promesses, l’IA reste marquée par une fiabilité inégale nécessitant un encadrement humain qualifié, en particulier en santé (Bubien & Vuiblet, 2023). L’Union Européenne classe ainsi les dispositifs médicaux intégrant l’IA comme à haut risque (Journal Officiel de l’UE, 12 juillet 2024). En France, la création du Comité consultatif national d’éthique du numérique en France (2024) marque une avancée majeure. Ces évolutions rappellent l’exigence de dispositifs transparents, supervisés et éthiquement encadrés, en particulier dans le champ du soin.
L’IA questionne aussi les pratiques managériales. L’introduction de technologies innovantes implique une redéfinition des rôles, postures et compétences des cadres de santé (Habib et al., 2017) ; (Eckenschwiller et al., 2022). Ces transformations ne peuvent être pensées sans intégrer une logique de changement organisationnel, appuyée sur les travaux de Autissier et al., 2024 ; Crozier & Friedberg, 1996 ou Vandangeon-Derumez, 2019 , qui insistent sur l’adhésion progressive, la gestion des résistances et la construction de sens.
Les impacts sont multiples : réorganisation des interactions, remise en cause des routines, nouvelles formes de hiérarchies implicites, évolution vers une posture de facilitateur du changement pour les encadrants. Comme le souligne (Muhlenbach, 2020), l’IA ne peut être réduite à un simple outil technologique, mais doit être pensée comme une opportunité de transformation éthique et organisationnelle. Gruson, 2022 rappelle que les managers en santé sont aujourd’hui confrontés à des innovations rapides, exigeant une adaptation constante de leurs pratiques.
Dans ce contexte, les modèles de management participatif, basés sur la reconnaissance, le dialogue et la co-construction, apparaissent comme des leviers d’appropriation. Les approches par la qualité de vie au travail (QVCT), la sécurité des soins et les démarches d’amélioration continue promues par la HAS complètent ce cadre de référence.
Méthodologie
Nous avons choisi d’étudier le déploiement d’un outil d’IA en santé spécifique, l’« Oreille Augmentée des Soignants » (OSO-AI). Cette IA repose sur une analyse algorithmique en temps réel des sons émis dans les chambres de patients. Elle vise à alerter les soignants en cas d’événements critiques (chute, appel à l’aide, agitation nocturne…) ou de modifications subtiles du comportement (altération du sommeil, toux récurrente…). Le dispositif ne capte ni image ni parole identifiable, mais s’appuie sur une logique de priorisation des soins et de sécurisation des prises en charge.
Ce travail repose sur une approche qualitative de type compréhensif, visant à explorer les perceptions, les représentations et les impacts ressentis par les professionnels de santé face à l’introduction d’un outil d’intelligence artificielle dans leur environnement de travail. L’étude s’appuie sur deux études de cas : un établissement public (CHU) pionnier dans l’expérimentation de l’outil OSO AI, et un établissement privé ayant engagé récemment son déploiement.
Douze entretiens semi-directifs ont été réalisés entre fin 2024 et début 2025. Ils incluent un entretien exploratoire avec le co-fondateur de la start-up à l’origine d’OSO AI, six entretiens dans le premier établissement (ETS 1), et cinq dans le second (ETS 2). Les participants sont des professionnels de terrain : aides-soignants, agents de service hospitalier, cadres de santé, infirmiers coordinateurs, directeurs d’établissement ou cadres supérieurs impliqués dans le projet. Un équilibre a été recherché dans la répartition des grades pour garantir une pluralité de points de vue. La réalisation de ces entretiens a été menée avec accord éclairé et anonymisation, pour renforcer l’éthique de la recherche.
Les entretiens ont été majoritairement menés en présentiel, ce qui a facilité l’établissement d’un climat de confiance, notamment avec les équipes soignantes. Chaque entretien a été enregistré, intégralement retranscrit, puis soumis à une analyse thématique. Le codage des verbatims a été effectué manuellement, à partir d’une grille construite selon une démarche abductive (Hallée & Garneau, 2019). La posture épistémologique adoptée est interprétativiste, considérant que la réalité sociale est construite par les acteurs à travers leurs expériences et leurs discours (Weber, 1971).
Cette méthodologie a permis de révéler des mécanismes d’appropriation, de résistance, d’adaptation et d’interprétation collective autour de l’IA en milieu soignant. Elle éclaire les conditions concrètes d’une intégration réussie, à la fois technique, relationnelle et managériale.
Pour le codage des entretiens et une facilité de lecture, nous avons choisi de définir chaque code de la façon suivante :
Une lettre fictive (exemple : Madame A)
Suivi d’un chiffre qui définit l’ordre chronologique des entretiens (ex : A1)
L’abréviation de la fonction de l’interrogé (exemple : A1, AS)
L’indication abrégée de l’établissement du professionnel interrogé (ex: A1, AS, ETS 2).
Tableau 1. Échantillonnage des entretiens semi-directifs effectués
Principaux résultats
L’analyse des entretiens révèle plusieurs tendances fortes. Tout d’abord, l’outil OSO AI a des effets concrets sur les pratiques soignantes. Il est perçu comme un facilitateur dans la priorisation des soins, en particulier la nuit. Les soignants rapportent une diminution des réveils inutiles des patients, une meilleure organisation des interventions et une réduction de la charge mentale.
Ensuite, les managers jouent un rôle central dans l’accompagnement du changement. Ils assurent la formation initiale, la remontée des retours d’expérience, et la régulation des tensions. L’adhésion des équipes est facilitée par une communication transparente, la désignation de référents identifiés et une démarche d’apprentissage fondée sur l’expérimentation. Même si des résistances subsistent, le rôle du cadre est déterminant. Certaines résistances relèvent de la peur d’un remplacement humain, du doute sur la fiabilité des écoutes ou d’une méconnaissance technique. D’autres touchent à la place de l’humain dans la relation de soin. Ces freins tendent à diminuer lorsque les professionnels se sentent impliqués, formés et soutenus.
Enfin, la dynamique collective autour de l’IA constitue un levier de réussite. L’outil apparaît comme un facteur d’amélioration de la coopération interdisciplinaire et de la qualité de vie au travail (QVCT), à condition qu’il soit intégré dans une stratégie institutionnelle claire. Il favorise une meilleure allocation des ressources, un recentrage sur le « care » et une valorisation du travail d’équipe.
Plusieurs professionnels soulignent l’effet structurant du dispositif sur l’organisation des soins de nuit. Il permet une coordination plus fluide et une meilleure anticipation des besoins. Comme l’exprime un aide-soignant « Ça nous permet aussi de gagner en efficacité pour être auprès du résident rapidement et puis d’intervenir vraiment comme il faut parce que quand on est là sur le moment, ça rend les choses plus fluides aussi. ». (Monsieur B2, AS, ETS 1)
Au-delà de la technicité, l’outil procure un sentiment de sérénité lorsqu’il est bien intégré. Un aide-soignant souligne « Avant, on distribuait les médicaments pour dormir à 20h alors qu’après on faisait un change à 22h. C’était incohérent (…) Donc ça nous a permis de redonner du sens aux pratiques. Et puis vraiment de s’interroger sur l’organisation. Pour améliorer la présence. (…) OSO emmène vraiment ça, c’est vraiment respecter le rythme des habitants. » (Madame E5, AS, ETS 1).
Ces propos traduisent une appropriation progressive de l’IA, perçue comme un outil au service du soin, de l’organisation et de la vigilance collective.
Recommandations
Pour les établissements de santé, il est recommandé d’inscrire l’intégration de l’IA dans une démarche de projet global, articulée avec les orientations stratégiques et les besoins des terrains. La nomination de référents IA au sein des équipes, la formation continue, et l’accompagnement managérial sont essentiels.
Les managers en santé doivent être formés aux enjeux éthiques, techniques et organisationnels de l’IA. Leur posture de facilitateur est centrale : à la fois médiateur entre les équipes et la direction, garant du sens, et pilote du changement. Il est également suggéré de développer des espaces de discussion éthiques et pratiques autour de l’outil, en lien avec les usagers. La mesure d’impact (indicateurs de QVCT, incidents, satisfaction) permet de piloter et ajuster le déploiement. Enfin, les fournisseurs de solutions IA doivent être impliqués durablement comme partenaires, dans une logique de co-construction avec les professionnels.
Impact et utilité
Ce travail met en évidence le potentiel de l’intelligence artificielle comme catalyseur d’évolutions organisationnelles et professionnelles dans les établissements de santé. Loin de se substituer aux soignants, l’outil OSO AI agit comme un soutien à la décision, à la priorisation, et à la qualité de vie au travail.
Pour les professionnels, cette transformation renforce leur capacité d’agir, améliore la lisibilité des situations, et permet de développer le sens au travail. Pour les cadres, elle redéfinit leur rôle comme acteur-clé du changement et de la sécurisation éthique des innovations.
Pour la recherche, cette étude propose une lecture située de l’intégration de l’IA, au-delà des discours technicistes ou alarmistes dans le domaine de la santé et plus spécifiquement dans les services de soins. Elle plaide pour une approche ancrée dans les pratiques, adaptée aux contextes, et co-construite avec les acteurs de terrain.
Enfin, pour les institutions et les décideurs, elle souligne la nécessité d’une gouvernance de l’IA à la fois stratégique, éthique et participative en les intégrants pleinement dans les projets stratégiques d’établissement.
Conclusion
L’intégration de l’intelligence artificielle dans les établissements de santé ne relève plus de la fiction : elle est une réalité concrète, observable et potentiellement transformatrice. L’expérience analysée ici montre que l’IA peut, lorsqu’elle est pensée comme un outil au service des pratiques, améliorer l’organisation des soins et renforcer la qualité de vie au travail des soignants.
Cette transformation n’est pas neutre : elle suppose un accompagnement fin, une posture managériale adaptée, et une vigilance éthique constante. Le cadre de santé se trouve au cœur de cette dynamique, en tant qu’acteur du sens, facilitateur de l’appropriation, et garant de la cohérence organisationnelle.
En somme, l’IA ne doit pas être un simple outil en plus, mais un vecteur de réflexion sur ce qui fait la spécificité du soin. L’avenir de l’IA en santé ne se joue pas uniquement dans les laboratoires, mais dans les services, au contact des professionnels et des usagers. Une gouvernance partagée, éclairée par l’expérience de terrain, est la condition d’une innovation juste, utile et durable.
Bibliographie
- Autissier, I., Vandangeon-Derumez, I., & Vas, A. (2024). Conduite du changement : Concepts-clés: 60 ans de pratiques héritées des auteurs fondateurs. Dunod. https://doi.org/10.3917/dunod.autis.2024.01
- Bubien, Y., & Vuiblet, V. (2023). La révolution numérique de la santé. Esprit, 6, 77‑87. https://doi.org/10.3917/espri.2306.0077
- Création du C.C.N.E. du Numérique : Éveiller, animer et éclairer les réflexions individuelles et collectives sur les enjeux d’éthique du numérique | Comité Consultatif National d’Ethique. (s. d.). Consulté 2 mai 2025, à l’adresse https://www.ccne-ethique.fr/fr/publications/creation-du-ccne-du-numerique-eveiller-animer-et-eclairer-les-reflexions-individuelles
- Crozier, M., & Friedberg, E. (1996). L’ acteur et le systéme : Les contraintes de l’action collective. Éd. du Seuil.
- Eckenschwiller, M., Wodociag, S., & Mercier, S. (2022). La collaboration interprofessionnelle en management hospitalier : Compréhension des dynamiques et des principaux enjeux. Management & Avenir, 131(5), 15-38. https://doi.org/10.3917/mav.131.0015
- Habib, J., Béjean, M., & Dumond, J.-P. (2017). Appréhender les transformations organisationnelles de la santé numérique à partir des perceptions des acteurs. Systèmes d’Information & Management, 22(1), 39-69. https://doi.org/10.3917/sim.171.0039
- Hallée, Y., & Garneau, J. M. É. (2019). L’abduction comme mode d’inférence et méthode de recherche : De l’origine à aujourd’hui. Recherches qualitatives, 38(1), 124. https://doi.org/10.7202/1059651ar
- Le Cun, Y., & Brizard, C. (2019). Quand la machine apprend : La révolution des neurones artificiels et de l’apprentissage profond. Odile Jacob.
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- Règlement (UE) 2024/1689 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle et modifiant les règlements (CE) n° 300/2008, (UE) n° 167/2013, (UE) n° 168/2013, (UE) 2018/858, (UE) 2018/1139 et (UE) 2019/2144 et les directives 2014/90/UE, (UE) 2016/797 et (UE) 2020/1828 (règlement sur l’intelligence artificielle) (Texte présentant de l’intérêt pour l’EEE) (2024). http://data.europa.eu/eli/reg/2024/1689/oj/fra
- Vandangeon-Derumez, I. (2019). XIX. Herbert A. Simon – Les limites de la rationalité : Contraintes et défis. In Les Grands Auteurs en Management (p. 296‑313). EMS Éditions. https://doi.org/10.3917/ems.charr.2017.01.0296
- Weber, M. (1971). Economie et Société: Vol. Tome 1 (Plon). https://www.livre-rare-book.com/book/5472496/RO40183597
Crédits
Cet article est issu d’un mémoire de recherche réalisé en 2025 dans le cadre d’un double cursus : le Master 2 Management et Administration des Entreprises (MAE) – Management des Organisations de Santé (MOS) de l’IAE de Nantes, et la formation au diplôme de cadre de santé à l’IFCS de Nantes, sous la direction d’Aurélie Girard, Enseignante-Chercheuse en Management des Systèmes d’Information au LEMNA.
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