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Charles Ngando Black
(cngando@msn.com) - (Pas d'affiliation)Mostapha ZOUGGAR
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Une équipe IA avait été montée avec soin. Référent désigné, formation ciblée, projet pilote structuré. Huit mois plus tard, le référent a changé de poste, l’outil a été dépriorisé, et les compétences, pourtant acquises, se sont évaporées. Ce n’est pas un échec technologique. C’est un échec de transmission.
Ce type de scénario est de moins en moins marginal. L’IA s’installe vite, les trajectoires professionnelles s’accélèrent, et les organisations peinent à créer les conditions d’une continuité. À force de penser les compétences comme des unités mesurables, à stocker et à répartir, on oublie qu’elles sont d’abord relationnelles, ancrées dans des contextes, évolutives – et donc éminemment fragiles si on ne les entretient pas dans la durée.
Les compétences sont des entités vivantes, pas des artefacts statiques. Elles se développent dans des contextes spécifiques, s’enracinent dans des communautés de pratique, et se nourrissent d’échanges constants. Cette dimension organique est trop souvent occultée par une approche managériale qui cherche d’abord à quantifier, à catégoriser, à inventorier – comme si le savoir était une ressource inerte.
Trois tensions convergent : la volatilité des parcours, la vitesse des innovations, et l’inertie des dispositifs RH. L’enjeu n’est plus seulement d’évaluer ou de former, mais de répondre à une question structurante : comment conserver ce qui s’apprend, quand ce qui change dépasse ce qui dure ?
Cette question fondamentale invite à repenser non seulement nos outils, mais nos paradigmes. Ce qui se joue n’est rien de moins qu’une reconceptualisation de la valeur immatérielle dans les organisations : si les compétences ne peuvent plus être « possédées » de façon pérenne, alors c’est toute la pensée stratégique qui doit être réinventée autour de la circulation plutôt que de la rétention.
Cet article ne propose pas de solutions figées. Il invite à reconfigurer le regard : la compétence ne se conserve pas comme un bien, elle se régénère comme une dynamique. Il s’agira alors moins de retenir les personnes, que de faire en sorte que les savoirs circulent, s’ancrent, et puissent toujours revenir – même quand ceux qui les portent s’en vont.
Une tension à plusieurs vitesses
Les organisations sont désormais prises dans une triple instabilité qui rend la gestion des compétences aussi urgente qu’incertaine : les trajectoires individuelles s’accélèrent, les technologies évoluent à un rythme soutenu, et les dispositifs internes de pilotage peinent à suivre.
Des parcours professionnels de plus en plus discontinus
La linéarité des carrières a cédé la place à des trajectoires en mosaïque : mobilités fréquentes, reconversions, passages entre secteurs ou statuts. Ce mouvement, souvent valorisé pour sa richesse, fragilise cependant la capacité des organisations à capitaliser sur les compétences développées. Un collaborateur formé à une technologie clé peut quitter l’entreprise quelques mois plus tard, sans qu’aucun mécanisme n’ait permis de formaliser, transmettre ou stabiliser ce qu’il avait appris.
Les chiffres illustrent cette accélération : selon diverses études, la durée moyenne d’occupation d’un poste est passée de 6-7 ans dans les années 1990 à moins de 3 ans aujourd’hui dans certains secteurs technologiques. Dans les métiers du numérique, cette durée peut même descendre sous les 18 mois. Ce n’est pas seulement la durée qui change, mais la nature même des transitions : elles sont plus fréquentes, plus radicales (changements de secteur, de fonction, de statut), et plus souvent initiées par les collaborateurs eux-mêmes que par l’organisation.
Cette « nomadisation » des parcours s’accompagne d’une individualisation des stratégies de développement professionnel. Les collaborateurs construisent leur employabilité non plus en fonction d’une logique organisationnelle, mais selon leurs aspirations et opportunités. Chaque individu devient gestionnaire de son propre « portefeuille de compétences », qu’il enrichit et valorise au fil des expériences.
Ce phénomène n’est pas marginal : il est structurel. L’époque du « talent à vie » a laissé place à celle de la « valeur en mouvement ». Dans ce contexte, une organisation qui ne pense pas la transmissibilité et la trace des compétences se condamne à recommencer en permanence ce qu’elle aurait pu consolider.
Une instabilité technologique permanente
L’IA, dans ses formes classiques comme génératives, en est un révélateur brutal. Les compétences associées à certains outils ou frameworks peuvent devenir obsolètes en quelques mois. De nouveaux usages apparaissent sans cadre, portés par des acteurs pionniers ; puis ils s’éteignent, remplacés par d’autres, sans que la mémoire de l’expérience acquise ne soit capitalisée.
Le cycle d’adoption technologique s’est considérablement compressé. Là où l’intégration d’un nouvel outil ou processus prenait autrefois des années, permettant une appropriation progressive et une sédimentation des savoirs, elle se fait désormais en quelques trimestres. Les modèles d’IA générative illustrent parfaitement cette accélération : entre l’émergence des premiers modèles grand public fin 2022 et leur généralisation dans les pratiques professionnelles, à peine plus d’un an s’est écoulé. Cette compression temporelle ne laisse pas le temps aux organisations de formaliser des procédures, de stabiliser des référentiels, ou de diffuser méthodiquement les nouvelles compétences.
Plus encore, l’IA brouille les frontières entre les compétences établies. Elle ne remplace pas simplement des tâches existantes, elle reconfigure des écosystèmes entiers de savoirs. L’analyste de données voit son métier transformé non par substitution, mais par hybridation. Ce n’est pas seulement une compétence qui devient obsolète, c’est tout un agencement de pratiques qui se réinvente, créant des zones d’incertitude où les anciens repères ne fonctionnent plus.
Cette dynamique crée un paradoxe : former plus ne garantit pas de savoir mieux. Car si l’environnement technologique mute plus vite que les référentiels, les actions de formation deviennent périssables dès leur conception.
Des dispositifs RH conçus pour la stabilité
Or, face à cette double instabilité (humaine et technologique), les modèles internes restent souvent figés. Référentiels trop normés, cartographies décontextualisées, plans de formation annuels… L’inertie structurelle des dispositifs empêche une adaptation en temps réel aux mouvements de l’organisation.
Les systèmes traditionnels de gestion des compétences reposent sur des postulats de stabilité qui ne correspondent plus à la réalité : ils présupposent que les compétences peuvent être définies de manière figée, qu’elles s’acquièrent selon des parcours linéaires et prévisibles, et qu’elles sont principalement développées à l’intérieur des frontières de l’organisation. Ces trois postulats sont aujourd’hui mis en échec.
Paradoxalement, plus l’environnement devient instable, plus les organisations ont tendance à rigidifier leurs cadres de pilotage, comme si la standardisation pouvait compenser l’incertitude. Cette tendance se manifeste dans la multiplication des référentiels de compétences toujours plus détaillés, des matrices d’évaluation de plus en plus complexes, et des parcours formatifs de plus en plus normés. Or, cette standardisation croissante produit l’effet inverse de celui recherché : au lieu de faciliter l’adaptation, elle la freine en créant des cadres trop rigides pour saisir la fluidité des pratiques réelles.
On continue de traiter la compétence comme un stock qu’on remplit, alors qu’elle fonctionne désormais comme un flux qu’il faut canaliser, nourrir et relier. Cette tension entre la plasticité du monde réel et la rigidité des systèmes internes est au cœur de la crise actuelle du pilotage des compétences.
Repenser les fondations du pilotage des compétences
Si les organisations veulent résister à l’érosion accélérée des compétences, elles doivent transformer leurs fondations : non pas en réinventant la roue, mais en redéfinissant la fonction stratégique des outils qu’elles mobilisent – cartographie, formation, transmission. Il ne suffit plus d’identifier ou de mesurer : il faut créer les conditions d’un pilotage vivant, orienté vers la réactivation, la régénération, le lien.
Cartographier pour transmettre, pas seulement visualiser
La cartographie des compétences est aujourd’hui souvent pensée comme un état des lieux. Elle renseigne ce qui est là – mais rarement ce qui peut circuler, se transmettre, se croiser. Or, dans un environnement instable, une compétence ne vaut pas seulement pour ce qu’elle produit, mais pour ce qu’elle peut faire apprendre.
Cette vision statique de la cartographie résulte d’un héritage gestionnaire qui privilégie l’inventaire sur la dynamique. Les outils classiques produisent des « photographies » de compétences – utiles pour l’allocation de ressources à court terme, mais peu efficaces pour anticiper ou faciliter les circulations de savoirs. Ils documentent « ce qui est » plutôt que « ce qui pourrait être » ou « ce qui a été ».
Une cartographie véritablement stratégique devrait révéler non seulement les compétences disponibles, mais aussi :
- Leur degré de fragilité (concentrées sur peu d’acteurs ou largement distribuées)
- Leur potentiel de transfert (facilement transmissibles ou fortement dépendantes du contexte)
- Leur dynamique temporelle (en émergence, en maturité, en déclin)
- Leurs interconnexions (compétences qui se renforcent mutuellement)
- Leurs voies d’accès (par quels chemins d’apprentissage on y parvient)
Il s’agit alors de mobiliser la cartographie comme un levier de transmission. Identifier des expertises rares doit conduire à organiser leur partage – à travers des binômes de transition, du mentoring inversé, des communautés d’entraide apprenantes. Un référent IA qui part ne doit pas seulement être remplacé : son expérience doit être transmise, formalisée, réutilisable.
Des organisations pionnières expérimentent déjà ces approches dynamiques. Certaines développent des « cartographies conversationnelles », construites non pas à partir de référentiels abstraits, mais à travers des échanges structurés entre experts et apprenants. D’autres mettent en place des « trajets d’apprentissage » qui documentent non pas des compétences isolées, mais des parcours de progression reliés à des situations concrètes. D’autres encore intègrent dans leurs cartographies des indicateurs de « vitalité » qui mesurent la capacité d’une compétence à se diffuser et à se renouveler.
La carte devient alors un support d’orchestration, pas seulement une photographie.
Transformer la formation : de l’événement à l’environnement
La formation « ponctuelle » – deux jours pour tout comprendre à l’IA – ne répond plus aux enjeux. Trop lente à déployer, trop rigide à actualiser, trop déconnectée des situations de travail, elle laisse les organisations vulnérables face à la volatilité des usages.
Ce modèle « événementiel » de la formation reste pourtant dominant. Il repose sur l’idée qu’apprendre est un acte isolable, planifiable, qui se déroule hors du flux de l’activité. Cette vision s’avère de moins en moins pertinente dans un contexte où les compétences évoluent constamment et où les situations d’apprentissage les plus riches se produisent souvent dans l’action, face à des problèmes inédits.
La formation doit être repensée comme un écosystème permanent plutôt que comme une suite d’interventions ponctuelles. Cela implique de :
- Intégrer l’apprentissage dans le travail : créer des espaces de réflexivité, de documentation et d’échange intégrés aux processus quotidiens (retours d’expérience systématiques, moments dédiés à la formalisation des apprentissages, etc.)
- Diversifier les modalités d’accès au savoir : proposer une variété de formats (courts, longs, synchrones, asynchrones) qui répondent à différents besoins et différentes disponibilités
- Rendre visible les parcours d’apprentissage : documenter et valoriser les chemins par lesquels les individus et les équipes développent leurs compétences, afin de les rendre reproduisibles
- Cultiver les communautés de pratique : soutenir les groupes informels qui partagent un intérêt commun pour un domaine et qui apprennent collectivement à travers leurs interactions régulières
Le pilotage des compétences doit intégrer une logique environnementale : des formats courts, activables à la demande, intégrés dans les temps collectifs. Cela suppose de penser la formation comme un continuum :
- capsules internes (exemples de cas d’usage, erreurs à éviter),
- micro-événements thématiques animés par les pairs,
- coaching ciblé pour les rôles en transformation.
Ce modèle transforme l’organisation elle-même en écosystème apprenant – moins dépendant de la planification, plus réactif aux signaux faibles du terrain.
Une organisation apprenante, ouverte et mémorielle
Face à la volatilité des savoirs, au renouvellement accéléré des outils et à la circulation constante des talents, les organisations ne peuvent plus penser la compétence comme un capital à sécuriser en interne. Elles doivent apprendre à orchestrer un écosystème de compétences, fait de contributions internes, de ressources externes et de mémoires partagées.
Orchestrer plutôt que posséder
Pendant longtemps, la stabilité des compétences reposait sur un postulat implicite : ce que l’on sait, on le garde. Mais dans un monde où les frontières entre interne et externe s’effacent, où les freelances, les partenaires, les communautés ouvertes contribuent à la valeur, ce modèle devient contre-productif.
Cette évolution vers un modèle d’organisation plus ouvert et plus fluide bouleverse les conceptions traditionnelles de la souveraineté organisationnelle. L’avantage compétitif ne réside plus dans la détention exclusive de compétences, mais dans la capacité à les activer rapidement, à les combiner de façon originale, et à les faire évoluer en permanence.
Cette nouvelle approche implique un changement profond dans la culture managériale. Les dirigeants doivent apprendre à valoriser non plus seulement la maîtrise technique, mais aussi les compétences de connexion, de traduction, de facilitation – celles qui permettent de faire dialoguer des savoirs hétérogènes et de les intégrer dans une vision cohérente.
Concrètement, cela suppose de développer de nouvelles pratiques :
- Cartographier l’écosystème étendu : identifier non seulement les compétences internes, mais aussi les zones de complémentarité avec des partenaires, des prestataires, des communautés
- Créer des interfaces fluides : faciliter la collaboration entre internes et externes à travers des processus, des outils et des espaces adaptés
- Valoriser la médiation : reconnaître et développer les rôles qui facilitent la circulation des savoirs entre différentes sphères (traducteurs, facilitateurs, connecteurs)
- Adopter une gouvernance ouverte : intégrer des acteurs externes dans certaines décisions stratégiques sur les compétences à développer ou à acquérir
Ce n’est plus la propriété des compétences qui compte, mais la capacité à y accéder, à les activer, à les mobiliser au bon moment. Cela suppose :
- d’identifier les ressources internes activables (sans les figer dans un organigramme),
- d’ouvrir des connexions fluides avec l’externe (experts, labs, plateformes de compétences),
- et de développer une fonction d’orchestration : celle qui sait relier, mettre en mouvement, capitaliser.
Ce changement de posture ne fragilise pas la souveraineté organisationnelle : il la réinvente autour d’un nouveau pouvoir – celui de faire converger des savoirs multiples, dans des temporalités agiles.
Mais cette capacité à orchestrer ne relève pas uniquement d’un savoir-faire individuel ou d’une posture managériale éclairée. Elle engage directement ce que l’on peut appeler la compétence organisationnelle.
Il ne s’agit plus simplement de rassembler des talents ou de valoriser les expertises présentes, mais de développer une capacité structurelle à organiser la circulation, la mise en mémoire, la réactivation et l’enrichissement des savoirs, même en contexte de grande instabilité.
Une organisation compétente, dans ce sens, est celle qui sait apprendre d’elle-même, maintenir vivant ce qu’elle a appris, et créer les conditions pour que le savoir ne disparaisse pas avec les personnes. C’est une forme exigeante de responsabilité collective – non pas seulement former ou recruter, mais cultiver un écosystème durable de compétence en mouvement.
Faire de la mémoire un actif stratégique
Dans beaucoup d’organisations, les savoirs partent avec ceux qui les détiennent. La mémoire collective est fragmentée, implicite, fragile. Pourtant, ce que l’on appelle « capital immatériel » repose d’abord sur cette capacité à se souvenir – non pas pour figer les savoirs dans le passé, mais pour transmettre, réinterpréter, enrichir.
Cette fragilité mémorielle résulte souvent d’une culture de l’urgence qui privilégie l’action immédiate sur la réflexion et la capitalisation. Les équipes passent d’un projet à un autre sans prendre le temps de formaliser ce qu’elles ont appris. Les succès comme les échecs restent des expériences vécues mais non documentées, des ressources potentielles qui demeurent inexploitées.
L’enjeu n’est pas simplement technique ou procédural : il est culturel. Une organisation qui ne valorise pas l’acte de transmission, qui ne reconnaît pas le temps consacré à la formalisation des savoirs, qui ne célèbre pas les contributions au bien commun, ne parviendra pas à construire une mémoire robuste, quelle que soit la sophistication de ses outils.
Pourtant, la construction d’une mémoire organisationnelle est devenue un avantage compétitif majeur :
- Elle réduit les coûts d’apprentissage : en évitant de réinventer ce qui a déjà été découvert
- Elle accélère l’innovation : en permettant de s’appuyer sur des expériences passées pour explorer de nouvelles directions
- Elle renforce la résilience : en maintenant accessibles des savoirs qui peuvent redevenir cruciaux dans des contextes changeants
- Elle consolide l’identité : en créant une continuité dans l’expérience collective malgré le renouvellement des personnes
Aujourd’hui, les outils existent pour augmenter la mémoire organisationnelle :
- des capsules enregistrées par les porteurs de projets (erreurs, arbitrages, intuitions),
- des parcours balisés retraçant la montée en compétence sur un cas d’usage,
- des « jumeaux numériques de compétences », capables de documenter les gestes métier ou les décisions clefs.
Ces dispositifs sont d’autant plus puissants qu’ils sont intégrés dans les flux de travail et connectés aux moments clés de l’expérience collective : transitions de rôle, lancements ou clôtures de projets, résolutions de crises. La mémoire doit être activée au moment où elle est la plus pertinente, pas seulement stockée pour un usage hypothétique futur.
Mais aucun outil ne remplace la culture. Une mémoire ne se décrète pas : elle se cultive dans l’échange, elle se formalise dans l’usage, elle se renforce dans la reconnaissance.
C’est là le cœur de l’organisation apprenante : non pas l’accumulation, mais la régénération continue – par la circulation, la réflexivité, et la capacité à accueillir l’imprévu.
Organiser le mouvement plutôt que retenir l’inertie
À l’ère de l’IA et de la transformation continue, les compétences ne se stockent plus : elles circulent, s’actualisent, s’érodent, se réinventent. Les organisations qui veulent « conserver » leurs compétences doivent en réalité apprendre à les mettre en mouvement – dans le temps, dans les équipes, dans les pratiques.
Cette évolution marque une rupture profonde avec le paradigme industriel qui a longtemps dominé la gestion des ressources humaines. Dans ce paradigme, les compétences étaient conçues comme des attributs stables, attachés à des postes clairement définis, dans des organisations aux frontières nettes. La stabilité était la norme, le changement l’exception.
Nous entrons aujourd’hui dans un paradigme post-industriel, où la compétence est fondamentalement dynamique, contextuelle, collective. Elle émerge des interactions plutôt que de résider dans les individus isolés. Elle se révèle dans la capacité à résoudre des problèmes inédits plutôt que dans l’application de procédures établies. Elle se développe dans des réseaux ouverts plutôt que dans des structures hiérarchiques fermées.
Cette transformation appelle un renouvellement profond des pratiques managériales. Il ne s’agit plus seulement d’adapter les outils existants, mais de repenser les fondamentaux :
- Du recensement à l’activation : au-delà de l’inventaire des compétences disponibles, le management doit se concentrer sur les conditions qui permettent leur expression et leur développement
- De l’individualisation à l’écologie des savoirs : au-delà des parcours individuels, il faut penser les interdépendances, les communautés, les écosystèmes qui font vivre les compétences
- De la mesure à la narration : au-delà des indicateurs et des référentiels, il faut valoriser les récits qui donnent sens aux apprentissages et qui inspirent de nouvelles explorations
- De la maîtrise à la curiosité : au-delà de l’expertise technique, il faut cultiver l’ouverture, l’adaptabilité, la capacité à questionner ses propres certitudes
Cela suppose de changer de posture : ne plus seulement chercher à retenir les talents, mais à créer les conditions de leur transmission, de leur retour, de leur réactivation. Ne plus évaluer uniquement ce que les collaborateurs savent faire, mais comment ils le partagent, le transmettent, l’enrichissent. Et ne plus penser la compétence comme une cible statique, mais comme un flux à réguler, un lien à entretenir, un actif vivant.
L’enjeu, au fond, n’est pas la fidélité dans le temps, mais la fertilité des allers-retours. Un collaborateur peut partir, un usage peut évoluer, une expertise peut se démoder. Mais si l’organisation sait garder la trace, transmettre l’intention, accueillir le retour, alors la compétence ne disparaît jamais totalement : elle devient un bien commun, renouvelable.
Dans cette perspective, l’IA n’est pas seulement un facteur de disruption des compétences existantes. Elle peut devenir un allié puissant dans cette reconception du pilotage des compétences : en facilitant la documentation des savoirs tacites, en rendant plus accessibles des corpus de connaissances, en connectant des expertises complémentaires, en identifiant des signaux faibles d’émergence ou d’obsolescence, elle peut contribuer à cette mise en mouvement des compétences que nous avons décrite.
À condition, bien sûr, que nous sachions l’intégrer non comme une solution miracle qui rendrait l’apprentissage humain obsolète, mais comme un amplificateur de notre capacité collective à apprendre, à transmettre, à réinventer. Car in fine, c’est bien cette capacité qui restera le fondement de toute résilience organisationnelle dans un monde d’incertitude permanente.
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