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Romain Zerbib
(romainzerbib@yahoo.fr) - ICD Business SchoolLouis-David Benyayer
(lbenyayer@escpeurope.eu) - ESCP Business School
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« Google construira des villes et des aéroports. » (Larry Page, cofondateur de Google, 2014)
Les acteurs numériques exercent deux types de pression
Aujourd’hui, la concurrence entre acteurs historiques demeure vive. General Motors, Toyota et Renault s’affrontent férocement pour le leadership automobile. À cette couche de concurrence s’ajoutent deux nouvelles qui font peser une pression supplémentaire.
L’une est exercée par de nouveaux entrants qui utilisent le numérique et les données soit pour prendre une position d’intermédiation, soit pour proposer de nouvelles offres et de nouveaux modèles d’affaires (Booking.com et Airbnb dans l’hôtellerie, Uber dans la mobilité).
L’autre est exercée par les moteurs de recherche (Google, Baidu) qui agissent directement en développant des solutions de comparaisons multimodales (par exemple la solution Coord développée par Google pour unifier les différentes solutions de transport) et indirectement en finançant certains des nouveaux entrants (Google est actionnaire d’Uber et de Lyft). Ils jouent à cet égard un rôle de catalyseur en rendant la concurrence plus visible et en ouvrant l’éventail des possibles pour les clients.
La donnée, un outil pour modifier le territoire concurrentiel
Les nouveaux entrants numériques fournissent des services qui génèrent en continu des données massives. C’est ce qui les différencie des acteurs historiques : ils sont « data natives ». Ces données constituent une ressource qu’ils exploitent de trois façons pour construire leur avantage : proposer une expérience différenciante et très performante, intégrer des étapes amont dans la chaîne de valeur et conquérir les industries limitrophes sans se soucier des frontières sectorielles.
Ces données leur permettent tout d’abord d’offrir une expérience ou un niveau de service jugé supérieur. L’algorithme de recherche d’Amazon, qui s’appuie sur les données des utilisateurs, leur permet de trouver rapidement le produit qu’ils cherchent. L’algorithme de recommandation, qui s’appuie sur les mêmes données, permet par ailleurs de trouver ce qu’ils ne cherchaient pas, mais serait néanmoins susceptible de leur convenir. En outre, les données d’utilisation de la plate-forme permettent à Amazon d’ajuster très finement sa logistique dans le but de réduire le temps de livraison.
Second atout : les données permettent à ces plates-formes de se positionner en amont de la chaîne de valeur, au travers d’une stratégie d’intégration verticale. Netflix, qui s’est tout d’abord établi comme un distributeur de films et de séries, aura investi 8 milliards d’euros en 2018 dans la production de contenus originaux. Citymapper, une application de calcul d’itinéraire de transport en commun, a récemment obtenu une licence pour exploiter un service de taxi à Londres, après avoir géré une ligne de bus dans la même ville. Ce sont les données des utilisateurs de Netflix qui lui permettent de nourrir les scénarios de ses productions, et ce sont les données des utilisateurs de Citymapper qui lui permettent de réorganiser des transports publics.
Enfin, et c’est probablement la stratégie qui est la plus difficile à contrer, les acteurs numériques utilisent les données qu’ils collectent dans une industrie pour prendre une position dans une autre, avec toujours comme objectif d’améliorer le service rendu à l’utilisateur. Par exemple, Amazon a développé des solutions de paiement et s’est associé avec des plates-formes de financement participatif pour aider les vendeurs de sa place de marché à financer leur fonds de roulement. Plus récemment, l’offre publicitaire du distributeur s’est étoffée, et représente en 2017 4 milliards de dollars de revenus.
En étant caricatural, nous pourrions conclure que l’activité de distribution devient ici marginale, ou alors un moyen de bâtir des revenus sur des activités connexes dédiées à d’autres clients d’Amazon, à l’instar de ses fournisseurs par exemple.
Ici, les nouveaux acteurs déplacent le territoire concurrentiel d’au moins deux façons : du produit vers l’usage (la voiture vs la mobilité, le produit vs la livraison), et d’un secteur à un autre (la distribution vs la banque). Difficile de contrer de tels mouvements qui se combinent et se renforcent.
Les acteurs historiques acquièrent de nouvelles compétences
Les nouveaux entrants déplacent les critères de valeur et en formulent de nouveau. Les vainqueurs parviennent à capter rapidement des volumes de transaction importants. Face à ces menaces, les acteurs historiques ont agi pour défendre leur position.
Une première réaction consiste à se positionner sur le même service que les nouveaux entrants. Par exemple, presque tous les fabricants automobiles ont développé (en interne ou par acquisition) des services de mobilité. Toyota a récemment investi un milliard de dollars dans Grab, l’équivalent d’Uber en Asie du Sud Est. Daimler a pour sa part acheté Chauffeur privé, une plate-forme de VTC. General Motors s’est engagé dans un partenariat avec Lyft, qui devient un canal de distribution de ses voitures. Renault a de son côté adopté une stratégie différente en réalisant des acquisitions de solutions logicielles utilisées par les plates-formes de mobilité (iCabbi et Yuso).
Ces initiatives sont encore trop récentes pour que l’on puisse déterminer leur efficacité. Cependant, Accor, qui avait souhaité se positionner comme concurrent de Booking en ouvrant sa plate-forme de réservation à tous les hôtels qui le souhaitaient, a récemment annoncé avoir fermé sa plate-forme aux hôtels indépendants. Devenir une plate-forme ne va pas de soi…
Au-delà des stratégies fondées sur le service en tant que tel, certains acteurs tentent d’acquérir une source exclusive de données, souvent dans le cadre d’une approche coopétitive. Audi, BMW et Mercedes ont ainsi acquis Here, un service de cartographie et de navigation collaborative, pour s’affranchir de leur dépendance vis-à-vis de Google Maps et de Waze (également détenu par Google). SNCF, BlaBlaCar, Transdev et la RATP ont quant à eux annoncé leur intention de mutualiser leurs données afin de créer une offre de service multimodale qui, pour l’instant, ne s’est pas encore matérialisée.
Trois questions stratégiques sont à l’agenda
Le fait que les données deviennent progressivement le centre de gravité des nouveaux modèle d’affaires pose au moins trois problématiques stratégiques : l’allocation de ressources entre des modèles différents ; l’appropriation des ressources et compétences associées aux données ; la construction d’un positionnement singulier et à forte valeur reposant sur des compétences non numériques.
Premièrement, dans cette transformation, les acteurs historiques sont amenés à gérer plusieurs modèles économiques aux logiques et exigences différentes (un modèle produit vs un modèle service/usage par exemple). Comment organiser l’allocation des ressources entre ces modèles ? L’un cannibalise-t-il l’autre ? Est-ce un problème ? Quelle structure adopter ? Est-il préférable de séparer les activités pour préserver leur singularité ? Comment assurer le bon niveau de synergie et de complémentarité ?
Deuxièmement, si les données deviennent une ressource clé, comment procéder pour y avoir accès et comment se doter des compétences pour les valoriser au mieux ? Est-il préférable de développer des systèmes qui ont vocation à générer des flux de données, ou bien faut-il nouer des partenariats stratégiques avec des acteurs qui y ont accès ? Est-il plus judicieux de développer des compétences internes ou de procéder à des acquisitions pour les incorporer ?
Troisièmement, au-delà des données, quelles sont les ressources et compétences distinctives pour construire un positionnement singulier et à forte valeur, sans singer les forces des acteurs numériques, et sans s’enliser sur leur terrain. Les acteurs numériques ont effectivement des arguments pour se positionner dans la voiture connectée et sans conducteur. Mais une voiture sans conducteur reste une voiture, et la capacité à les produire en masse dans une enveloppe de coût acceptable pour les consommateurs et à un niveau de qualité et de sécurité conforme aux exigences réglementaires demeure une capacité détenue par les fabricants.
La bataille n’est donc pas terminée, elle ne fait que commencer.
Crédits
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.