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L’objet ludique dans les organisations : imbrication de l’objet frontière et du jeu sérieux

  • Résumé
    L’objet frontière est souvent un point de tension centrale dans les organisations. Repenser l’objet frontière devient nécessaire pour dépasser le « fait accompli » induit par l’objet frontière lui-même, notamment en termes de pouvoir et d’organisation. Pour y répondre nous avons expliqué en quoi les caractéristiques du jeu sérieux permettent d’aller au-delà de l’objet frontière. En l’occurrence la fonction la sécurité ludique et les feedbacks éducatifs des jeux sérieux. Nous proposons à ce titre un nouveau concept : L’objet ludique.
    Citation : Kingston, J. (Fév 2024). L’objet ludique dans les organisations : imbrication de l’objet frontière et du jeu sérieux. Management et Datascience, 8(1). https://doi.org/10.36863/mds.a.27541.
    L'auteur : 
    • John Kingston
       (john.kingston@polytech.univ-nantes.fr) - LEMNA
    Copyright : © 2024 l'auteur. Publication sous licence Creative Commons CC BY-ND.
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    Texte complet

    L’objet frontière est souvent un point de tension centrale

    L’objet frontière (OF) est un artefact qui satisfait des besoins de compréhension et des coopérations minimales de parties prenantes. Véritable point de rencontre, l’OF peut être perçu comme favorisant la qualité des relations entre parties prenantes. L’OF favorise ainsi une interprétation plastique et la coordination des efforts (Star, Griesemer, 1989, p 393). A contrario, l’OF peut être un nœud où se cristallise des tensions naissantes ou préexistantes. Star et Griesemer parlent de « tension centrale » (Star, Griesemer, 1989, p 387). À titre d’exemple, l’élaboration d’un planning entre différents silos d’une organisation, en tant qu’OF, peut faciliter les échanges ou au contraire mettre en lumière des désaccords

    Repenser l’objet frontière

    La présente proposition conceptuelle suggère un design de rupture des OF. En effet, durant sa description initiale l’OF se résume principalement à une taxonomie. On trouve des OF de type « repositories » (répertoires, archives…), « ideal type » (diagrammes, cartographies…), « coincident boundaries » (interfaces…), « standardized forms » (formulaires…) (Star, Griesemer, 1989 p 410–11). Cette taxonomie fut déclinée par la suite en une hiérarchie de cheminements d’informations entre silos. Ces niveaux de passage de divers savoirs dépendraient du niveau de nouveauté des messages en mouvement. Carlile nomme ces passages de savoirs, respectivement « transfert, translation et transformation » (Carlile, 2004, p. 3). Par exemple, un simple passage de coordonnées de clients entre deux départements d’une entreprise serait un transfert. Dans cette perspective, nous suggérons qu’un OF qui implique une transformation organisationnelle avec un niveau d’originalité élevée deviendra plus probablement un point d’expression d’une tension centrale.

    Le « fait accompli » suggéré par l’objet frontière

    L’OF serait alors un artefact dont la conception ne favoriserait pas une gestion satisfaisante des tensions. Une raison de crispations serait une situation perçue de « fait accompli ». À titre d’exemple, Bechky suggère que le savoir tacite peut être une barrière au transfert de savoir. En effet, le transfert explicité serait souvent codifié dans son langage d’origine (Bechky, 2003, p. 327). À cela s’ajouterait le fait que des individus ne soient pas nécessairement capables d’articuler le « comment faire » d’une action même s’ils le voulaient (Bechky, 2003, p. 312-313). Bechky, citant Carlile, suggère que les objets, les modèles et les cartes sont les OF les plus efficaces aux frontières dites « pragmatiques » (niveau de nouveauté informationnelle élevée). À ce niveau de nouveauté, ils faciliteraient la transformation des connaissances (Bechky, 2003, p. 326). Mais les frontières entre silos ne se résument pas à des relations pragmatiques apaisées.

    Les objets frontières induisent pouvoir et organisation

    Le fait accompli de certains OF peut parfois être positivement perçu (Fox, 2011, p 80). Souvent cependant les parties prenantes concernées peuvent être inhibées (Carlile, 2002, p 451, Fox, 2011, p 74,). Elles peuvent même réagir négativement (Fox, 2011, p 82). Une explication des effets inhibant et négatifs des OF aurait trait à la signification associée à l’OF (id., p 80). De fait, pour comprendre certaines réactions associées aux OF, les implications véhiculées par l’OF nécessitent d’être pris en compte (ib., p 82). Par exemple, un OF liée à une nouvelle technologie considérée comme offensante pour une profession (ib. p 81), incompréhensible (Carlile, 2002, p 451, Fox 2011, p 81) ou couteuse pourrait entrainer un rejet de l’usage de l’OF en question. La structuration taxonomique ou par niveaux d’un OF est donc insuffisante. Celle-ci laisse en retrait des significations organisationnelles et sociologiques portées par l’OF (Fox, 2011, p 82).

    Le jeu sérieux en tant que modus operandi apaisé

    Selon le game designer Raph Koster, les jeux sont des apprentissages, ils favorisent l’objectivation, la quantification, le classement et l’action (Koster, 2013, p. 88). Rappelons ici que ce qui sépare souvent un jeu de la réalité, ce sont les enjeux. Le jeu se déclenche après une annonce, telle que « en garde » ou au son du sifflet d’un arbitre, signaux qui garantissent notamment la sécurité durant un jeu. Le jeu se déroule en effet, lorsqu’un sentiment de sécurité est établi – souvent par le biais d’un décorum ludique. La théorie du fun, comme l’explique Koster, en atteste (Koster, 2013, p. 34) et la notion de « rejouer » illustre cette idée. De plus, les jeux sérieux (JS) tels que les jeux de simulation militaire de type kriegsspiel (Wintjes, 2015, p. 15) sont, comme tous les jeux, des espaces de sécurité où il est permis de réessayer sans conséquences létales.

    Jouer c’est avoir le droit de rejouer

    Dans ce cadre de l’erreur autorisée et même sanctuarisée, il est possible d’imaginer, tentative après tentative, que le joueur ou l’équipe progresse dans la maîtrise d’un nouveau type de jeu organisationnel (une forme de JS). Non seulement le joueur progresse seul mais aussi par le biais d’une opposition dynamique et sécurisée, il peut se confronter à d’autres lors de multiples rencontres et de matchs et ainsi s’adapter à ses adversaires au fur et à mesure des rencontres.

    Les jeux sérieux socialement utiles peuvent être utiles aux organisations

    Notons que le rapport au groupe, à la hiérarchie et à la différence, font partie des axes d’amélioration suggérés pour les jeux en 2013 par Koster (Koster, 2013, p. 68). Jeux où l’état de fun serait une réaction du cerveau intégrant avec succès des patterns précédant la maîtrise d’une activité́ (Koster, 2013, p. 96). Un JS est cependant un type de jeu conçu à des fins autres que le simple divertissement. L’objectif principal d’un jeu sérieux est d’éduquer, de former, d’informer ou de sensibiliser ses utilisateurs, tout en utilisant des mécanismes ludiques pour rendre l’expérience engageante et interactive.

    La diversité des jeux sérieux suggère un énorme potentiel

    A titre d’exemple, les JS peuvent être utilisés dans le domaine éducatif pour enseigner des sujets variés, allant de l’histoire à la biologie ou la médecine ou aux mathématiques. Dans le secteur de la santé[3], de l’armée ou de l’aviation, par exemple, les jeux sérieux servent à simuler des situations réelles afin de former les professionnels à prendre des décisions critiques, les jeux favorisent ainsi l’enseignement par la casuistique (Seurrat de La Boulaye, 2016, p. 23). Ils peuvent également être utilisés pour sensibiliser à des enjeux sociaux, environnementaux, en plaçant les joueurs dans des situations qui les amènent à réfléchir à ces problématiques. On le voit par ces exemples, la couverture thématique des JS est vaste.

    Vers le concept de l’objet ludique

    Au vu des tensions relevées autour d’OF dans la littérature, on peut argumenter que des questions de pouvoir et d’organisation sont latentes dans les espaces entre les silos.  L’espace mondain du monde ludique décrit par Juul (Juul, 2008, p56) faisant écho au cercle magique de Huizinga (Juul, 2008, p. 61 ; Huizinga, 2017, p. 27, Éd. orig., 1938) peut contribuer à désamorcer ces tensions entre silos. En effet, si les OF et les JS sont conçus pour être flexibles et pour s’adapter à différents publics ou groupes d’utilisateurs et être suffisamment ouverts pour permettre des interprétations variées, les OF sont des artefacts qui simplifient et standardisent la relation inter-silos, rien de plus. Le design des JS est par contre, plus contraignant pour le joueur.

    L’objet ludique est un objet frontière proposant des feedbacks

    Ainsi, les JS comme les jeux sont fréquemment conçus pour permettre une affordance, au sens emprunté à Gibson (Gibson, 1977, p 127-138). Si, cette affordance conçue n’est pas sans rappeler les OF tels que les plans, les diagrammes, ou les cartographies, la comparaison entre OF et JS présente cependant certaines limites. En effet, les règles abstraites qui régissent les jeux dépassent souvent celles de simples questionnaires que l’on retrouve dans certains des OF de Star.  De plus, comme le suggère le game designer, Daniel Cook, les mécanismes de jeu sont des systèmes ou simulations qui facilitent et encouragent un utilisateur à explorer et à apprendre les propriétés de l’artefact grâce à l’utilisation de mécanismes de rétroaction. Non seulement l’interaction avec le jeu s’étale dans la durée, mais à mesure qu’on maîtrise les règles d’un jeu, celle-ci deviennent l’élément qui est appris et internalisé par les joueurs, parfois implicitement, parfois explicitement.

    L’objet ludique favorise le match à la place du face-à-face des objets frontières

    Là où l’OF favorise un simple face-à-face figé dans une relation souvent préétablie, comme par exemple pour les OF de type « coincident boundaries », le jeu sérieux pour sa part, facilite un match entre joueurs. L’attrait du match provient d’un équilibre de pouvoir nécessaire entre les joueurs et le jeu d’une part ou entre les adversaires pour que le jeu ait un intérêt. Cet équilibre assure une répartition égale du risque de perdre et, au-delà, l’opportunité d’apprendre des autres ou du jeu lui-même de façon explicite.

    Prenons l’exemple de l’objet frontière « AMDEC »

    Nous suggérons donc que dans un JS, les notions de pouvoir et d’organisation sont plus clairement exposées que dans un OF. Prenons l’exemple de l’OF que constitue l’analyse des modes de défaillance, de leurs effets et de leur criticité (AMDEC) (Carlile, 2002, p 451, Kingston, 2020, p 2), les parties prenantes peuvent utiliser cet OF avec des objectifs de compréhensions mutuelles et de résolution de problèmes (Bertram, 2009, p8). Les priorités de corrections des défauts sont souvent subjectives. En pareil cas, les parties prenantes de silos distincts peuvent s’opposer sur des priorités de défaillances ou de criticité, l’OF AMDEC devient alors un point de tension centrale. Gamifier l’AMDEC en pareil cas serait par exemple y ajouter des règles annoncées équilibrant les priorités des parties prenantes ou encore maximisant une typologie de défaillance. En pareil cas, un éventuel rôle de chef de projet, évoluerait vers un rôle plus arbitral.

    Premier élément de conclusion : l’objet ludique ne doit pas être une black box

    Si l’on s’intéresse à la genèse des quelques OF cités dans cet article, l’AMDEC fut inventé par l’armée américaine dans les années 1948-1950, les EDT et plannings ont évolué doucement (GANTT env. 1915, KANBAN env. 1950, PERT env. 1958, etc.). Cela dit, une fois adopté, l’usage des OF est durable. Si les JS avec, par exemple, la ludification de type kriegsspiel sont anciens, le nom de « jeu sérieux » date des années 70. Imaginer des objets ludiques adaptés aux besoins des organisations demandera du temps, ne serait-ce que parce qu’un jeu digital demande des ressources conséquentes (Kingston, 2020, p. 10). De plus, il nous semble erroné de croire que l’objet ludique puisse fonctionner comme certaines interfaces de programmation d’application (API), dont parfois des règles et du code restent invisibles. Au contraire, une des valeurs ajoutées d’un objet ludique est la transparence des enjeux de pouvoir et d’organisation.

    Deuxièmement : mettre à jour les règles du jeu pour faire émerger les savoirs

    En théorie des organisations, d’un point de vue épistémologique, il s’agit de faire passer les jeux politiques d’une organisation, de la machine à café ou du huis clos éventuel, à des règles de jeu plus transparentes, conditions indispensables à la conception d’un jeu sérieux et, subséquemment, d’un objet ludique. Au-delà de ce déplacement de pouvoir, la conception d’objets ludiques est une proposition audacieuse ; la coopération inter-silo n’est en effet pas simplement un commerce ou un échange de pouvoir, c’est potentiellement un lieu d’émergence de savoirs.

    Troisièmement : concevoir à la fois des règles du jeu et des garanties pour les joueurs

    En effet, les jeux sérieux ont un potentiel innovant lié à la nature complexe de ces objets, l’exemple du jeu sérieux Foldit est un exemple d’émergence de savoirs reconnus par la communauté scientifique (Khatib et al., 2011, p. 18949). Designer des objets ludiques revient à concevoir, d’une part, des règles de jeux évolutives et, d’autre part, des garanties renouvelées pour les joueurs dans les organisations, favorisant ainsi la victoire ludique de la meilleure solution du moment – jusqu’au match suivant… « À une frontière pragmatique, un objet-frontière efficace facilite un processus où les individus peuvent transformer conjointement leurs connaissances. Si des conséquences négatives sont identifiées, alors les individus impliqués doivent être en mesure d’altérer, de négocier ou de changer l’objet ou la représentation utilisée » (Carlile, 2002, p. 452).

     

    Bibliographie

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    Crédits

    Merci au laboratoire LEMNA, Laboratoire d’Economie et de Management de Nantes Atlantique et à Polytech Nantes, école d’ingénieurs de Nantes Université

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