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Les auteurs
Marc Bidan
(marc.bidan@univ-nantes.fr) - Université de NantesRémy Février
- Maître de Conférences HDR au Cnam
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Face à l’énormité du marché – estimé à 850 milliards de dollars – et à la complexité de la question, non seulement s’intéresser en amont aux « pas de côté » de l’informatique quantique n’est pas anodin mais c’est même – pour nous qui sommes ancrés et situés en management des données, des risques et de la décision – le cœur du problème. En effet, c’est justement en ce moment même qu’il faut poser les questions qui fâchent alors que cette technologie disruptive n’est déjà plus en phase buissonnante car les premiers travaux datent des années 1990 mais pas encore – et loin de là – en phase d’industrialisation et encore moins de maturité quand on sait que le premier petit processeur quantique est né à Yale en 2009 et ne comprenait que deux qubit !
Du « 0 ou 1 » au « 0 et 1 » pour évoquer la fulgurance quantique
Le calculateur ou l’ordinateur quantique peut être présenté comme une technologie qui mobilise les propriétés quantiques de la matière (superposition, intrication, etc.) et les caractéristiques de la mécanique quantique – celle qui postule que les particules peuvent interagir dans plusieurs états différents simultanément – pour effectuer des calculs soit trop lourds soit trop complexes pour un ordinateur conventionnel. La mécanique quantique vient de souffler ses 100 bougies, elle fait son apparition dans les années 1920 grâce notamment aux travaux de Max Planck et de Werner Heisenberg et elle impacte immédiatement notre perception de la physique atomique et subatomique.
Concrètement lorsqu’elle est appliquée à l’informatique c’est-à-dire aux « machines à calculer massivement» il est possible d’affirmer que l’approche quantique est révolutionnaire, l’une est arborescente et l’autre est fulgurante ! Ainsi, quand l’informatique conventionnelle – celle qui est basée sur des bits et codée à partir de 1 OU de 0 – effectue une opération chemin par chemin, l’informatique quantique – celle qui est basée sur des qubits et codée à partir de 1 ET de 0 « en même temps » – va l’effectuer en balayant tous les chemins à la fois ! Pour reprendre une métaphore bien connue de David Deutsch dans ses travaux pionniers « un ordinateur quantique peut être pensé comme une multitude d’ordinateurs classiques travaillant de concert dans des univers parallèles »
Quels sont les problèmes liés à cette force de frappe calculatoire ?
Bien sûr, cette activité de recherche, son développement et son industrialisation, reste délicate car toute interaction avec l’environnement est perturbatrice mais elle est soutenue technologiquement, politiquement et financièrement par de très nombreuses institutions bien souvent liées à des gouvernements. Cette connexion, cette proximité est compréhensible au regard de la sensibilité du numérique et de l’importance des enjeux. Il est déjà acté que l’informatique quantique est plus fragile à déployer certes mais également de très loin plus performante. Il est aussi acté que, par exemple, l’algorithme de Shor – utilisé pour factoriser des nombres en nombres premiers – pourrait être déployé sur un circuit quantique et intriqué ce qui permettrait d’accéder à de massifs calculs combinatoires totalement impossibles pour un circuit conventionnel et arborescent. Il en ressort immédiatement que ce travail sur les nombres premiers renvoie aux méthodologies cryptographiques classiques qui sont utilisées pour le chiffrement, le chiffrage et toutes les stratégies à la base de la génération des « mots de passes » et de moult dispositifs de sécurité informatique. Ils seraient rapidement et inéluctablement « cassés ». La force de frappe des calculateurs quantiques risque donc de facto de devenir une menace pour la sécurité de nos écosystèmes numériques et il faut la prendre au sérieux !
Quels sont les éléments de vigilance ?
Le développement de l’ordinateur quantique relève de la « deuxième révolution quantique » (Dowling & Milburn, 2003) dès lors qu’il s’agit de passer d’une connaissance approfondie des structures et interactions régissant la matière au développement de technologies qui en sont directement issues. Cette révolution est donc prise au sérieux par de nombreuses nations qui en ont mesuré les enjeux et opportunités à l’image des Etats-Unis et de la Chine mais également de la France. Cette dernière a justement lancé en janvier 2021 un « plan quantique » qui est doté d’un budget d’1,8 milliards d’euros sur 5 ans et visant à développer l’informatique quantique sous le pilotage du CNRS, de l’INRIA et du CEA. Ce plan se concentre désormais sur quatre dimensions : 1) les qubits à l’état solide, 2) les atomes froids, 3) l’algorithmique et enfin ce qui nous intéresse ici, 4) les concepts de rupture en cryptographie
La question centrale liée au développement des ordinateurs quantiques est celle de l’ingénierie hautement complexe qu’elle mobilise quelle que soit la technologie de production de qubits retenue in fine (piège à ions, à spin, à supraconducteur…). Elle demeure en effet tributaire de nombreuses incertitudes (Venne, 2020). Pour autant, bien évidemment, les perspectives s’avèrent prometteuses. Elles devraient bénéficier à de nombreux secteurs économiques plus ou moins souverains ou sensibles mais dont il est clair que la croissance s’avère étroitement corrélée à la puissance de calcul disponible – et donc en parallèle en ces temps de crise, l’énergie disponible pour l’alimenter – comme la chimie, l’industrie pharmaceutique (via la modélisation de molécules complexes), la finance, la banque, la supply-chain ou encore les données massives et leur traitement (Big-data). Il existe aussi un domaine au sein duquel le management de la décision qu’elle soit humaine ou non – et donc le calcul et l’aide à la décision à partir des données disponibles – sera impacté, c’est le militaire et la défense !
Quel est le lien avec la question militaire et la cyber sécurité ?
Parallèlement, les technologies quantiques vont fortement impacter le domaine militaire, que ce soit du fait de capacités de calcul multipliées – avec le guidage de drones, de missiles et autre armes – mais aussi indirectement au travers de l’élaboration de capteurs quantiques tirant parti de l’extrême sensibilité des « atomes de Rydberg » aux champs magnétiques. Cette technologie serait ainsi de nature à permettre de détecter des avions de combats furtifs (radars quantiques) ou des sous-marins en plongée profonde, mais également de ne plus être dépendant des systèmes de navigation satellitaires (boussole quantique) type GPS. La question de la souveraineté apparait en filigrane !
L’ordinateur quantique va enfin nécessiter de profonds changements dans le domaine de la cybersécurité au travers, notamment, de la nécessité de remplacer les algorithmes actuels de chiffrement des données. Comme nous l’avons déjà mentionné, le mathématicien américain Peter Shor a donc conçu il y a près de 30 ans un algorithme quantique qui est susceptible de rendre totalement obsolètes les protocoles de chiffrement asymétriques (comme RSA) sur lesquels reposent la cryptographie moderne (Shor, 1994). Face à cette menace de nombreux algorithmes dits « post-quantique » ont déjà vu le jour ces dernières années mais nous devons demeurer prudent quant à leur efficacité supposée dans ma mesure où deux de ces derniers (« Rainbow » et « SIKE ») ont été cassés ces derniers mois en utilisant un simple PC classique. La question du succès des SI est renouvelée !
Vers un « quantum management » ?
Comme toujours réduire une révolution – même quantique ! – à ses aspects purement scientifiques ou technologiques est une erreur ! Celle-ci ne fera pas exception et les aspects humains, sociétaux, organisationnels et managériaux seront totalement incontournables si on veut envisager sereinement cette arrivée prochaine avec les enjeux – et les menaces – qu’elle embarque avec elle.
Cette contribution est un appel à s’embarquer sur le navire quantique et à aborder frontalement – et sans fantasmagorie exagérée – cette perturbation en mobilisant le corpus théorique, les concepts (résilience, anti-fragilité, agilité, transformation organisationnelle, transformlation numérique, frugalité, sobriété, dépérimètrisation, etc.) – et les outils des sciences de gestion vers un « quantum management » !En effet l’accélération de la rapidité de traitement des flux informationnels s’accompagnera a contrario d’une réduction du temps disponible en matière de prise de décision humaine. Tentons de se préparer le moins mal possible et le moins tardivement possible à une rupture technologique et à un mouvement global de diffusion de l’informatique quantique – au fur et à mesure de son accessibilité financière, cognitive et énergétique – qui perturbera de facto les dirigeants, les décideurs et autres DSI par sa nouvelle nature. La sécurité – qu’elle soit cyber ou non – n’est certes pas le seul domaine qui sera impacté au sein des organisations mais il risque d’être le plus spectaculaire !
C’est pourquoi les bases d’un « quantum management » doivent peu à peu être pensées et déployées, au sein des DSI dans un premier temps, pour accompagner un management conventionnel peu familier des propriétés quantique de la matière, de l’effet tunnel, de l’intrication, de la superposition. Nous devons, dès à présent, anticiper que l’émergence du « en même temps » quantique va malmener et perturber nos « step by step » conventionnels.