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Les auteurs
Victor Gervasoni
(vgervasoni@free.fr) - Sciences U LyonJean-Michel Chapuis
(jean-michel.chapuis@univ-paris1.fr) - University of Paris
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Un modèle pédagogique d’apprentissage recentré sur l’apprenant avec un « sur mesure » de masse requiert des investissements importants de la part des établissements d’enseignement supérieur & recherche – ESR – dans les technologies digitales (Tran, 2021). Ces investissements ont une double orientation. La pédagogie en mode synchrone reste un critère important de performance pour les utilisateurs sur lequel ils évaluent l’attrait d’un modèle d’enseignement. La disponibilité d’une force de travail qualifiée et diversifiée est ainsi une ressource critique. Alors que dans le même temps, à l’instar de la connaissance produite par la recherche qui est mise à disposition de la société en temps réel et à un prix faible (l’abonnement via un portail scientifique) comparativement au coût de production, de nombreux acteurs mettent gratuitement en ligne des cours et des formations asynchrones. Le second élément est l’efficience, notamment grâce à des volumes élevés de production, des coûts d’entrée et des compétences d’exploitation de la digitalisation de l’enseignement. Il semble difficile d’introduire une innovation par le bas du marché. Une taille critique est nécessaire pour couvrir ces investissements, dans lesquelles les établissements se sont également engagés parfois de manière significative dans des domaines où étaient présents de nouveaux entrants – la digitalisation des formations (Tran, 2020) où des acteurs traditionnels – la production scientifique. Il conclut que la logique de coopétition pourrait être amenée à perdurer dans les prochaines années selon les scénarios d’évolution des enseignements et les attentes des étudiants.
Le secteur des Business Schools ou Ecoles de Management présente différentes particularités qui l’ont amené à se structurer et à évoluer de façon spécifique ces dernières années. L’évolution du modèle économique (basé sur des frais de scolarité payants mais relativement faible par rapport aux frais des institutions internationales, subventions, taxe d’apprentissage et soutient des CCI de tutelle …) et du modèle académique (historiquement basé sur un « pragmatisme managérial » en lien avec les entreprises, futures recruteuses de diplômés, et maintenant de plus en plus basé sur une approche articulée autour de la recherche) a permis d’une part de légitimer l’activité académique dans la société et dans les milieux de l’enseignement supérieur en particulier, d’autre part de développer de la visibilité internationale via entre autre les classements. En particulier, la dynamique de coopération/affrontement (coopétition) entre établissements s’est parfois exprimée sous différentes formes de fusions (SKEMA, KEDGE, NEOMA) ou d’alliances (AUDENCIA, Centrale par exemple). Différents types de stratégie d’alliance sont apparues : additive (banque de concours, fusion…) ou complémentaire (coopération entre école pour concevoir de nouveaux programmes ou développer de la recherche), mono point (banque Atout+3) ou multipoint (fusion d’écoles comme Skema ou coopération comme ESC Dijon et Oxford Brooks), plus ou moins durables dans le temps.
L’objectif de cette communication est d’apprécier la mesure dans laquelle le corpus stratégique et les expériences passées d’alliances entre écoles permettent d’anticiper sur le devenir de coopération motivée par la digitalisation de la pédagogie. En effet, il apparaît que des établissements concurrents utilisent parfois les mêmes fournisseurs d’outils pédagogiques (ENT, moodle…) tandis que différents campus d’une même école utilisent quelques fois des fournisseurs différents. L’article apporte une réflexion originale relative à la thématique de la transformation des modèles d’affaires des établissements de l’enseignement supérieur.
Le corpus
La coopération peut être définie comme un comportement concerté ayant pour motif d’améliorer la position relative de ses auteurs ou d’aménager le contexte de leur action (Koenig, 1990). Les alliances stratégiques sont des associations entre plusieurs entreprises indépendantes qui choisissent de mener à bien un projet pour une activité spécifique en coordonnant les compétences, moyens et ressources nécessaires plutôt que soit de mettre en œuvre ce projet ou activité de manière autonome, en supportant seules les risques et en affrontant seules la concurrence ; soit de fusionner entre elles ou de procéder à des cessions ou acquisitions d’activités (Garette & Dussauge, 1996). La dynamique de coopération est supposée être impactée par différents événements durant la relation entre les parties prenantes. La littérature retient en général deux axes d’analyse ; les conditions initiales d’une alliance et le management de celle-ci. Les étapes de la phase initiale sont les suivantes :
- Les objectifs stratégiques de l’alliance
- Le degré de recouvrement des activités de chacun des partenaires
- Le statut juridique
- Le profil des parties prenantes
- Leur capacité à vivre et animer la coopération
Les variables managériales de la stratégie de coopétition sont à notre sens en mesure d’expliquer l’évolution d’une coopération, autour de la digitalisation. Deux éléments nous semblent essentiels : la question de la confiance et la qualité relationnelle entre les parties.
- La protection des investissements relationnels encouragent les managers à résister à des opportunités de court-terme en faveur de bénéfices de long-terme en coopérant avec le même partenaire (Morgan et Hunt, 1994). La confiance, qui reflète l’espérance d’une capacité, d’une bienveillance et d’une intégrité de ses partenaires (l’autre école et le fournisseur de prestations informatique dans le cas des plateformes de cours digitaux) est un actif particulièrement central pour ce type de technologie.
- La qualité de la relation en termes d’engagement qui résulte de l’état de confiance et de l’apprentissage durant la coopération est censée permettre de chercher et de décider de meilleures options pendant la coopération. Qualité relationnelle et confiance sont influencées par les valeurs de chaque partenaire. Dans le dilemme de l’innovateur, Christensen (1997) identifie les valeurs partagées comme une condition nécessaire à l’attractivité d’une opportunité de rupture relativement au business model.
Afin d’illustrer ce cadre de lecture et d’explorer si la confiance et la qualité relationnelle sont des éléments clefs de la performance d’une alliance, deux études de cas sont proposées.
Les études de cas
Des outils méthodologiques sont mis en œuvre pour répondre à la problématique en comparant les coopérations entre Audencia et l’Ecole Centrale de Nantes d’une part, d’EM Lyon et de l’Ecole Centrale de Lyon d’autre part. Ces écoles sont en effet comparables sur plusieurs points (contexte, taille, enjeux) et les stratégies choisies sont a priori relativement proche. Les données issues de l’étude historique sont triangulées avec des données issues d’entretiens semi-directifs centrés sur des acteurs, témoins de l’histoire. Ces témoins exercent le même type d’activités (gouvernance, DG, chef de projet pour les acteurs internes) sur les différentes étapes de la coopération (préparation, lancement, animation, évolution). Les analyses concernent les conditions initiales et les variables managériales.
Du contexte stratégique et des conditions initiales de la coopération.
Les entretiens ont montré deux approches différentes : l’une, pour Lyon, propose une origine politique locale et interne aux établissements ; l’autre, à Nantes, est construite à partir d’une démarche pédagogique visant à mixer les compétences. Cela dit une fois cette différence d’objectifs initiaux posée, les objectifs opérationnels qui ont été formalisés avec le temps se retrouvent être les mêmes : pédagogique conjointe (même si les formes peuvent différer), incubateur, recherche. Il est donc à noter, en rapport avec le cadre théorique, que contrairement aux études réalisées dans d’autres secteurs où les objectifs étaient identifiés et fixés clairement dans les conditions initiales, nous avons là une forme de stratégie moins précise et qui se construit avec le temps. Le champ des réalisations concrètes concernent surtout la pédagogique.
Les variables managériales de la stratégie
Les témoignages soulignent l’importance du rôle des directeurs des établissements durant la coopération. Dans le cas de Lyon il s’agit d’un recrutement externe, financé par un programme d’ Initiatives d’Excellence en Formations Innovantes (IDEFI), non initié à la culture des deux écoles et sans accès direct au réseau de leurs ressources. A contrario dans le cas de Nantes il ‘s’agit d’un enseignant chercheur de Centrale, membre du Comex, qui sert alors de relai et de bâtisseur de confiance en favorisant la compréhension mutuelle. Son témoignage est largement corroboré par celui du directeur d’Audencia. Les auditions montrent l’importance d’avoir une direction membre d’une des deux écoles.
La qualité relationnelle évolue durant la vie de l’alliance, en particulier sur la dimension de l’engagement. Il apparait ici clairement que la différence d’implication et de collaboration entre les directeurs des écoles impacte directement la dynamique d’ensemble. Dans le cas de Lyon les directeurs, pour des raisons diverses, se sont désengagés du projet et ne l’ont pas animé. Leurs différents successeurs faisant de même, le projet n’a pas pu évoluer dans une dynamique positive. De l’autre côté la complicité apparente, basée initialement sur une connivence pédagogique autour de la double compétence manager/ingénieur, des directeurs à l’initiative du projet a fortement influée les équipes et la dynamique.
Les modalités de pilotage sont sensiblement similaires dans les deux cas, la différence se faisant manifestement sur l’implication des équipes et leur capacité à proposer et porter d’elles-mêmes différents projets. Ces points semblent liés aux deux variables précédentes : l’implication des directeurs et la direction opérationnelle de l’alliance. Il est supposé ici que la première stimule, valorise et légitime les actions menées par les équipes. Et la seconde permet d’organiser et favoriser la réalisation des projets et la rencontre entre les acteurs.
Les situations de ces deux histoires sont clairement différentes avec une alliance qui a pris fin, opérationnellement, en cours de réalisation de l’IDEFI pour Lyon après avoir été sous perfusion financière. Complétement à l’opposé l’alliance nantaise perdure avec la création de programmes co accrédités (notamment le BBA accrédité par la CEFDG et la CTI) ce qui rend la dissolution de la coopération fort improbable dans les prochaines années. Nous anticipons ici aussi l’importance de la structuration de la coopération via des projets engageants autour de la digitalisation de la pédagogie.
Conclusion
Nous avons dans cet article comparé la dynamique de coopération entre des écoles de commerce et des écoles d’ingénieurs, dans un contexte a priori relativement similaire, afin d’anticiper les conséquences de ruptures technologiques qui traversent l’enseignement supérieur. L’alliance étant un « cadre d’opportunités » elle vient accompagner des initiatives tout en essayant d’orienter des projets fédérateurs. Nous soutenons que de nouvelles alliances pourraient émerger sur la base des actifs digitaux.
Globalement le corpus théorique disponible, qui met en exergue l’influence des actions managériales sur la performance d’une coopération, semble pertinent. Il permet ainsi aux managers des établissements et à leurs partenaires d’anticiper le devenir d’une coopération autour des technologies de l’information mobilisées pour la pédagogie par des établissements en compétition. La place prépondérante des acteurs et des relations individuelles, ajoutée à la particularité de l’objet « pédagogique », peuvent expliquer une approche plus effectuale dans le cadre de l’enseignement supérieur. En particulier, l’analyse empirique souligne que les acteurs s’entendent sur l’impact pédagogique créé par la coopération, que cela soit au travers de création de programmes de formation ou de diffusion de méthodes nouvelles dans l’existant. La contribution de ce travail est de poser la question, reste à étudier des cas réels d’écoles dans lesquels les ressources technologiques sont partagées.
Les travaux de Clayton Christensen (1997) et de Philippe Silberzahn (2015) soutiennent que l’innovation, de rupture, peut être agencée dans une unité d’affaires plus ou moins indépendante du cœur de métier – qui rejette rationnellement la nouvelle technologie ou organisation. Une dynamique de coopération entre établissements concurrents dans le cadre d’une alliance peut être le lieu de la transformation digitale de l’enseignement supérieur.
Bibliographie
Christensen, C. M. (2013). The innovator’s dilemma: when new technologies cause great firms to fail. Harvard Business Review Press.
Morgan, R. M., & Hunt, S. D. (1994). The commitment-trust theory of relationship marketing. Journal of marketing, 58(3), 20-38.
Tran, S. (Nov 2021). Le digital et les établissements d’enseignement supérieur ? – Un nécessaire recentrage sur l’apprenant. Management et Datascience, 5(6). https://doi.org/10.36863/mds.a.18606.
Tran, S. (Sep 2020). L’enseignement supérieur va-t-il être disrupté par de nouveaux acteurs ?. Management et Datascience, 5(1). https://doi.org/10.36863/mds.a.14220.
Silberzahn, P. (2015). Relevez le défi de l’innovation de rupture. Pearson.