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Guillaume PLAISANCE
(guillaume.plaisance@u-bordeaux.fr) - Université de Bordeaux
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La France, dans la crise sanitaire, économique et sociale qu’elle traverse, semble redécouvrir la solidarité, promue par le gouvernement tout autant que par les organisations elles-mêmes. Le concept, à l’origine juridique dans le cadre de contrats, est devenu un marqueur philosophique et sociologique. Ainsi, dans une vision durkheimienne, la solidarité peut être définie comme un « devoir moral, résultant de la prise de conscience de l’interdépendance sociale étroite existant entre les hommes ou dans des groupes humains, et qui incite les hommes à s’unir, à se porter entraide et assistance réciproque et à coopérer entre eux, en tant que membres d’un même corps social » (CNRTL). Néanmoins, le concept est marqué par la « solidarité première, originelle, de tous les hommes (…) contre la nature » (Arendt, 1951, p. 147). La philosophe souligne ainsi que la solidarité « absolue » n’existe pas, qu’elle est soit de circonstance soit politique, et ce notamment dans la division du travail pour assurer la survie du genre humain et/ou se protéger de la nature (Arendt, 1952, p.317). Il s’agit très exactement ici du basculement que nous connaissons : les solidarités de circonstance et sociale deviennent vitales. Elles reviennent à la solidarité (au singulier donc) parce que la nature nous menace.
La solidarité des entreprises placée sous les projecteurs
La solidarité des entreprises entre elles, tout autant que la division du travail, n’est en rien nouvelle, en attestent les chambres consulaires ou encore les syndicats dédiés. Pour autant, elle prend un sens nouveau dans les circonstances actuelles, et ce notamment afin de protéger la trésorerie des TPE-PME : les entreprises de plus grande taille sont invitées à payer leurs fournisseurs sans attendre les délais traditionnels, voire en avance.
En termes conceptuels, cette solidarité met à mal la notion de concurrence pour mener vers la coopétition et la coopération (Battista Dagnino et al, 2007). Aujourd’hui, les organisations ont toutes de forts besoins de ressources (de tous types, d’ailleurs). Dans le cas d’entreprises qui sont en situation dominante, la coopétition devient la norme, pour garantir l’équilibre du secteur et éviter les effondrements en cascade. Dans le cas où une entreprise est en position de force et les autres en position de faiblesse, c’est la coopération qui domine, comme une main tendue aux autres acteurs du secteur.
La vision patrimoniale et familiale du capitalisme conduit également certaines entreprises et grands patrons à acheter des actions en ces périodes troubles. S’il ne faut pas négliger les considérations financières de long terme (les cours finiront bien par remonter), cette stratégie, opposée à celle des actionnaires anglosaxons, est un soutien précieux pour les entreprises cotées en difficulté.
De la TBL au basculement de la RSE
La crise actuelle est également l’apogée du concept de triple bottom line (TBL), que son auteur, Elkington (2018), pensait il y a peu d’une extrême actualité, considérant que sa pensée avait été mal interprétée, devenue un outil de pilotage alors qu’il s’agissait d’une réflexion profonde sur nos sociétés et la manière de penser le capitalisme.
La TBL, ou triple P, considère en effet que la soutenabilité des organisations ne peut être atteinte qu’en recherchant une équité sociale (people), protectrice du capital humain, le respect de l’environnement et des ressources (planet) et bien entendu la rentabilité économique afin de garantir la survie de l’organisation (profit). La crise sanitaire que nous connaissons vient mettre en relief l’immense dépendance du troisième P envers le premier : point de développement économique ni de survie sans protection et développement du capital humain.
Plus encore, la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), qui vise traditionnellement un développement durable (donc conforme aux trois axes précédemment cités de la TBL), semble avoir changé d’horizon temporelle. Prendre en compte le bien-être des salariés ou encore s’assurer que les activités ne sont pas contraires aux valeurs de la société deviennent des impératifs en temps de crise sanitaire.
Ainsi, dans un élan de solidarité, les entreprises ont suspendu leurs activités traditionnelles pour produire les biens actuellement indispensables (masques ou gels hydroalcooliques en particulier), tandis que d’autres font dons de leurs stocks. Sans oublier les initiatives plus locales afin d’accompagner les soignants, par exemple en leur fournissant des repas.
Un monde non-lucratif asphyxié
Au-delà des entreprises lucratives, c’est aussi le secteur non-lucratif et associatif qui souffre de la crise actuelle. La plupart des associations ont en effet un rôle dépassant le loisir ou l’animation. Elles sont employeuses, assurent des missions d’intérêt général, protègent les plus fragiles.
L’enquête de Recherches & Solidarités montre que, si les associations parviennent à maintenir un lien social entre dirigeants, bénévoles et bénéficiaires, leur activité a dramatiquement chuté. Elles sont cependant prêtes à collaborer avec les autorités publiques pour affronter la crise tout en appelant à l’aide (en termes de pérennité financière, de conseil juridique mais aussi de maintien de la vie associative, notamment en termes de gouvernance et management).
Également concernées par les mesures gouvernementales, les associations n’en demeurent pas moins fragiles, non seulement parce que leurs ressources financières sont plus rares mais aussi parce qu’elles comptent majoritairement sur l’engagement des citoyens. Or on assiste aujourd’hui à un paradoxe, relayé par l’exécutif : il convient de rester chez soi pour protéger les autres mais aussi d’assurer un maintien d’activité pour les associations dont l’action est vitale pour la société. Nous revenons alors au paradoxe énoncé par Arendt : la solidarité a ses limites.
Conclusion : une nouvelle économie sociale et solidaire ?
Le coronavirus redonne à penser la notion de solidarité dans notre société. Il questionne les fondements de notre système économique, basé sur la concurrence ; il interroge l’échéance du développement durable (ramenée à … maintenant) et vient faire vaciller les structures qui appartiennent à la bien nommée économie sociale et solidaire (ESS).
Dans ce contexte, dans les entreprises comme dans les organisations à but non-lucratif, la stratégie purement externe – orientation vers le marché (Ferrell et al., 2010) ou orientation vers les parties prenantes (Valero-Amaro et al, 2019) – semble atteindre ses limites. La dépendance aux ressources revalorise au contraire une combinaison avec les orientations dites vers l’interne (Modi et Sahi, 2018), afin de protéger tous les actifs de l’organisation.
Il est en effet tentant, actuellement, de se tourner vers les contributeurs, des parties prenantes externes peu engagées (c’est-à-dire ayant peu de liens forts avec les organisations) mais capables de se mobiliser rapidement pour maintenir l’activité de l’organisation. Ce sont par exemple les particuliers se mobilisant pour aider les entreprises agricoles à ramasser leurs récoltes, ceux s’inscrivant sur les plateformes d’engagement pour aider les associations ou encore les acteurs numériques qui tentent de promouvoir et mettre en avant les contenus des organisations.
Ces contributeurs sont particulièrement efficaces et pertinents dans le contexte actuel mais leur volatilité et leurs exigences en-dehors des temps de crise peuvent aussi affecter négativement le retour à un fonctionnement plus classique (Plaisance, 2017). La perte de ces soutiens de fait temporaires sera de surcroît un contre-coup difficile à gérer.
Enfin, cette crise pose de multiples questions sur l’avenir de l’économie : la solidarité sera-t-elle désormais intégrée dans les objectifs organisationnels – dans une vision d’économie du bien commun (Felber, 2012) – ? Si oui, quelle place pour l’actuelle ESS, déjà poussée dans ses retranchements par la vision sociale de l’entreprise, par exemple défendue par Hart et Zingales (2017) ?
Bibliographie
Arendt, H. (2005), Journal de pensée (1950 – 1973), Seuil.
Battista Dagnino, G., Le Roy, F. & Yami, S. (2007). La dynamique des stratégies de coopétition. Revue française de gestion, 176(7), 87-98.
Elkington, J. (2018). 25 Years Ago I Coined the Phrase « Triple Bottom Line ». Here’s Why It’s Time to Rethink It. Harvard Business Review.
Eynaud, P. & Carvalho de França Filho, G. (2019). 1. La solidarité : un impensé de la théorie des organisations ?. Dans : P. Eynaud & G. Carvalho de França Filho (Dir), Solidarité et organisation : penser une autre gestion (pp. 19-62). Toulouse, France: ERES.
Felber, C. (2012). La economía del bien común, Deusto.
Ferrell, O. C., Gonzalez-Padron, T. L., Hult, G. T. M., & Maignan, I. (2010). From market orientation to stakeholder orientation. Journal of Public Policy & Marketing, 29(1), 93-96.
Hart, O., & Zingales, L. (2017). Companies should maximize shareholder welfare not market value. Working paper
Modi, P., & Sahi, G. K. (2018). Toward a greater understanding of the market orientation and internal market orientation relationship. Journal of Strategic Marketing, 26(6), 532-549.
Plaisance, G. (2017). L’Engagement, FYP Editions.
Valero-Amaro, V., Galera-Casquet, C., & Barroso-Méndez, M. J. (2019). Market orientation in NGDOs: Construction of a scale focused on their stakeholders. Social Sciences, 8(8), 237.