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Débat sur le déconfinement: ne pas négliger les implications du bullwhip effect

  • Résumé
    Alors que la moitié de l’Humanité a connu, pour la première fois de son Histoire, le confinement sur le lieu de résidence pour faire face à une dramatique pandémie, la question du déconfinement va se poser avec gravité une fois la crise sanitaire passée. Le rebond attendu de la consommation qui résultera d’une population à nouveau libérée de toute entrave à la mobilité risque de déstabiliser en profondeur le fonctionnement des chaînes logistiques. Pour en saisir les enjeux, la référence au bullwhip effect apparaît particulièrement pertinente. Elle souligne combien un déconfinement massif et généralisé pourrait avoir des conséquences économiques majeures.
    Citation : Paché, G. (Avr 2020). Débat sur le déconfinement: ne pas négliger les implications du bullwhip effect. Management et Datascience, 4(2). https://doi.org/10.36863/mds.a.12616.
    L'auteur : 
    • Gilles Paché
       (gilles.pache@univ-amu.fr) - Aix-Marseille Université
    Copyright : © 2020 l'auteur. Publication sous licence Creative Commons CC BY-ND.
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    Texte complet

    Comme s’en doutaient de nombreux observateurs, la décision de confiner la population sur son lieu de résidence, dès lors que le Covid-19 s’est présenté comme une pandémie d’une gravité majeure, a eu un impact très significatif sur la consommation des ménages, et par conséquent sur les ventes d’un grand nombre de produits (hors alimentaire). Celles-ci ont fortement chuté, entraînant un niveau de chômage partiel inconnu depuis la Seconde Guerre mondiale, tant en Europe qu’aux Etats-Unis. La question qui se pose est évidemment celle de l’après-crise du Covid-19, lors du déconfinement décidé, à un moment donné, par les autorités politiques. Il est fort probable que le rebond de la consommation soit alors exceptionnel quant à son intensité, comme il le fut après les évènements de mai-68 (Mirlicourtois, 2020). Les chaînes logistiques risquent alors d’affronter une menace majeure, connue sous le nom de bullwhip effect, une menace pouvant conduire à des dysfonctionnements majeurs dont il est absolument nécessaire de prendre la mesure.

    Aux origines conceptuelles du bullwhip effect

    Forrester (1961/2013), l’un des plus grands penseurs en logistique et supply chain management, et reconnu comme tel dans l’encyclopédie coordonnée par Ageron et al. (2016), a conceptualisé le fameux bullwhip effect au début des années 1960 dans le cadre de son modèle dit de « dynamique industrielle ». Le raisonnement est fondé sur l’idée selon laquelle de petites fluctuations de la demande au niveau de la vente au détail entraînent des fluctuations de plus en plus importantes au niveau du commerce de gros, puis des industriels, et enfin des fournisseurs de matières premières et composants (voir la Figure 1). Le bullwhip effect trouve habituellement une application privilégiée dans l’explication du fonctionnement des chaînes logistiques, notamment lorsque l’information ne circule pas rapidement, efficacement et en toute transparence entre leurs membres (Lee et al., 1997), les obligeant alors à constituer des stocks de sécurité importants pour faire face à l’incertitude.

    Figure 1. Représentation stylisée du bullwhip effect

    D’une manière générale, le bullwhip effect est la résultante directe d’une amplification de la variabilité de la demande au fur et à mesure que l’on remonte la chaîne logistique, du client final jusqu’au fournisseur. Le comportement d’achat du client final peut en effet se caractériser par des variations liées à un contexte ou une situation personnelle qui obligent le distributeur à s’en protéger en tentant de les anticiper, par exemple en commandant plus de produits à l’industriel qui, à son tour, accroît les commandes de matières et composants passées auprès de ses fournisseurs. En fin de compte, la demande accrue des clients finaux en aval, explique Forrester (1961/2013), est amplifiée tout au long de la chaîne logistique, jusqu’à atteindre des niveaux extrêmement élevés lorsqu’elle parvient à l’amont. Le phénomène de bullwhip effect est d’autant plus significatif que ses causes en sont profondes, de nature à la fois comportementale et opérationnelle :

    • L’une des causes majeures du bullwhip effect est due au comportement du top management des entreprises en aval des chaînes logistiques, les distributeurs, qui rechignent à supporter une rupture sur un produit à forte rotation, synonyme de perte potentielle de ventes, voire, à terme, de consommateurs frustrés. Compte tenu de leur place centrale dans la commercialisation de biens de grande consommation, les distributeurs initient un comportement d’anticipation auxquels les autres membres de la chaîne logistique doivent se plier par mimétisme, au risque de ne pouvoir satisfaire leur client intermédiaire en aval et être déréférencés en tant que fournisseur.
    • La principale cause opérationnelle du bullwhip effect provient justement des anticipations « rationnelles » de la demande en contexte d’incertitude, dont le résultat est une augmentation de la demande prévisionnelle des entreprises potentiellement déconnectée de la demande réelle venant des consommateurs. Deux univers parallèles s’affrontent ici, en situation d’information incomplète : l’univers amont de l’entreprise (distributeur, grossiste, industriel, fournisseur), qui pense ce que seront ou devraient être au final les comportements d’achat ; l’univers aval du client, qui agit et initie ses propres comportements d’achat en fonction d’un contexte ou d’une situation personnelle.

    Déconfinement, rebond de la consommation et bullwhip effect

    Il pourrait sembler surprenant, au premier abord, de vouloir établir un lien entre le bullwhip effect, désormais enseigné dans les Universités et les business schools, et la stratégie de déconfinement choisie après la crise sanitaire du Covid-19. Ce lien est pourtant explicite, et pour en comprendre les enjeux, imaginons qu’une stratégie de déconfinement massif et généralisé soit retenue, après des débats contradictoires entre politiques, scientifiques et décideurs économiques. Comme l’indique la contribution de Anderson et al. (2020), on sait qu’une telle option, fondée sur la levée trop rapide de la mesure coercitive de confinement, pourrait relancer dramatiquement la propagation épidémique (voir la Figure 2). Elle paraît donc peu probable, mais ne peut totalement être exclue, notamment sous la pression sociale croissante de consommateurs / électeurs.

    Figure 2. Le risque de résurgence pandémique en situation de déconfinement précoce Source : d’après Anderson et al. (2020).

    Par-delà l’existence d’une deuxième vague de contamination, largement évoquée en France par les médias, un déconfinement massif et généralisé conduirait alors plusieurs dizaines de millions de personnes, entravées dans leur mobilité pendant plusieurs semaines (mois ?), à pouvoir à nouveau accéder à une consommation de masse, y compris dans tous ses excès. Ce que Bataille (1949/2014), encore trop méconnu en Sciences de Gestion, a largement conceptualisé à travers son approche de la société de « consumation », célébrant les dépenses superfétatoires comme les Aztèques se livraient à leurs rites sacrificiels. On peut attendre d’un tel rebond prévisible de la consommation, aux dimensions dionysiaques et extatiques, une totale déstabilisation des chaînes logistiques à trois niveaux, d’aval en amont, qui renvoie directement aux attendus du bullwhip effect :

    • Les points de vente physiques, mais aussi les points de vente virtuels (sites Internet), risquent d’être rapidement en rupture de produits à offrir aux clients. Seule une anticipation « rationnelle » de la demande pourrait l’empêcher, avec la constitution de stocks de sécurité dès l’annonce d’un déconfinement généralisé et massif à venir. Le ralentissement significatif de l’activité manufacturière constatée pendant la crise du Covid-19 rend-il crédible cette solution ? C’est peu probable.
    • Les industriels vont être alors confrontés à une énorme vague de commandes à laquelle ils auront le plus grand mal à répondre compte tenu du ralentissement précité de leur activité pendant plusieurs semaines. Sauf à pouvoir augmenter instantanément, et de manière conséquente, leurs capacités de production, ou recourir à une importante sous-traitance de capacité. Mais les sous-traitants eux-mêmes, notamment de type PME et ETI, auront-ils survécu à la crise sanitaire (et économique) ?
    • Les fournisseurs de matières et composants, enfin, qui travaillent pour une multiplicité d’industriels à la fois, devront sans doute procéder à des arbitrages subtils sur les commandes à servir en priorité. D’autant plus qu’ils auront certainement à faire face, à leur tour, à une explosion des achats de précaution auxquels les industriels ne manqueront pas de se livrer en prévision d’une vague encore plus haute, comme les causes comportementales du bullwhip effect le rappellent.

    A l’image du lissage de la demande de soins que les autorités politiques ont mis en place à travers la stratégie coercitive de confinement, pour éviter que les capacités limitées de lits d’hospitalisation en réanimation soient saturées, le déconfinement exige une démarche identique de lissage, mais cette fois dans le cadre de la logistique « traditionnelle ». Un tel constat est particulièrement instructif. Il indique qu’une sorte de logique universaliste prévaut dans le management des chaînes logistiques, ce qui rejoint la position ancienne, mais toujours d’actualité, de Colin (1982), ardent défenseur d’une vision normative des schémas de circulation des marchandises et des informations associées. En d’autres termes, face à des problématiques logistiques qui pourraient sembler très différentes les unes des autres, des réflexions similaires sont sans doute à conduire en matière de prise de décision.

    Sortir sereinement du confinement

    S’il est peu probable que les autorités politiques aient une connaissance approfondie du modèle de Forrester (1961/2013) et de ses enjeux managériaux, on peut imaginer en revanche qu’elles anticipent d’ores et déjà, de façon plus ou moins intuitive, la profonde déstabilisation des chaînes logistiques qu’un déconfinement massif et généralisé génèrerait, par exemple en matière de ruptures potentielles de produits de grande consommation, difficilement acceptables après une longue période de déconsommation. Lors de la séance des questions au gouvernement du 7 avril 2020, à l’Assemblée Nationale, le Premier Ministre Edouard Philippe indiquait d’ailleurs à propos du déconfinement : « Nous nous préparons. Se préparer ne veut pas dire que c’est prêt. Ça veut dire se préparer techniquement, scientifiquement, logistiquement, pour être prêt le moment venu ».

    L’allusion du pouvoir politique à une dimension « logistique » renvoie ici explicitement à la manière d’organiser ledit déconfinement au plan pratique, mais aussi implicitement à ses implications en matière de flux qu’il s’agira de gérer au mieux, notamment en matière d’explosion prévisible des transports routiers de marchandises. De ce point de vue, le déconfinement progressif, sur plusieurs mois, se présente comme la seule option possible pour permettre de lisser au maximum l’accroissement de la demande et limiter l’intensité des variations de capacités (de production, de distribution) à mobiliser, que le rebond de la consommation va immanquablement générer. Il restera bien sûr à communiquer astucieusement sur les enjeux du déconfinement progressif afin d’éviter incompréhension et frustration de la part de celles et ceux qui resteront encore, pour un temps plus ou moins long, privés de la liberté retrouvée de consommer sans entraves, autrement dit de « consumer » selon les termes de Bataille (1949/2014).

    Les premières passes d’armes sur la légitimité de telle ou telle catégorie de personnes, ou de telle ou telle région, à être déconfinées avant d’autres laissent hélas craindre des tensions préjudiciables, source de profondes discordes au sein d’une Société française déjà bien fracturée, notamment entre celles et ceux qui auront vécu le confinement dans d’agréables résidences secondaires, et celles et ceux qui l’auront vécu dans d’étroits et inconfortables appartements de banlieues ou de villes désertées. Nul doute que la mise en œuvre d’une stratégie de communication adaptée, de nature pédagogique, constituera un défi majeur pour les autorités politiques. L’acceptation sociale et la réussite du déconfinement progressif seront certainement à ce prix, pour empêcher que le bullwhip effect ajoute aux désordres économiques et sociaux induits par la crise sanitaire du Covid-19 un profond désordre logistique post-crise.

    Bibliographie

    Ageron, B., Lavastre, O., et Carbone, V. (2016). Les grands auteurs en logistique et supply chain management. Caen : Editions Management & Société.

    Anderson, R., Heesterbeek, H., Klinkenberg, D., et Hollingsworth, D. (2020). How will country-based mitigation measures influence the course of the COVID-19 epidemic? The Lancet, 395(10228), 931-934. https://doi.org/10.1016/S0140-6736(20)30567-5.

    Bataille, G. (1949/2014). La part maudite. Paris : Editions de Minuit.

    Colin, J. (1982). Réseaux de circulation des marchandises, réseaux de circulation de l’information, Bulletin de l’IDATE, 7, 99-109.

    Forrester, J. (1961/2013). Industrial dynamics. Eastford (CT): Martino Fine Books.

    Lee, H., Padmanabhan, V., et Whang, S. (1997). The bullwhip effect in supply chains. Sloan Management Review, 38(3), 93-102.

    Mirlicourtois, A. (2020). L’effondrement de la distribution : et la suite ? Paris : Xerfi Canal

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