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DROIT AU BUT AVEC L’IA : UNE RÉVOLUTION À BAS BRUIT POUR LE FOOTBALL PROFESSIONNEL

  • Résumé
    Les supporters réunis dans un stade afin de soutenir ardemment leur équipe de football professionnel favorite ignorent très certainement l’influence majeure de l’intelligence artificielle (IA) dans le choix des joueurs, voire dans la tactique de jeu définie par l’entraîneur. On peut parler d’une véritable révolution à bas bruit dans une industrie du divertissement dont on connaît les énormes enjeux financiers, politiques et sociétaux. L’article aborde un aspect singulier de l’usage de l’IA dans l’univers du football professionnel à partir du partenariat conclu en 2023 entre une ligue professionnelle et une start-up de haute technologie : l’élargissement majeur du « vivier » des talents, à savoir l’identification de jeunes footballeurs qui passent à travers les mailles du filet de la détection « traditionnelle », puis leur gestion une fois recrutés par les clubs. Il s’agit incontestablement d’une thématique de première importance, proche de problématiques « ressources humaines », qui ne peut laisser indifférents les chercheuses et chercheurs en sciences du management.
    Citation : Paché, G. (Août 2023). DROIT AU BUT AVEC L’IA : UNE RÉVOLUTION À BAS BRUIT POUR LE FOOTBALL PROFESSIONNEL. Management et Datascience, 7(3). https://doi.org/10.36863/mds.a.25028.
    L'auteur : 
    • Gilles Paché
       (gilles.pache@univ-amu.fr) - Aix-Marseille Université
    Copyright : © 2023 l'auteur. Publication sous licence Creative Commons CC BY-ND.
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    Texte complet

    Depuis le départ de Lionel Messi à l’Inter Miami (Floride) en juin 2023, après un passage houleux de deux ans par le Paris Saint-Germain et un titre de champion du monde obtenu au Qatar fin 2022 avec l’Argentine, de nombreux regards se sont tournés vers la Major League Soccer (MLS), d’aucuns en France découvrant même l’existence d’un championnat professionnel de football en Amérique du Nord (aux Etats-Unis et au Canada). Pourtant, en 2023, la MLS de nouvelle génération célèbre sa 28e saison d’existence et compte à ce jour 29 clubs franchisés, répartis en une association Est et une association Ouest. Certes, l’engouement qu’elle soulève n’a rien à voir avec celui du basket-ball, du base-ball ou du football américain (à ne pas confondre avec le « soccer »), mais il croît d’année en année, notamment avec une diffusion élargie via une application sur les appareils Apple, les téléviseurs intelligents, Internet et même les consoles de jeux. En bref, le « soccer » semble trouver un public sur un continent nord-américain qui avait organisé une Coupe du Monde en 1994, mais hélas sans que les lendemains soient lumineux pour ce sport trop « ennuyeux » aux yeux de spectateurs avides de spectacle. Il est vrai qu’un match se terminant par un score de 0 à 0, mais avec une forte intensité dramatique, ne pose pas de problème pour les afficionados européens, ce qui n’est pas toujours le cas d’un public nord-américain préférant largement un score de 5 à 5.

    Or, si l’arrivée de Lionel Messi à l’Inter Miami a défrayé la chronique, un évènement le précédant de quelques semaines est passé quasiment inaperçu : le partenariat noué entre la MLS et une start-up spécialisée dans l’IA. Quel curieux attelage pour les béotiens, convaincus (à tort) que le football est avant tout une histoire de « gros sous » autour de transferts de joueurs, de fans excités ou désespérés et, parfois, de déchaînements de violence dans et hors les stades. S’il s’agit d’une réalité avérée, conduisant Brohm et Perelman (2006) à qualifier le football de « peste émotionnelle », il serait pour le moins maladroit d’oublier que ce dernier est également le creuset d’applications technologiques de haut niveau, largement dignes de ce que l’on retrouve dans l’industrie 4.0. Disons que la vision désormais dominante dans les plus grands clubs européens est qu’il est impossible de le gérer, ainsi que ses joueurs, sur la base d’approximations, de préjugés et de vagues conjectures. Au contraire, un management « scientifique » des clubs de football s’impose et l’IA est là pour apporter des solutions pérennes en termes d’amélioration des performances sportives et, de fait, financières. Le plus surprenant est sans doute que le continent nord-américain, qui ne brille pas dans l’univers du football masculin (les choses sont très différentes avec le football féminin…), soit à l’avant-garde d’une révolution à venir. L’objectif est ici de faire le point sur une tendance qui devrait ravir, ou exaspérer, les fans de football avec un triomphe annoncé de l’IA.

    Un partenariat révolutionnaire

    Début mai 2023, dans une relative indifférence des médias sportifs européens, la MLS a signé un contrat de partenariat avec la start-up londonienne ai.io dont l’objectif est d’offrir à l’ensemble des joueurs de ligues mineures et/ou d’équipes universitaires la possibilité d’être repérés par les clubs franchisés de la MLS sans avoir à se déplacer, et ainsi être à la merci de « recruteurs » qui, comme c’est souvent le cas en Europe, arpentent physiquement les stades, y compris en Afrique, en s’en remettant à leur instinct pouvant parfois les trahir (Rathi et al., 2020). Le programme mis au point par ai.io exploite les dernières avancées en matière de vision par ordinateur et d’IA pour permettre à tout joueur d’être identifié au niveau de ses performances sportives. Concrètement, grâce à une technologie exclusive d’ai.io dénommée aiScout, les joueurs peuvent télécharger sur leur smartphone une application dédiée et effectuer une série d’évaluations et d’exercices dans n’importe quel espace (et pas seulement sur un stade). L’application analyse les capacités des joueurs et, grâce à une plateforme connectée, les clubs franchisés de la MLS évaluent les joueurs via les données générées. La start-up ai.io propose parallèlement un programme dénommé aiLabs, qui fournit aux joueurs et aux recruteurs une analyse physique et cognitive en temps réel. Il est possible de parler de rupture par rapport aux modèles anciens d’identification des talents, notamment en Allemagne et en Suède (Grossmann et Lames, 2015 ; Lund et Söderström, 2017).

    Cette collaboration sans précédent est un moment critique, à savoir la première fois que la MLS utilise massivement l’IA dans un programme de recrutement de joueurs. D’où la surprise de nombreux passionnés de football et fans de technologies avancées : l’IA est-elle entrée durablement dans les modes de gouvernance de l’industrie du football ? Il ne fait aucun doute que le sport professionnel a été préparé pas à pas à l’impact potentiel de l’IA. Pour le football, en particulier, il existe des opportunités ‒ infinies ? ‒ offertes par l’IA d’analyse tactique de matchs en temps réel, de modélisation des résultats des matchs, de suivi du trajet du ballon, mais aussi de recrutement de joueurs, et même de prévision des blessures selon les moments d’une saison (Al-Asadi et Uyar, 2022). Pour Balzano et Bortoluzzi (2023), la disruption introduite par l’IA au niveau du football professionnel arrive à point nommé. Ce n’est un secret pour personne : le football est le sport le plus pratiqué au monde, et regardé à la TV et sur les réseaux sociaux. Avec 240 millions de joueurs inscrits dans le monde et des milliards de fans, la FIFA est actuellement composée de 205 associations membres regroupant plus de 300 000 clubs (elle compte plus de pays adhérents que l’Organisation des Nations Unies). En bref, le football est une véritable institution, et dans son versant professionnel, l’une des plus puissantes industries du divertissement.

    Le besoin d’un nombre croissant de joueurs de football talentueux pour alimenter cette « société du spectacle » chère à Debord (1967/2018) est l’une des explications majeures du pouvoir aujourd’hui aux mains d’organisations de recrutement universitaire, comme c’est le cas aux Etats-Unis avec le Sports Recruiting USA (SRUSA). Le SRUSA envoie ainsi chaque semaine des observateurs dans tout le pays pour identifier les futurs talents, tout particulièrement les talents féminins dans la mesure où le football américain est l’un des meilleurs du monde (l’équipe nationale a remporté quatre Coupes du Monde sur les neuf organisées depuis 1991). Il est possible d’évoquer un réel enthousiasme manifesté quant à l’impact potentiel de l’IA sur le sport professionnel dans un objectif de rationalisation dans l’usage des ressources humaines et financières. Le SRUSA collabore notamment depuis plusieurs années avec la société Veo qui déploie des drones suivant les joueurs et collecte des vidéos que les observateurs / recruteurs pourront analyser ultérieurement. Toute la question est de savoir si, à brève échéance, les données récoltées par des drones ou récupérées des joueurs eux-mêmes remplaceront les dénicheurs de talents. Le football, tout comme de multiples autres secteurs d’activité, est évidemment concerné par une telle interrogation.

    Décision ou aide à la décision ?

    Pour apporter un début de réponse, prenons le cas, précédemment évoqué, d’aiScout. La technologie permet à n’importe quel joueur de prendre une vidéo de lui, alors qu’il exécute des exercices spécifiques. Ceux-ci sont ensuite téléchargés sur une plateforme mise à la disposition de recruteurs de différentes équipes (ici, de la MLS nord-américaine). Lesdits recruteurs pourront alors prendre connaissance des aptitudes des joueurs et les sélectionner en fonction de critères de choix spécifiques. Par exemple, un recruteur pourra rechercher un gardien de but avec une taille minimale et une puissance de dégagement au pied spécifiques compte tenu de la stratégie de jeu retenue par l’entraîneur. Une fois la sélection effectuée après l’identification de trois gardiens de but potentiels, le recruteur déterminera s’il doit ou non aller voir chacun des gardiens de but en personne avant de prendre une décision finale de recrutement. L’intérêt de l’IA est ici de traiter les images d’une vidéo pour faire apparaître un niveau de performance que l’œil humain ne peut discerner. Les algorithmes développés pour analyser le contenu d’une vidéo peuvent dès l’instant traduire avec précision la qualité des mouvements humains et en inférer précisément les capacités d’un joueur.

    Il s’agit là d’un progrès majeur dans le processus de recrutement, permettant d’éviter des erreurs dramatiques, comme cela fut par exemple le cas avec le suédois Henrik Bertilsson, occupant la position ô combien difficile d’avant-centre. Ce dernier signe un contrat au FC Martigues, alors en Division 1 (Ligue 1), à l’été 1994, après que son agent a fait parvenir aux dirigeants du club un montage vidéo de ses meilleures actions dans le championnat de Suède. Or, il s’agit pour le FC Martigues de l’un de ses pires recrutements au poste d’avant-centre puisque Henrik Bertilsson ne marquera que cinq buts durant toute la saison 1994-1995, avant de repartir précipitamment en Suède en août 1995, dans l’indifférence totale. Après coup, il est clairement apparu que le montage vidéo proposé par l’agent ne permettait pas de faire ressortir la déconnexion entre la morphologie du joueur ‒ 1m90, centre de gravité très bas, style de jeu « nordique » ‒ et le système collectif de jeu très méditerranéen choisi par l’entraîneur de l’époque du FC Martigues. Il est évidemment impossible de jeter la pierre aux recruteurs du club, ayant fait l’économie d’un coûteux et long déplacement en Suède, plus exactement dans la petite ville d’Halmstad, pour voir le joueur dans son élément, et s’étant laissé abuser avec une certaine naïveté par une succession de belles actions sur une vidéo astucieusement montée.

    Nul doute qu’une utilisation a minima de l’IA aurait averti les dirigeants du FC Martigues de l’urgence d’un déplacement en Suède avant la signature d’un contrat avec Henrik Bertilsson. En effet, il aurait été possible d’alimenter les algorithmes d’aide à la décision d’un ensemble de mesures de performance du joueur incluant des données biographiques, des références spécifiques aux anciens clubs fréquentés, des caractéristiques du championnat suédois… et bien évidemment des images issues de la vidéo. Concernant la start-up ai.io, la technologie de sa plateforme est ainsi capable d’évaluer et de comparer les capacités techniques, athlétiques, cognitives et psychométriques de chacun des joueurs, mais aussi de générer des commentaires fondés sur des évaluations comparatives issues d’essais antérieurs avec d’autres clubs potentiellement intéressés. Reconnaissance suprême : le Programme d’innovation de la FIFA, la division expérimentale de l’association qui teste de nouveaux produits souhaitant entrer sur le marché du football professionnel, souligne la pertinence des outils d’IA développés par la start-up ai.io en matière d’optimisation du processus de recrutement (https://www.fifa.com/technical/football-technology/innovation-programme).

    Vers une extension du « vivier » des talents

    Dans un univers footballistique où les talents participent au renforcement du club-marque, ainsi que Paché et N’Goala (2011) ont pu le souligner, la chasse à ces talents, comme peut l’être l’emblématique Kylian Mbappé lorsqu’il jouait à l’AS Bondy, revêt un caractère central. Le tout est de se donner les moyens de les identifier assez tôt, y compris en utilisant la puissance de raisonnements analytiques liés, par exemple, aux réseaux neuronaux (Barron et al., 2020). De ce point de vue, l’IA ouvre un « champ des possibles » encore méconnu en facilitant l’accès à une offre d’une incroyable richesse. Certes, un recruteur peut demander à voir un joueur dans la vraie vie sur la base de données objectives liées à ses performances physiques rigoureusement analysées. Les clubs commencent cependant à réaliser qu’il n’est pas suffisant de se fier uniquement à l’opinion d’un individu se targuant d’avoir déniché dans un village perdu le « nouveau Pelé » ou le « nouveau Maradona ». Dans la mesure où ce sont des humains qui codent l’IA, le préjugé ou le favoritisme, voire les deux, ne peuvent être exclus. Par exemple, il est impossible pour certains entraîneurs d’imaginer qu’un gardien de but soit performant s’il mesure moins de 1m80, oubliant que Jorge Campos, brillant gardien de but de l’équipe du Mexique lors des Coupes du Monde 1994 et 1998, mesurait 1m68. Mais force est admettre que l’IA de type aiScout ouvre des portes aux joueurs issus de communautés éloignées ou défavorisées qui n’ont pas nécessairement les moyens ou l’opportunité d’être repérés par les recruteurs lors de tournois amateurs.

    C’est clairement ce qu’affirme la MLS après la signature de son partenariat avec la start-up ai.io en déclarant que sont désormais éliminées des barrières telles que le coût, la distance géographique et le temps, limitant traditionnellement la mise en œuvre des programmes de découverte de talents (https://www.mlssoccer.com/news/mls-ai-io-partnership-how-technology-can-transform-soccer-scouting). En d’autres termes, l’application des outils de l’IA doit démocratiser un sport dont on a souligné le nombre massif de pratiquants à travers le monde, et pour les clubs professionnels, c’est la promesse d’une remarquable extension du « vivier » de talents en supprimant une intermédiation jouant parfois un rôle de filtre négatif. Tout recruteur reste en effet un intermédiaire dont les préjugés et biais cognitifs structurent la prise de décision, qu’on le veuille ou non. Avec l’IA, de tels préjugés et biais cognitifs ne disparaissent pas mais ils sont « bridés » par une analyse objective des compétences physiques et psychomotrices des joueurs. D’une certaine manière, même si la dimension humaine lors d’un recrutement de jeunes talents demeure fort heureusement présente (voir la revue de littérature de Mustafovic et al. [2020]), grâce à l’IA, les clubs manifestent un niveau de confiance accru en ce qui concerne les décisions relatives à quel joueur surveiller, puis le cas échéant signer.

    Malgré les projections de croissance rapide de la start-up ai.io et l’enthousiasme que suscite l’IA dans l’univers du football professionnel, la démarche est encore loin de faire l’unanimité, notamment pour ce qui concerne aiScout. D’un point de vue technologique, nous en sommes encore aux prémices d’une révolution en matière de management des ressources humaines. Une grande part du besoin d’amélioration ne repose pas uniquement sur des problèmes d’alimentation des algorithmes par des données pertinentes, en évitant le fameux garbage in, garbage out, autrement dit des données d’entrée absurdes produisant immanquablement des décisions de sortie absurdes. Les modèles prédictifs doivent être aussi ‒ et surtout ‒ suffisamment intelligents pour s’adapter à des variables en constante évolution, ici en matière de technique de jeu. A titre d’illustration, les plus vieux amateurs éclairés de football se souviendront sans peine de l’invention du « football total » au début des années 1970 par l’Ajax d’Amsterdam, une tactique de jeu reposant sur des permutations continues et exigeant de chaque joueur, quel que soit le poste occupé, qu’il participe à la fois à l’attaque et à la défense en fonction des situations. En bref, si la manière dont les joueurs sont utilisés change, comme avec le « football total », les prédictions auront moins de chances d’être bonnes.

    Gérer les talents en club : ChatGPT au centre du jeu

    Elargir le « vivier » des talents est une chose, mieux gérer lesdits talents après leur recrutement en est une autre. De ce point de vue, les promesses offertes par ChatGPT sont exceptionnelles. Il faudrait vivre comme un ermite, dans une grotte ou sur les hauteurs d’une montagne sacrée, pour ignorer le « tsunami » provoqué par ChatGPT, issu des travaux de OpenAI, notamment au niveau de l’enseignement supérieur et de la recherche. Management & Data Science a d’ailleurs publié coup sur coup une rafale d’articles de Quinio et Bidan (2023), Godé et al. (2023), Tran (2023), Meissonier (2023) et Moussavou (2023) qui soulèvent des questions essentielles, voire existentielles, pour la communauté académique. Le football professionnel échappe-t-il à la vague déferlante qui secoue les esprits ? Pas vraiment. Le football, comme la plupart des sports, est une combinaison d’art et de science. A titre d’exemple, il est possible de citer la recherche récente de Hong et Asai (2021) qui se penche sur l’aérodynamisme différencié d’un ballon de football en fonction de son degré d’usure ; pour les tireurs de coup franc les plus talentueux, la réponse est capitale, il faut en convenir ! Pendant la majeure partie de son histoire, qui débute vers les années 1850, le football a été considéré comme un art et il serait fastidieux d’égrener la liste des « artistes » qui lui ont offert ses plus belles heures. L’opinion dominante est toutefois qu’il est indispensable désormais d’intégrer une démarche scientifique, et ChatGPT est au cœur d’un tel mouvement.

    La première vague de technologie et de gestion des connaissances a conduit pas à pas à d’importantes améliorations des capacités de raisonnement tactique au service de l’entraîneur, pour analyser à la fois les performances des équipes concurrentes et les contre-performances sportives de sa propre équipe. Si avant un match, les équipes font souvent appel à un analyste vidéo pour évaluer leurs forces et faiblesses, le système présente des défauts inhérents à l’expérience et à la perspicacité relatives de cet analyste. Ne parlons pas ici de l’entraîneur « vieille école » qui, à la mi-temps d’un match, définit à la craie, sur un tableau noir, les mouvements des joueurs pour renverser la vapeur ! ChatGPT change profondément la donne en recommandant de manière « scientifique », et non pas émotionnelle et subjective, des séances d’entraînement et des séquences de jeu optimales en vue d’exploiter les vulnérabilités tactiques et physiques de l’équipe adverse, et plus largement, en vue d’optimiser l’environnement des joueurs (temps idéal de sommeil, alimentation équilibrée avant un match, etc.). A l’avenir, toutes les données historiques des matchs seront certainement stockées puis utilisées afin de recommander la constitution de la meilleure équipe possible compte tenu de l’équipe rencontrée, mais le plus remarquable est qu’il sera possible, lors de chaque match, de superposer ces données historiques avec les données récoltées en temps réel pour ajuster la stratégie de jeu elle-même.

    Grâce à ChatGPT, il est possible d’identifier à partir de la big data analytics que l’arrière gauche de l’équipe adverse connaît une forte baisse de rythme à la 75e minute en analysant la dilatation des capillaires sanguins du visage dans une succession de matchs ; l’IA recommandera alors à l’entraîneur de faire entrer sur le terrain, vers la 75e minute, un nouvel ailier droit offensif dont la fraicheur devrait faire la différence. De même, l’analyse pourra identifier qu’un gardien de but adverse a tendance à dégager au poing des ballons hauts sur tous les centres venant de la gauche et ainsi suggérer fortement à l’entraîneur que son ailier gauche doit systématiquement centrer sur le gardien de but, en laissant à l’avant-centre le soin de reprendre la balle au bond. Dernier exemple : il se peut qu’un bruit de foule élevé, supérieur à 80 décibels, déconcentre systématiquement une équipe ; il s’agira alors de trouver un moyen d’augmenter le bruit de la foule par l’usage planifié de puissants mégaphones. Dans le cadre d’une recherche conduite avec le soutien du club de Liverpool FC, Tyuls et al. (2021) étudient la meilleure manière de combiner la vision par ordinateur, l’apprentissage statistique et la théorie des jeux afin d’aider les équipes à repérer des modes d’action optimaux à partir des données collectées. Il s’agit d’une piste qui sera certainement creusée dans les prochaines années. D’ores et déjà, il est possible de déterminer les positions idéales sur le terrain d’un collectif de joueurs, en fonction de leurs comportements technicotactiques, cela à l’aide d’algorithmes d’apprentissage automatique alimentés par un ensemble de descripteurs ad hoc (Garcia-Aliaga et al., 2021, 2023). Révolution à bas bruit sans aucun doute, mais révolution qui finira par faire grand bruit dans quelques années, tout en ne négligeant pas l’importance toujours actée de l’intuition dans la prise de décision (Lichtenthaller, 2021).

    Conclusion

    L’IA se positionne comme la dernière pièce du puzzle pour voir triompher un véritable football 2.0, qui n’aura plus rien à voir avec le football à l’ancienne des années 1970. Alors que des contempteurs n’ont de cesse de critiquer la financiarisation de ce sport, sans doute à juste titre, ils oublient de s’intéresser à l’usage de technologies qui rendent caduque toute idée de « glorieuse incertitude du sport ». A terme, tous les entraîneurs des plus grands clubs européens disposeront d’un assistant IA les conseillant sur la constitution de leur équipe à un instant t. Certes, le jeu lui-même s’appuiera toujours sur des interactions complexes et multivariées entre 11 joueurs, et comme l’indique la célèbre sentence, associer les 11 meilleurs joueurs du monde ne vous donnera pas toujours la meilleure équipe du monde. L’IA apporte cependant des informations capitales et des modèles analytiques sur la dynamique de ces interactions que la rationalité limitée d’un entraîneur ‒ même génial ‒ ne permet pas d’obtenir. Plus que jamais, il est alors à craindre que le football devienne un spectacle de plus en plus prévisible, formaté, voire « industrialisé », et qu’il finisse par générer la défection de fans nostalgiques du « football de terroir », pour reprendre l’heureuse expression de Marchesnay (2015). Une telle défection pourrait être accentuée par des avantages déloyaux portés par un usage extensif de l’IA, nuisant à une certaine éthique sportive (McLean et al., 2022). Ainsi, les futurs vainqueurs de l’UEFA Champions League ne seront-ils pas en priorité les clubs ayant les moyens financiers de se payer à prix d’or les meilleurs data scientists de la planète ?

    Bibliographie

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