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Marc Bidan
(marc.bidan@univ-nantes.fr) - Université de Nantes
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Cette réflexion propose une lecture du projet Libra au travers de la renaissance du patron de Facebook – fragilisé en 2018 et 2019 par diverses attaques internes et externes - et de sa stratégie de reconquête du pouvoir à la fois au sein de son entreprise et de son écosystème d’affaire. Il s’agit de montrer ici que ce vrai-faux projet n’a pas forcément vocation à être déployé à terme mais plutôt à être agité comme un chiffon rouge. Il s’agit de l’agiter à la fois en interne pour montrer la force de frappe retrouvée du patron de Facebook et en externe pour insister auprès des régulateurs et autres négociateurs sur la capacité de nuisance du consortium Libra Association désormais stabilisé. L’objectif est de peser sur les négociations en cours pour minimiser les projets de taxation voire même abandonner ceux liés au démantèlement des GAFA. Cette lecture repositionne le patron de Facebook au centre des débats avec comme conséquence que ce drôle de « stable coin » qu’est le Libra qui apparaît plutôt comme un mythe en construction – un leurre - que comme une réalité en devenir. D’ailleurs, les reports successifs et les profondes modifications annotées dans le whitepaper en sont d’intéressantes illustrations.
Contenu
Pourquoi parler de renaissance dans le cas du patron de Facebook ?
Nous sommes au beau milieu de la Californie. Celle de Hollywood au nord de Los Angeles et celle de la Sillicon Valley au sud de la baie San Francisco. C’est là que naît il y a quelques mois dans le plus grand secret l’épopée encore balbutiante de ce qui sera la plus célèbre des cryptos monnaies – bien qu’elle ne soit pour le moment ni crypto ni monnaie – et bientôt la plus fameuse des impostures scénaristiques portée par un revenant que le monde du cinéma aimera oscariser !
Toutefois, l’histoire n’est pas si idyllique que cela. Il était une fois un ancien premier rôle – que nous nommerons Facebook – qui traversait une grave crise d’image suite à de nombreuses erreurs de casting et autres scandales largement médiatisés (Cambridge Analytica, etc.). Le métier ne voyait plus en lui qu’un ancien acteur de premier plan qui fut souvent inventif et parfois génial mais dont l’image était ternie. Il était promis à une mort lente et cruelle dans le secteur hyper exigeant des hautes technologies, celle de l’inéluctable ringardisation. Pire, ses propres créations, ses propres enfants – que nous nommerons Instagram, Whatsapp, Messenger – lui volaient désormais la vedette auprès notamment des jeunes publics. De plus, comble de retournement de situation plus aucune innovation technologique majeure ne venait de lui ! Il était même obligé de dupliquer – d’imiter – celle des autres ce qui le renvoyait au statut de suiveur après avoir été leader. Cruel également, ses ex-concurrents non généralistes – ceux qui savaient choisir leur rôle et leur public et évitaient ainsi le piège de l’insipide généraliste – se montraient désormais à la fois plus rentables et plus agressifs comme d’ex outsiders du bas de l’affiche devenus « bankable » tels que Twitter, Youtube, Pinterest, Linkedin, Tik-Tok sans parler des acteurs et productions incontournables de l’empire du milieu comme WeChat, QQ ou YouKu. Tous ces challengers se réjouissaient du vide que la star déchue laissait derrière elle.
Cela signifiait concrètement pour eux des millions d’internautes – souvent jeunes et solvables qui plus est – qui se détournaient inexorablement de la star des réseaux sociaux pour aller se faire « prendre » ailleurs ou du moins pour aller naviguer en des eaux moins troublées et y laisser par la même occasion les données monétisables issues de leurs périples numériques.
Facebook se devait de rebondir, Mark Zuckerberg – encore jeune et vaillant mais déjà contesté en son propre conseil d’administration – se devait de reprendre la main et de montrer au métier qu’il était encore bel et bien le patron. Il lui fallait revenir en haut de l’affiche et refuser de disparaître dans le panthéon des anciennes gloires du numérique.
Il choisit de retravailler ses gammes et de revenir à la fraîcheur de ses débuts en misant à la fois sur son talent d’innovateur et son charisme de leader. Pour porter cette reconquête, il lui fallait trouver une histoire, créer un totem et fabriquer un mythe. Cette épopée en plusieurs épisodes, et probablement plusieurs saisons, embarquera l’ensemble des « spectateurs » alléchés par le retour au premier plan de ce talent lié à leur imaginaire. De plus, les « gens du métiers » seraient intrigués et impressionnés, par le phénix qui renaîtrait à nouveau donc de ses cendres comme savent le faire des étoiles comme Steve Jobs, Bill Gates voire Jeff Buzos désormais intouchables.
Pourquoi Mark Zuckerberg se devait de réagir spectaculairement ?
Mais comment faire ? Quel était donc le dernier secteur sur lequel le géant pouvait intervenir de façon spectaculaire voire disruptive ? Il lui fallait créer l’évènement. Cet évènement ne saurait être médiocre ni même seulement « innovant » Ce secteur qui manquait à son tableau de chasse lui était pourtant bien connu…c’était celui de la banque, plus exactement celui du paiement d’abord puis celui de la monnaie ensuite …et même souveraine pourquoi pas !
Déjà, lorsque la plateforme a décidé de lancer sa « market place » aux USA – simple mise en relation d’offreurs et de demandeurs – l’idée du paiement fut abordée en petit comité mais elle fut rapidement abandonnée – même un simple bouton « paypal » fut rejeté – pour ne pas affronter Amazon. En effet, cette markeplace serait devenu un site marchand et ainsi se serait confronté aux géants comme Amazon ou Alibaba et Facebook n’y était pas préparé. Ainsi Facebook accepta de faire profil bas et « payer pour voir » en se confrontant tranquillement à des sites vitrines comme « Le bon coin » par exemple en France – sans contraintes lourdes types contractuelles – et surtout pas à des sites marchands comme « Amazon » .
Le public était cependant mature. Probablement même que le public aimerait cette superproduction issue de la rencontre entre le numéro un mondial des réseaux sociaux et le numéro un mondial de…de quoi au fait ? Et bien de rien du tout, rien n’était vraiment prêt ni accessible sur le marché ! Il fallait donc le créer ex nihilo et ce serait d’abord l’idée d’un Facebook Coin, c’est à dire une crypto-monnaie ou encore une monnaie adossée à une blockchain. L’idée est bonne car ces registres distribués, sécurisés, transparents et inviolables permettent de se passer de tiers de confiance traditionnels (type banque centrale) et ouvrent donc la voie à des tiers de confiance numériques (type la masse ouverte des internautes ou type la cohorte fermée des associés). Ensuite, la seconde vraie bonne idée de Mark Zuckerberg fut de recruter à tour de bras parmi les crypto-acteurs talentueux et notamment un personnage désormais mythique « David Markus » ex patron de Paypal …justement PayPal qui serait le partenaire financier idéal de cette crypto monnaie maison et qui va intégrer la première cohorte d’associés. Cependant, en octobre dernier, face aux coûts réputationnels et aux pressions, Paypal va se retirer du consortium Libra de même que Ebay, Visa, Stripe et Master Card.
Ainsi, le décor du blockbuster est planté ! La sortie mondiale est prévue en 2020 – le teasing est réussi – et nous connaissons même le nombres de salles envisagées pour les premières parisiennes….Certes, avec sa crypto monnaie et ses deux milliards d’usager Facebook va pouvoir reprendre la main et faire parler de lui…il va même sauver le monde – disons que la communication portera au début sur l’Afrique sous bancarisée et la dimension philanthropique du projet – et il va même révolutionner les paiements – disons qu’il sera aussi facile d’envoyer de l’argent à l’autre bout du monde que d’envoyer une photo – et c’est justement cela qu’on va demander à un géant qui revient au sommet ! Pourquoi se contenter de la lune quand on peut décrocher les étoiles. Les écrans noirs sont prêts, la projection du film peut commencer …
Pourquoi le scénario du Libra est bien celui d’une reconquête ?
Pour cela la machine à faire rêver le cinéphile peut compter sur le talent créatif de Mark Zuckerberg et de ses équipes. En effet, c’est bien FB qui porte ce consortium fermé et c’est FB qui a choisi et coopté les partenaires fondateurs ! C’est bien FB qui est à la manœuvre par temps calme (année 2018 avec les prémices) comme par tempête (année 2019 avec les défections), par vent de face comme par vent de côté et quand il faut lâcher du lest c’est FB qui prend les décisions qui fâchent et qui communique sur les reports, les retards et qui assume les modifications du White Paper.
Nous montrons dans le tableau suivant montre, les 4 dimensions (le génie, l’idée, l’outil et le support) de la stratégie scénaristique de FB. En effet, son fondateur emblématique est au cœur du scénario de reconquête. Il fallait en effet créer l’évènement et lancer un projet spectaculaire à dimension planétaire. Il le fallait pour des raisons médiatiques et géopolitiques.
Nous remarquons que si le scénario et la communication du consortium va se focaliser sur l’outil Libra, une monnaie privée de type stable coin, c’est bien son support, l’application Calibra, une application type porte-monnaie électronique qui est la réelle innovation de ce projet et qui en est de facto la pierre angulaire. En effet, autant le Libra est partagé au sein du consortium suisse (Libra association), autant Calibra est une filiale à 100% de Facebook.
Le génie |
L’idée |
L’outil |
Le support |
Le patron (Mark Zuckerberg) |
Blockchain (allégée) |
Stable coin (Libra) |
Porte-monnaie (Calibra) |
La prudence du business man |
Entrée par cooptation |
Décision par Consensus Avec permission (blockchain fermée et allégée) |
Décision par votation mais avec une voix par membre (donc 2 pour FB avec celle de Calibra) |
Le charisme du leader
|
Consortium fermé |
Consortium Uber, Booking, Iliad |
Basé à Genève en Suisse |
L’originalité du communiquant |
Entrée et sortie possible du consortium (cas de Paypal, de Visa, etc.) |
Mais sous condition tarifaire (10 millions de USD) payable plus tard |
Libra Association |
La paranoïa feinte de l’inventeur |
Code non accessible (à court terme mais ouvert ensuite) |
Tiers de confiance traditionnels (les membres du consortium) |
Cours stabilisé par les actifs et dépôts équivalents (non volatilité) |
Tableau 1 : les quatre dimensions scénaristiques du projet Libra
Finalement, même si Libra ne voit jamais le jour, du moins dans ses ambitions et fonctionnalités annoncées, son support – Calibra – sera déployé et verra certainement le jour. Cette application, propriété de Facebook, même revue à la baisse en termes de services monétaires et financiers, permettra quand même de transférer de l’argent – par exemple des populations immigrées vers leurs familles – et de déployer un « instrument de transaction » utile et facile. Cela permettra à Facebook de continuer à collecter des informations et des données massives auprès de ses plus de deux milliards d’utilisateurs de par le monde (hors Chine) puis de les monétiser !
Pourquoi Libra est et restera plutôt un mythe qu’une réalité ?
L’idée centrale de ce scénario dévoilé en 2019 et prévu pour être déployé en 2020 – sans qu’une date précise ne soit encore annoncée – est que Libra est un projet massif et « prêt à l’emploi ». Certes, mais cette lecture volontariste est également compatible avec une lecture plus obscure et opportuniste. Libra est certes « prêt à l’emploi » mais il n’est finalement qu’un leurre. Libra joue actuellement surtout le rôle du chiffon rouge qui est déployé opportunément par Facebook et ses partenaires pour « impressionner » le régulateur et notamment les autorités monétaires dont la sensibilité sur la question de « souveraineté » de la monnaie semble exacerbée. Et en ce sens Libra est déjà une réussite. Il s’agit en effet de « frapper là où ça fait mal » et de montrer au travers de cette arme de dissuasion massive qu’est le Libra que le premier des GAFA n’est pas sans ressource et peut négocier quasiment à égalité avec les états. Il s’agit par exemple de peser dans les négociations en cours – abordées médiatiquement lors du G7 finance cet été à Chantilly – avec les autorités financières et monétaires américaines et (surtout) européennes afin d’influencer les projets de taxation des géants du net ! Rappelons que le 18 octobre dernier, Bruno Le Maire n’était guère enthousiaste et annonçait par exemple que « La Libra n’est pas la bienvenue sur le territoire européen » et ajoutait même « c’est notre souveraineté qui est en jeu ».
L’idée sous-jacente est que Libra peut être abandonné en 2020, c’est-à-dire avant même son déploiement, comme une preuve de bonne volonté en échange d’une taxation qui serait « raisonnable » voire « acceptable » des bénéfices des géants du consortium (Facebook, Uber, Booking, Vodafone, etc.). Ceci concerne aussi les opérateurs qui ne sont pas dans ce consortium (Amazon, Apple, Google, Microsoft, etc.) et qui ont eux aussi leur projet – plus ou moins avancé – de crypto monnaie dans les cartons. Facebook et ses partenaires joueraient ainsi le rôle de négociateurs avec l’accord implicite de ses compétiteurs américains qui, pour le moment, ne sortent pas du bois et observent juste l’avancée des négociations. Facebook est donc leur porte-parole devenu de facto incontournable (c’est d’ailleurs Mark Zuckerberg qui est auditionné par le régulateur américain et rarement ses illustres collègues) et Libra est un chiffon rouge qui ne demande qu’à se transformer en drapeau blanc et à renter sagement dans ses cartons !
Il ne semble pas paradoxal pour de tels géants comme Facebook, habitués à une communication disruptive et aux tempêtes médiatiques, de travailler à un tel projet pour finalement ne pas le mener à terme. Libra serait abandonné en l’état mais pas Calibra ! En effet, sa simple médiatisation, avec les millions de lignes déjà écrites à son sujet, permettent de porter haut le pouvoir de nuisance des membres de ce consortium – au premier rang desquels nous trouvons bien sur Facebook et son patron qui s’est replacé au centre de l’échiquier – ce qui suffit à les distinguer et à les singulariser dans les futures négociations. Les inéluctables règles qui seront établies par le régulateur concernant les cryptos monnaies ne sont pas, ici, au centre du débat. Le débat derrière Libra se focalise surtout autour de l’avenir même des GAFA car les projets de démantèlement et d’hyper taxation occupent encore (trop !) le devant de la scène à leurs yeux. Dès lors, la réalité du Libra et du calendrier de son déploiement paraissent moins importants pour Mark Zuckerberg que la construction d’un mythe ! La grenouille gafaienne pourrait donc enfler, enfler et à terme devenir aussi grosse que le bœuf étatique …mais sans éclater !
Bibliographie
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