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Gilles Paché
(gilles.pache@univ-amu.fr) - Aix-Marseille Université
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Quand la banalité cache la complexité
Dans les entrepôts de la grande distribution de parfois plusieurs centaines de milliers de m2, chaque décision logistique semble tellement anodine en première approximation : quel robot assigner à quelle allée et rack de stockage, quel colis charger en priorité dans un véhicule, quelle tournée de livraison prioriser ? Pourtant, derrière ces choix journaliers d’une grande banalité se dissimule une complexité vertigineuse. Avec des milliards de combinaisons possibles, les ordinateurs classiques doivent se contenter d’approximations et d’heuristiques basiques. Résultat : une série de gaspillage de ressources humaines et matérielles, et une forte vulnérabilité face à la moindre perturbation de la chaîne logistique. La question n’est donc plus seulement de traiter l’information de pilotage des flux plus vite, ce que l’on a compris depuis des décennies (Véronneau et al., 2008), mais de repenser en profondeur la façon dont les managers prennent leurs décisions logistiques dans un univers de variables quasi-infinies. Or, l’actualité scientifique nous rattrape : la révolution obligée que les logisticiens pressentent trouve aujourd’hui un écho inattendu dans les avancées spectaculaires de la physique quantique, consacrées par une prestigieuse reconnaissance académique.
En effet, en octobre 2025, le prix Nobel de Physique a été attribué à John Clarke, Michel H. Devoret et John M. Martinis pour leurs travaux pionniers sur le tunneling quantique macroscopique et la quantification de l’énergie dans un circuit électrique. Le comité d’attribution a salué leur capacité à démontrer que des effets quantiques ‒ traditionnellement observés à l’échelle atomique ‒ peuvent se manifester dans des systèmes manipulables à l’échelle macroscopique, comme les circuits supraconducteurs utilisant des jonctions de Josephson (de minuscules ponts entre deux matériaux supraconducteurs, à travers lesquels les électrons passent sans résistance grâce à un phénomène purement quantique, permettant ainsi de créer des circuits ultra-sensibles et extrêmement rapides). Ces recherches ont ouvert la voie à l’essor des qubits supraconducteurs, qui constituent aujourd’hui l’un des piliers de l’informatique quantique. En mettant en lumière la continuité entre la physique fondamentale et les applications industrielles, les travaux de John Clarke, Michel H. Devoret et John M. Martinis soulignent implicitement combien la maîtrise des phénomènes quantiques pourrait révolutionner la prise de décision dans des environnements complexes et turbulents.
Forte de ces avancées et du nouvel élan insufflé par le prix Nobel 2025, la recherche mondiale devrait plus ou moins rapidement franchir une étape décisive : celle du passage du principe physique théorique à l’application concrète. C’est à quoi s’attachent les objectifs affichés d’une diffusion de l’informatique quantique à la logistique, qui souhaite explorer simultanément une multitude de scénarios là où un calcul classique progresse ligne après ligne de manière dirions-nous « besogneuse ». La capacité à embrasser la complexité du réel ouvre un champ d’investigation dont beaucoup n’ont pas encore pris la juste mesure, celui d’une logistique qui ne subirait plus les événements mais saurait finalement les devancer. Elle pourrait ainsi absorber plus aisément les chocs, fluidifier les flux de produits et redistribuer les ressources avec une agilité inconnue à ce jour. L’enjeu, il faut l’admettre, dépasse largement la seule compétitivité améliorée des entreprises. Il touche à la manière dont nos sociétés conçoivent la circulation des biens dans une perspective d’antifragilité généralisée (Paché, 2023), justifiant ici un voyage au cœur d’une « disruption » annoncée devant redessiner entièrement les fondations de la chaîne logistique du futur.
L’informatique quantique en marche
L’informatique quantique marque une rupture profonde dans la façon dont les ordinateurs traitent l’information. Alors que les ordinateurs traditionnels reposent sur des bits, qui valent soit 0 soit 1, les ordinateurs quantiques utilisent des qubits, capables d’être à la fois 0 et 1 en même temps grâce au principe de superposition (Sood, 2023). Combinés à l’intrication, un phénomène qui relie les qubits de manière défiant la logique classique, les systèmes quantiques explorent simultanément un nombre immense de possibilités. Comme le soulignent Bidan et Février (2022), cette approche « fulgurante », opposée à la logique arborescente des ordinateurs classiques, repose sur la capacité du calcul quantique à balayer tous les chemins à la fois plutôt que de les parcourir un à un. Si cela ne les rend pas universellement plus rapides que les ordinateurs traditionnels, ils sont en revanche incomparablement plus performants pour résoudre des problèmes d’optimisation à forte densité combinatoire. En recherche médicale, par exemple, ils permettent de passer au crible des millions de molécules potentielles afin d’identifier celles qui pourraient bloquer une protéine pathogène, ouvrant la voie à de nouveaux traitements prometteurs contre certains cancers.
Au-delà de la puissance de calcul, l’informatique quantique inaugure une véritable mutation cognitive dans la manière de résoudre des problèmes logistiques. Les heuristiques classiques, telles que définies par Simon (1957), reposent sur des raccourcis mentaux permettant de gérer la complexité du réel en limitant l’espace des options analysées. Ces simplifications, indispensables pour assurer le fonctionnement des chaînes logistiques, conduisent à des décisions satisfaisantes mais rarement optimales. En outre, l’économie comportementale a montré que les mécanismes cognitifs sont aussi biaisés par l’aversion au risque, l’excès de confiance ou la focalisation sur des informations limitées (Tversky et Kahneman, 1974), ce qui amplifie l’incertitude dans des systèmes complexes. L’informatique quantique bouleverse ce paradigme car, en explorant simultanément un nombre immense de scénarios, elle permet de dépasser les limitations cognitives humaines et la logique séquentielle des ordinateurs classiques. La collaboration homme / machine devient alors un dialogue entre heuristique et exploration quantique, où la machine propose des solutions que le décideur peut interpréter et ajuster. Penser « en qubits » transforme la rationalité en contexte logistique en un processus probabiliste, multidimensionnel et adaptatif, révélant une nouvelle manière d’appréhender la complexité et d’anticiper les événements.
De grandes entreprises, d’IBM à Google, mais aussi des startups comme Rigetti ou IonQ, construisent désormais des prototypes de machines dans leurs laboratoires. Dans le même temps, en Europe, des équipes de recherche spécialisées en physique théorique se distinguent, notamment en Allemagne, aux Pays-Bas et en France, tandis que la Chine déploie des programmes universitaires d’une ampleur inédite. Un signe qui ne trompe pas les observateurs les plus attentifs : les gouvernements investissent massivement pour acquérir un leadership technologique, qu’il s’agisse du Quantum Flagship européen (https://digital-strategy.ec.europa.eu/en/policies/quantum-technologies-flagship), ou de la National Quantum Initiative américaine (https://www.quantum.gov/wp-content/uploads/2024/12/NQI-Annual-Report-FY2025.pdf). Le domaine reste cependant jeune car le nombre de qubits fiables est limité, et la correction d’erreurs constitue encore un défi majeur. Mais la trajectoire est claire, et peu contestent l’idée que l’informatique quantique est l’une des technologies d’avenir (Johnson, 2024). Permettra-t-elle de faire circuler les marchandises dans une chaîne logistique aussi efficacement que les électrons dans un circuit quantique ? Là réside l’une des questions les plus brûlantes pour la data science.
Peu de domaines s’alignent aussi naturellement sur les atouts de l’informatique quantique que la logistique. Cette dernière consiste à gérer des flux de marchandises et d’informations à travers des réseaux complexes, afin de répondre à une demande client toujours plus exigeante, notamment en matière de strict respect des délais suite à des achats en ligne (Deshpande et Pendem, 2023). Chaque décision – lancer une ligne de production, séquencer des expéditions ou ajuster des niveaux de stocks – engendre une véritable explosion combinatoire, et même les algorithmes conventionnels de programmation linéaire peinent à suivre le rythme. En pratique, l’optimisation logistique repose donc, le plus souvent, sur des approximations et des heuristiques pour faire émerger une solution satisfaisante dans un temps raisonnable (pour une revue de littérature, voir Deniz et Özceylan [2023]). L’informatique quantique offre une perspective radicalement nouvelle, capable d’explorer simultanément d’innombrables configurations et de proposer des solutions plus rapides et plus précises, transformant ainsi une chaîne logistique en un système hautement réactif. Des algorithmes comme le Quantum Annealing sont d’ailleurs utilisés pour résoudre des problèmes complexes de logistique, tels que la planification des itinéraires et la gestion des stocks, permettant une optimisation plus fine et plus rapide que les méthodes classiques.
Des expériences in vivo soulignent l’impact potentiel de l’informatique quantique sur la logistique. À Lisbonne, Volkswagen a testé un algorithme quantique capable de recalculer en temps réel les itinéraires de taxis pendant les pics de trafic, mais pour un nombre limité de véhicules, réduisant les temps d’attente de dizaines de minutes et fluidifiant un réseau urbain saturé (Salloum et al., 2025). Le groupe Airbus exploite quant à lui des modèles quantiques pour anticiper l’usure des pièces et planifier la maintenance de ses avions, évitant ainsi des immobilisations très coûteuses à l’échelle mondiale (https://www.iotworldtoday.com/quantum/airbus-capgemini-tap-quantum-for-aircraft-corrosion-research). Même des géants du fret aérien comme Lufthansa Cargo expérimentent des outils quantiques pour optimiser la séquence des chargements, minimiser les trajets inutiles et maximiser la charge capacitaire de chaque vol. Ces initiatives montrent que l’informatique quantique dépasse la théorie, telle que récompensée par le prix Nobel de Physique 2025, en s’attaquant à des goulots d’étranglement logistiques, là où chaque minute et chaque kilogramme comptent.
Les grands distributeurs ne sont pas en reste et explorent activement le potentiel de l’informatique quantique pour renforcer leur efficacité opérationnelle. Amazon expérimente ainsi des modèles quantiques afin de réorganiser ses méga-entrepôts, optimisant le parcours des robots de préparation de commandes et réduisant de plusieurs dizaines de kilomètres les trajets quotidiens (Schuetz et al., 2022). Carrefour, de son côté, teste des simulations capables d’ajuster en temps réel la répartition des véhicules et la planification des livraisons, en prenant en compte le trafic, la demande et les priorités exprimées par les clients, telles que les fenêtres de livraison pour les commandes en ligne. Encore à l’état de simples « pilotes », les démarches s’inscrivent dans un mouvement plus large : celui d’une intégration progressive de l’informatique quantique, passant de la recherche fondamentale à l’expérimentation industrielle, puis à l’application opérationnelle. Le Tableau 1 en résume les principales étapes et leurs impacts attendus sur la performance logistique.
Tableau 1. Informatique quantique et logistique : niveaux d’intégration

Source : Élaboration personnelle.
Trois promesses
L’informatique quantique suscite aujourd’hui un enthousiasme comparable à celui qu’avaient provoqué, à leur époque, l’électricité ou l’Internet naissant. Il est vrai qu’elle pourrait révolutionner la logistique en franchissant les limites du calcul classique et en ouvrant la voie à un véritable temps réel opérationnel, capable de traiter simultanément des milliards de variables interdépendantes. La fameuse expérience menée par Arute et al. (2019) avec le processeur Sycamore illustre de manière éclatante le changement d’échelle : une tâche nécessitant environ 10 000 ans sur un supercalculateur classique a été exécutée en seulement 200 secondes sur un dispositif quantique, démontrant sa capacité à explorer des espaces de calcul de nature exponentielle. Cette accélération radicale alimente les espoirs de transformations profondes dans la résolution de problèmes combinatoires, l’optimisation des ressources et la réduction des inefficacités systémiques. De ce point de vue, la logistique apparaît comme un laboratoire privilégié pour tester ces potentialités, à la croisée des flux physiques et numériques, et trois promesses se dégagent d’ores et déjà de l’informatique quantique.
Une première promesse réside dans la résilience de la chaîne logistique, c’est-à-dire sa capacité à continuer de fonctionner efficacement malgré des perturbations imprévues. Après le blocage du canal de Suez une semaine de mars 2021 par un porte-conteneurs ensablé, des armateurs comme Maersk ont commencé à explorer comment les simulations quantiques pourraient modéliser avec précision les effets en cascade sur des réseaux mondiaux de transport maritime (https://www.maersk.com/insights/logistics-trend-map/quantum-logistics). Les outils classiques peinent à saisir les interdépendances complexes entre des milliers de navires, ports et destinataires, souvent influencées par des facteurs exogènes comme la météo, les tensions géopolitiques ou les retards portuaires. L’informatique quantique permet au contraire d’exécuter simultanément plusieurs scénarios hypothétiques, d’évaluer leurs conséquences et d’identifier en quelques secondes les chemins logistiques alternatifs les plus robustes. Les simulations ouvrent ici la voie à une prise de décision proactive, où la chaîne logistique ne subit plus les crises, mais les anticipe, en réaffectant intelligemment les capacités, les routes et les priorités selon la nature de l’événement perturbateur.
Une deuxième promesse concerne la prévision de la demande, un défi majeur face à des consommateurs toujours plus volatils, notamment pour les achats en ligne. Walmart, avec ses milliers de magasins et son puissant site Internet marchand, a investi dans des algorithmes inspirés du quantique pour anticiper la demande de façon ultra-précise. Comment ? L’entreprise combine en fait des données historiques de ventes, des tendances régionales, les effets des promotions et des facteurs externes comme la météo ou les événements locaux (https://bajricsanel.com/project/optimizing-supply-chain-through-quantum-computing/). Cette approche permet de générer des modèles prédictifs qui s’ajustent en temps réel à l’évolution des comportements d’achat. Grâce à une capacité d’analyse multi-dimensionnelle, Walmart ajuste finement les niveaux de stocks disponibles et évite à la fois les ruptures et les surstocks dispendieux, tout en optimisant la rotation des produits et l’efficacité de ses flux internes. L’entreprise espère ainsi non seulement réduire ses coûts logistiques, mais aussi renforcer la satisfaction client, limiter le gaspillage alimentaire et améliorer son empreinte environnementale. En bref, l’intelligence quantique devient ici un véritable levier stratégique d’agilité commerciale.
Une troisième promesse, enfin, réside dans l’optimisation dynamique des flux d’acheminement. DHL expérimente des algorithmes quantiques pour réaffecter en temps réel ses véhicules et planifier les itinéraires dans les espaces urbains de plus en plus congestionnés des mégapoles (https://lot.dhl.com/quantum-leap-logistics/). Là où les systèmes traditionnels se contentent d’un recalcul statique des trajets, les modèles quantiques prennent en compte simultanément la densité du trafic, la disponibilité des conducteurs, la taille des colis et même les conditions météorologiques pour produire des solutions adaptatives. Même des améliorations incrémentales, comme éviter de petits détours ou regrouper des livraisons adjacentes pour une même rue, permettent de réduire significativement la consommation de carburant, les émissions polluantes et les temps de trajet. FedEx explore quant à lui des modèles similaires pour réorganiser la distribution dans ses hubs régionaux, en optimisant l’ordre des chargements et la séquence des trajets. Ces expérimentations laissent entrevoir une distribution urbaine plus réactive, plus durable et fondée sur une intelligence computationnelle capable de s’adapter instantanément à des conditions changeantes au cœur de la cité. Les trois promesses illustrent le potentiel transformateur de l’informatique quantique en logistique, entre résilience, anticipation et optimisation, dont le Tableau 2 propose une synthèse.
Tableau 2. Les trois promesses de l’informatique quantique pour la logistique

Source : Élaboration personnelle.
Face au « mur quantique »
Les signaux faibles relatifs à une logistique plus performante à l’ère quantique sont encourageants, mais les obstacles demeurent. L’immaturité technologique constitue l’un des freins principaux. Les dispositifs actuels, appelés machines NISQ (Noisy Intermediate-Scale Quantum), souffrent d’instabilité et de nombreuses erreurs, ce qui limite leur capacité à traiter des problèmes industriels complexes. Ces contraintes rappellent les cinq critères fondateurs de maturité proposés par DiVincenzo (2000), qui souligne la nécessité de qubits fiables, de portes universelles, de temps suffisant de cohérence, de possibilités de mesure et de connectivité appropriée pour rendre un ordinateur quantique réellement opérationnel. Les erreurs fréquentes exposent les organisations à ce que Michaud (2025) décrit comme un « syndrome hallucinatoire artificiellement généré », un phénomène où la confiance excessive dans des systèmes expérimentaux produit des décisions erronées. Dans un tel contexte, la présence d’« hallu-traqueurs » devient indispensable pour vérifier la rationalité des algorithmes. À ce jour, les applications quantiques en logistique restent exploratoires et n’ont pas encore atteint une véritable transformation opérationnelle.
Si l’informatique quantique promet une puissance de calcul inédite, elle soulève également des défis énergétiques majeurs. Les architectures quantiques nécessitent en effet des cryostats maintenant des processeurs à des températures extrêmement basses, ce qui implique des systèmes de refroidissement énergivores. Une étude technique réalisée par Martin et al. (2022) indique que, selon l’architecture et l’efficacité des cryogénies, la consommation liée au maintien en température peut dépasser l’énergie utilisée pour l’opération de calcul elle-même. Par ailleurs, des conceptualisations récentes proposent des cadres d’évaluation comparant l’efficacité énergétique des solutions quantiques et classiques ; ils en concluent que l’avantage énergétique potentiel n’apparaît que si le bruit et la correction d’erreurs sont parfaitement maîtrisés (Meier et Yamasaki, 2025). Pour les chaînes logistiques, ceci obligé à penser des architectures hybrides, à savoir confier aux processeurs quantiques les tâches combinatoires à très haute densité tout en déléguant les calculs moins exigeants à des systèmes classiques énergétiquement moins « gourmands ». Sans une telle cohabitation réfléchie et des progrès dans l’efficacité des systèmes cryogéniques, le déploiement massif de fermes quantiques risque d’engendrer une empreinte écologique incompatible avec les objectifs affichés de neutralité carbone.
Certaines entreprises ont néanmoins testé des méthodes quantiques pour améliorer leurs processus logistiques, avec des résultats prometteurs, mais pour l’instant réduits. BMW, par exemple, a expérimenté l’optimisation des lignes de production grâce à des algorithmes quantiques, constatant des améliorations ponctuelles dans le mouvement des robots, mais sans pouvoir étendre l’application à l’ensemble des usines (https://www.dwavequantum.com/resources/application/quantum-annealing-based-optimizations-of-robotic-movement-in-manufacturing/). De même, TotalÉnergies a investi dans la planification énergétique et la maintenance prévisionnelle, explorant la répartition des flux de carburants et la captation de CO₂, mais le nombre limité de qubits fiables, la sensibilité au bruit et les imperfections de correction d’erreurs freinent un déploiement industriel à grande échelle. Les systèmes actuels ne permettent donc pas encore de convertir les capacités théoriques de l’informatique quantique en performance industrielle significative. Ces expériences illustrent la nécessité de prudence, car des gains précoces peuvent être surestimés, et montrent que l’exploration technologique reste une étape intermédiaire avant une adoption opérationnelle réelle.
Se pose en outre la question critique de l’accès économique aux technologies. Seules quelques grandes entreprises disposent des ressources pour expérimenter l’informatique quantique, tandis que les PME et les ETI, majoritaires dans le secteur logistique français, restent largement exclues compte tenu du coût en ressources (Fellous Asiani, 2021). Sans politiques volontaristes de démocratisation, notamment via des investissements publics ciblés, la logistique à l’ère quantique risque d’accentuer les inégalités entre acteurs capables de tirer parti des nouvelles technologies et ceux qui en seront privés. Le défi dépasse le simple aspect technique et touche aux dimensions sociales, économiques et géopolitiques, comme l’illustre Nielsen et al. (2025), qui rappellent comment les inégalités structurelles influencent de longue date la production scientifique et technologique. L’histoire des sciences regorge de cas pour lesquels l’accès inégal à des technologies émergentes a créé des asymétries durables dans la compétitivité et la capacité d’innovation. Sans stratégies d’inclusion, les chaînes logistiques du futur risquent dès l’instant de reproduire, voire d’amplifier, des déséquilibres existants.
Pour que toutes les chaînes logistiques soient réellement réactives et résilientes, il est par conséquent indispensable de concevoir des facilitateurs du changement. Cela implique des investissements publics et des initiatives privées qui se soutiennent les uns les autres, visant à démocratiser l’accès à l’informatique quantique, et permettant à un plus grand nombre d’acteurs d’expérimenter et d’intégrer les technologies. Une diffusion stratégique favoriserait non seulement la compétitivité des entreprises, mais aussi une meilleure adaptation à l’environnement VUCA, en rendant les chaînes logistiques capables d’anticiper et de gérer simultanément une multitude de contraintes complexes. Dans ce contexte, les concepts de résilience et d’antifragilité deviendront réellement opérationnels, dépassant le cadre de la simple optimisation classique fondée sur des heuristiques. Une approche proactive et volontariste permettra sans aucun doute de transformer les promesses de l’informatique quantique en gains tangibles, préparant un futur où la logistique ne subira plus les événements, mais apprendra à les devancer.
Il apparaît cependant évident que le développement de la logistique à l’ère quantique ne saurait s’affranchir d’un cadre éthique rigoureux, un chantier demeurant encore largement ouvert à ce jour. Les travaux d’Atladóttir et al. (2025) révèlent d’ailleurs un net déséquilibre entre, d’un côté, des politiques nationales centrées sur l’innovation et la compétition technologique, et, de l’autre, les préconisations d’experts appelant à une meilleure prise en compte de la sécurité, de la justice sociale, de la transparence et du chiffrement post-quantique. Dans la même veine, Csenkey et Bindel (2023) alertent sur les risques associés à la capacité potentielle des ordinateurs quantiques à compromettre les systèmes de cryptographie actuels, ce qui impose une approche de la gouvernance à la fois technologique et réglementaire, fondée sur l’anticipation des risques. Concrètement, une logistique responsable à l’ère quantique suppose de protéger la confidentialité des données, d’adopter les algorithmes les plus résistants aux attaques, d’assurer la traçabilité des décisions automatisées et d’impliquer les différentes parties prenantes ‒ salariés, clients ou communautés locales ‒ dans la définition des usages et des limites. À défaut, l’essor de l’informatique quantique pourrait fragiliser la confiance dans les infrastructures logistiques.
Conclusion
L’univers du roman de William Gibson Neuromancien (1984), en partie inspiré par le film Blade Runner (1982) de Ridley Scott, nous plonge dans une dystopie cyberpunk où les cowboys du cyberespace naviguent au sein de la « matrice », un réseau global saturé de données et protégé par des IA sur-puissantes. Chaque décision nécessite une anticipation instantanée des interactions complexes entre acteurs et systèmes. Force est de reconnâitre qu’une telle vision, longtemps confinée à la science-fiction, trouve un écho étonnant dans la logistique contemporaine grâce à l’informatique quantique : des qubits en superposition et intriqués permettent de simuler simultanément des milliards de scénarios décisionnels, à l’instar de Scarlett Johansson, la voix d’un système d’exploitation intelligent nommé Samantha ayant simultanément des millions d’amants en ligne dans le film Her (2013) de Spike Jonze. Les chaînes logistiques deviennent ainsi capables de recalculer leurs trajectoires, d’anticiper les perturbations et de redistribuer les ressources avec une redoutable précision. Ce qui paraissait irénique hier – un pilotage en temps réel de systèmes complexes – devient tangible, transformant les flux et décisions logistiques en un système adaptatif face à l’incertitude et à la volatilité de l’environnement.
Au-delà de l’optimisation et de la résilience, la convergence entre fiction et réalité ouvre un horizon inédit pour la recher en IA et, plus largement, la prospective industrielle. Les modèles prédictifs enrichis par le calcul quantique permettent de traiter des variables multiples, de générer des simulations à grande échelle et de recalculer en continu des décisions dont la portée stratégique est incontestable. Flux, ressources et contraintes coexistent désormais dans une dynamique de l’instantanéité, révélant un potentiel d’anticipation jusqu’ici réservé à l’imaginaire. Toutefois, comme le rappelle Bostrom (2013), l’accélération des technologies génère des risques majeurs susceptibles de compromettre l’avenir de l’humanité si elles ne sont pas anticipées et régulées, soulignant l’importance d’une gouvernance responsable. À l’image des cowboys de William Gibson, les managers de demain devront interagir avec des systèmes massivement complexes, où l’incertitude devient un terrain d’innovation et le temps réel une réalité performative. La science-fiction n’est plus un simple miroir ; elle se transforme en un laboratoire conceptuel, préfigurant une logistique à l’ère quantique capable de redéfinir la manière dont les organisations survivent dans un monde traversé par une succession de crises économiques, climatiques et géopolitiques aux effets hautement déstabilisateurs.
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