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Philippe JEAN-BAPTISTE
(philippejb@icloud.com) - LEST - Laboratoire d'Économie et de Sociologie du Travail UMR 7317 I CNRS – Aix Marseille Université - ORCID : https://orcid.org/0000-0003-0656-7588
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Pourquoi l’intelligence artificielle générative (IAG) n’a-t-elle émergé qu’en 2022 aux yeux du grand public, alors qu’elle repose sur des concepts formulés dès les années 1950 ?
La réponse réside moins dans une rupture soudaine que dans la levée progressive de barrières techniques longtemps bloquantes, identifiées de longue date par les chercheurs en IA (Jordan & Mitchell, 2015; Brynjolfsson & McAfee, 2015).
L’histoire récente de l’IA a été marquée par plusieurs « hivers de l’IA » – périodes de désillusion et de sous-investissement dans le domaine, dues à l’incapacité des technologies à tenir leurs promesses (Crevier, 1993; Hendler, 2008). Ces stagnations successives ont illustré les limites d’un système encore bridé : données insuffisantes, stockage onéreux, puissance de calcul limitée, connectivité déficiente. Ces verrous, à la fois techniques et économiques, ont longtemps freiné la maturation de l’IA.
Depuis une décennie, ces barrières tombent. Les volumes de données disponibles explosent grâce à l’open data et aux objets connectés entre autres (Manyika et al., 2011), les coûts de stockage s’effondrent (McCallum, 2023), les GPU/TPU démultipliant la puissance de calcul (Jouppi et al., 2017), et le cloud rend cette puissance accessible (Armbust et al., 2010). ces conditions rendent possibl l’émergence d’outils comme ChatGPT ou Mistral.ai (Bommasani et al., 2022; Dwivedi et al., 2023), qui bouleversent nos pratiques professionnelles.
Cet article propose une lecture de cette transition : comprendre les anciennes barrières, analyser leur levée, et anticiper les implications concrètes pour les entreprises et leurs managers.
Quatre verrous technologiques longtemps infranchissables
L’émergence récente de l’intelligence artificielle générative (IAG) n’aurait jamais été possible sans la levée progressive de quatre grandes barrières technologiques. Ces verrous ont longtemps limité l’ambition des chercheurs comme des entreprises. Leur effondrement quasi simultané ouvre aujourd’hui une ère nouvelle.
Des volumes de données enfin exploitables
L’IA moderne repose sur l’apprentissage automatique, dont la performance dépend directement du volume et de la diversité des données disponibles. cette exigence a longtemps représenté un obstacle majeur. Mais les évolutions des deux dernières décennies ont profondément changé la donne.
Grâce à l’explosion d’Internet, des objets connectés (IoT), des réseaux sociaux, mais aussi à la généralisation des politiques d’open data (data.gouv.fr, data.gov), les volumes de données disponibles ont été multipliés par plus de 80 entre 2010 et 2025, passant de 2 à 175 zettaoctets (Statista, 2024). Chaque minute, des millions de contenus sont produits, captés et partagés. A titre d’exemple, une personne génère en moyenne 1,7 Mo de données par seconde (Marr, 2018; IBM, 2020).
Les données sont devenues le carburant central des systèmes d’IA, leur permettant d’acquérir une capacité générative croissante, dans le texte, l’image ou la voix.
Le coût du stockage s’est effondré
L’évolution des technologies de stockage est spectaculaire. en 1956, le système IBM RAMAC 305 nécessitait 50 disques de 24 pouces pour stocker 5 Mo – à un coût prohibitif. En 2025, des disques SSD de 2 To sont accessible au grand public pour moins de 150 euros.
Selon Our World in Data, le prix moyen du stockage est passé de 9,2 millions de dollars par Go en 1957 à 0,020 dollar par Go en 2023 (McCallum, 2023). Cette baisse exponentielle, associée au cloud computing (AWS, Azure, Google Cloud), a rendu économiquement viable l’entraînement de modèles toujours plus volumineux.
Une puissance de calcul démultipliée
La puissance brute des processeurs a elle aussi explosé. En 2000, le supercalculateur NEC SX-5, acquis par le CNRS, coûtait plus de 12 millions d’euros pour 300 milliards d’opérations/seconde. En 2023, la puce Apple M3 atteint 35.000 milliards d’opérations/seconde, pour moins de 1.600 euros.
Les avancées en GPU (Graphical Processing Units) et TPU (Tensor Processing Units) permettent aujourd’hui d’entraîner des modèles gigantesques comme GPT-4 ou Gemini. A l’échelle des centres de calcul, des superordinateurs comme El Capitan (1.700 pétaflops, soit 1,7 quintillion d’opérations par seconde) ou Frontier marquent une bascule de puissance historique. le calcul distribué dans le cloud permet par ailleurs à toute entreprise d’y accéder de façon souple et scalable (Jouppi et al., 2017; Armbust et al., 2010).
Une connectivité planétaire continue
La révolution des infrastructure réseau – fibre, 4G/5G, edge computing – permet une connectivité quasi continue, y compris pour des milliards d’objets connectés. Le flus de données généré en temps réel alimente des systèmes d’IA embarqués, dans la logistique, les services cleints ou les chaînes industrielles.
Les technologies comme le cloud, le fog et l’edge computing permettent désormais une co-localisation efficace entre données, calcul et décision, en rupture totale avec les architectures centralisées des décennies précédentes (Shi et al., 2016). la connectivité est devenue un tissu vital de la transformation algorithmique du monde.
Une explosion des usages rendue soudainement possible
La levée des freins techniques ne constitue pas seulement un tournant infrastructurel. Elle a aussi permis l’accélération brutale de l’innovation appliquée, en particulier autour de l’intelligence artificielle générative (IAG). Ce n’est pas l’intelligence des machines qui a changé soudainement, mais le contexte technologique qui l’a libérée.
L’IA générative sort des laboratoires
La combinaison d’une puissance de calcul démultipliée, d’un accès massif aux données et d’un coût marginal du stockatge a permis l’entraînement de modèles d’une complexité inédite :
Modèle | Nombre de paramètres | Source |
GPT-3 | 175 milliards | Exploding Topics |
GPT-4 | 1,8 trillion | Exploding Topics |
PalM 2 | 340 milliards | Wikipedia – PaLM |
Gemini Ultra | 1,56 trillion | Reddit – Gemini Ultra |
LLaMA 3.1 | 8 milliards / 70 Milliards / 405 milliards | Hugging Face – LLaMA |
Mistral 7B | 7,3 milliards | Hugging Face – Mistral |
Mixtral 8x7B | 46,7 milliards | Mistral AI Documentation |
Mistral Large 2 | 123 milliards | Wikipedia – Mistral AI |
Ces modèles dit fondationnels (foundation models) ont la capacité de s’adapter à une grande variété de tâches : rédaction, résumé, code, traduction, génération d’image, etc. Leur potentiel repose sur leur généralité fonctionnelle et leur capacité d’adaptation rapide (few-shot ou zero-shor learning) (Bommasani et al., 2022).
Depuis 2022, ces modèles sont sortis des centres de recherche pour être intégrés dans des solutions métiers, plateformes collaboratives, applications mobiles et outils bureautiques (Dwivedi et al., 2023). Cette démocratisation est un effet direct de la levée des verrous technologiques décrits plus haut.
Des impacts déjà visibles dans tous les secteurs
- Dans les entreprises, l’IA générative s’invite dans les chaînes de valeur :
- Création de contenu automatisée (marketing, RH, juridique…);
- Développement logiciel assisté (copilotage de code, documentation…);
- Support client augmenté, avec des agents conversationnels performants;
- Automatisation de synthèse et de diagnostics.
Une étude empirique menée par Brynjolfson et al. (2025) montre que l’intégration de ChatGPT dans des équipes de support client a augmenté la productivité de 14% en moyenne, et jusqu’à 35% pour les emmployés les moins expérimentés. cela illustre un effet de réduction des inégalités de performance par l’IA, mais aussi un chagement de paradigme dans la conception du travail. Ces observations trouvent un écho dans l’analyse sectorielle de Blangeois (2023), qui met en lumière les recompositions stratégiques à l’oeuvre dans les entrepreises de service du numérique (ESN) face à l’IA générative.
De nouvelles compétences, de nouveaux rôles
Cette évolution ne se limite pas à la technologie : elle transforme profondément les pratiques, les rôles et les compétences. Le développement d’une culture du prompt (prompt engineering), la capacité à interargir efficacement avec des systèmes complexes, ou encore l’analyse critique des résultats générés deviennent des compétences clés (Mollick, 2023).
Ce mouvement s’accompagne d’un repositionnement du rôle des collaborateurs, qui doivent arbitrer entre délégation, contrôle et co-construction avec les IA (Dell’Acqua et al., 2024). De nouveaux rôles hybrides apparaisent, à l’intersection de l’expertise métier, de la gouvernance des données et de l’appropriation des outils génératifs.
Des ruptures majeures pour les entreprises et les managers
La levée des barrières techniques et la diffusion rapide de l’IA générative ne sont pas neutres du point de vue organisationnel. Elles reconfigurent les chaînes de valeur, redéfinissent les rôles et bousculent les modèles managériaux traditionnels. Il ne s’agit plus seulement d’intégrer une technologie, mais de transformer les façons de concevoir, coordonner et piloter l’action collective.
Des organisations sous tension transformationnelle
La généralisation des outils d’IA dans les fonctions support, les opérations et la relation client entraîne un phénomène de recomposition interne accélérée : automatisation de tâches à faible valeur, hybridation homme-machine, redéfinition des responsabilités.
Dans ce contexte, les entreprises se trouvent confrontées à une triple exigence :
- Accélérer l’adoption technologique sans désorganiser les collectifs;
- Garantir la qualité des décisions malgré des systèmes opaques;
- Maintenir la motivation des équipes dans un cadre mouvant.
Comme l’indique la matrice de Knoster (1991), toute transformation sans vision partagée, compétences ni accompagnement génère confusion ou résistance. L’IA générative, en cela, agit comme un révélateur des faiblesses structurelles existantes.
Le rôle-clé des managers intermédiaires
Les managers intermédiaires sont en première ligne de cette mutation? Ils doivent à a fois accompagner l’appropriation des outils, gérer les peurs liées à la substitution, et arbitrer entre accélération et stabilité. Leur rôle devient plus « interfacé » : traduire les stratégies IA en usages concrets, et remonter les tensions du terrain vers la direction.
Des travaux récents (Phanuel & Vilette, 2022; Sorel., 2016) montrent que ce niveau hiérarchique joue un rôle crucial dans la mise en oeuvre effective des transformation numériques. Avec l’IA générative, cela devient encore plus marqué : le manager devient catalyseur de sens et d’expérimentation, mais aussi veilleur éthique et régulateur de l’usage des technologies.
Vers un rééquilibrage des compétences
La question n’est pas uniquement technologique : elle est aussi pédagogique, culturelle et cognitive. L’IA générative exige de nouvelles compétences transversales :
- Savoir dialoguer avec un système (prompting);
- Evaluer la pertinence des résulats générés;
- Combiner capacités humaines et assistances algorithmiques.
Des initiatives de formation internes (Orange, Société Générale, Microsoft) visent déjà à faire monter en compétence des équipes hybrides. Les DRH devront intégrer ces dimensions dans leurs plans GPEC et de formation continue. Le risque sinon est de créer un nouveau fossé : entre ceux qui savent mobiliser l’IA et ceux qui la subissent.
Conclusion
La spectaculaire percée de l’intelligence artificielle générative ne peut être comprise sans une lecture d’ensemble : ce n’est pas un miracle d’ingénierie, mais l’aboutissement d’une lente levée de barrières technologiques – données, stockage, puissance de calcul, connectivité – qui ont longtemps contenu son potentiel.
Désormais libérée, l’IA générative transforme les usages professionnels, recompose les chaînes de valeur, et interroge les équilibres établis entre expertise humaine, automatisation et décision. Elle ne se contente pas d’assister : elle co-produit, suggère, simule? Et ce faisant, elle redéfinit en profondeur les rôles, les compétences, et les responsabilités au sein des organisations.
Les entreprises qui réussiront ne seront pas cekkes qui adoptent les outils les plus puissants, mais celles qui sauront cultiver une maturité mangariale et organisationnelle face a cette transition. Cela suppose une gouvernance adaptée, un accompagnement des équipes, une éthique d’usage, mais aussi une capacité à expérimenter, itérer, et apprendre en continu.
Il ne s’agit plus eulement de « lever les verrous techniques » : il s’agit désormais d’ouvrir les bons débats humains, managériaux et stratégiques.
Bibliographie
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- Brynjolfsson, E., Li, D., & Raymond, L. (2025). Generative AI at Work*. The Quarterly Journal of Economics, 140(2), 889‑942. https://doi.org/10.1093/qje/qjae044
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