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Marc BIDAN
(marc.bidan@univ-nantes.fr) - Nantes UniversitéFergal CARTON
(f.carton@ucc.ie) - (Pas d'affiliation)
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Marc BIDAN : Professeur fergal carton, vous etes venu cette semaine à Nantes depuis Cork nous présenter, lors d’un séminaire du Lemna, votre projet de recherche interdisciplinaire centré sur le concept de « digitocraty », pouvez vous nous en expliquer le contexte ?
Fergal CARTON : Tout d’abord merci de cette invitation car il me semble que nous avons beaucoup à gagner à échanger sur la réalité de nos pratiques numériques et que ce type de rencontres va en effet tisser des ponts bien au delà de la manche qui nous sépare.
Pour faire simple, nous pouvons partir du principe que le bien-être économique peut se résumer à une perception de pouvoir maintenir son niveau de vie actuel et futur, et d’éprouver une liberté financière (Brüggen et al. 2017). Pour rappel, le modèle de bien-être financier de l’OCDE encadre à la fois des éléments objectifs (salaire, pension, biens immobiliers,…) et des éléments subjectifs (résilience, façon de raisonner, culture, capital social…). A ce propos, les chiffres montrent que la dette que nous contractons grace à – ou à cause de – l’usage systématique et aisé de notre carte bancaire – qu’elle soit physique ou dématrialisée – pour les dépenses du quotidien est considerée comme un element clef de l’économie de consommation et de croissance (Reifner, 2019; Gabler, 2016). Dans le même temps, la recherche se penche, elle, sur l’éxperience economique telle qu’elle est vécue par les citoyens face à une societié de plus en plus financiarisée (McCarthy et al., 2022; OECD, 2018, Kempson, 2018; Muir et al., 2016; Storchi & Johnson, 2016). Au final, cette recherche montre des résultats intéressant en se focalisant notamment sur les citoyens vulnérables financièrement que l’on peut présenter comme ceux pour lesquels un taux de résilience elevé – par exemple, la capacité à resister à une pulsion de consommation – compense le manque de ressources financières objectives (Salignac et al., 2020; Dibbs et al, 2020; Carton et al. 2022).
Marc BIDAN : Vous mettez là en lumière une véritable tension entre la facilité d’usage du numérique (celle qui incite à consommer) et la capacité à résister à cette tentation de consommer, c’est bien cela ?
Fergal CARTON : Oui en effet, arrêtons nous justement un instant sur cette tension – ce combat, ce dilemne – entre l’assimilation de la dette de consommation dans la vie quotidienne des citoyens et l’impact de ces services « numériquement améliorés » sur la santé financiere des clients. Il s’agit donc ici d’aborder leur potentielle vulnérabilité ou précarisation via un usage trop simplifié des outils de paiements numériques, souvent très intégrés (dissimulés) dans l’éxperience d’achat. On est donc à la fois mieux ciblé par le commerce grâce à notre empreinte numérique, tout en étant plus susceptibles à des alertes automatisèes en temps réel (ou « nudges »). Cette tension qui fragilise l’usager du numérique a clairement été signalée par des chercheurs qui s’interogent sur les relations entre la régulation des services financiers et leurs pratiques sur le terrain (Ritzer, 2001; Shapiro, 2013; Servon, 2017). Plus récemment, en France, il a été souligné l’énormité des frais forfaitaires facturés par les banques – souvent frolant voire dépassant le taux d’usure – liée à des « petits » découverts bancaires ce qui finalement n’est ni juste ni équitable !
Je parle là de l’absence de « friction » – frictionless – dans les paiements numériques avec des interfaces humain/machine proposées par les opérateurs qui sont toujours plus intuitives et immédiates. Ceci contribue à rendre un peu trop facile et un peu trop rapide les paiements et donc à ne pas « freiner » l’utilisateur, qu’il s’agisse de freins pratique, cognitif ou affectif pendant son acte de consommation et de paiement (Ash et al., 2018). J’évoque là aussi des innovations technologiques qui sont toujours en faveur de la facilité de paiement (par exemple l’enregistrement perenne des coordonnées bancaires, ou bien la reconnaissance facial pour la validation des paiements) et donc de l’élimination de ces frictions – qui protegerait l’utilisateur en l’obligeant à réfléchir par exemple – afin de rendre les interfaces plus conviviales, plus rapides et plus intuitives. Je souligne quand même que certaines innovations “FinTech” améliorent le processus décisionel du consommateur (Carlin, 2019) ce qui peut encourager des comportement financiers plus prudents et en tous cas moins addictifs (French and McKillop, 2021).
Je terminerai cette réponse en souligant que de nombreuses questions sont actuellement soulevées par les chercheurs sur les risques de ces innovations qui rendent les paiments trop facile et trop systématiques, surtout pour des utilisateurs vulnérables, et surtout en début de mois avec ce qu’on nomme désormais les dépenses contraintes. A titre d’illustration, je me permets de faire référence à nos travaux empiriques, Carton et al. (2022) car ils ont montré que le fait d’utiliser un téléphone portable afin de payer ses factures impacte fortement negativement la capacité à épargner. Il en est de même pour le fameux paiement par CB « sans contact » dont le plafond va tendre à augmenter sachant que, déjà, un paiement via un smartphone ou via une montre connectée (instruments de paiement plus sérieusement sécurisés) n’a quasiment plus de plafond en Europe.
Et j’insisterai aussi sur la réalité de plateformes type “Buy Now Pay Later” (BNPL) – telles que Klarna ou Alma – qui certes répondent à une demande de flexibilité en matière de paiement mais qui automatisent aussi, dès le point de vente, l’acces à un credit de consommation à paiement differé, maintenant le modèle d’endettement des consommateurs instauré depuis plus d’un demi-siecle (deHaan et al. 2024; Ritzer, 2001).
Marc BIDAN : Face à ces questions liées à nos usages « frictionless » et à des fonctionnalités de plus en plus « easy to use », quels seraient donc les principaux objectifs de cette recherche qui semble bien vouloir lutter contre nos comportements de consommation et nos « vulnérabilités numériques» ?
Fergal CARTON : Vous avez raison de « get back to our sheep» et dès lors il est possible de présenter « Digitocracy » comme un agenda de recherche visant a modéliser pour mieux protéger les données personelles des citoyens. L’ambition est manifeste et dépasse un peu les sciences de gestion et du management mais l’idée est – au travers de cette modelisation sécurisée des données personnelles via une espèce de « guichet unique » que seul l’usager contrôlerait – de renforcer leur pouvoir dans leurs rapports aux tiers et notamment aux plateformes. Dans un premier temps il s’agit de comprendre le lien entre « friction » et « resilience économique », c’est a dire concrètement qu’il nous faut travailler sur le rapport entre le nombre de “cliques” avant la transaction de paiement et la capacité des consommateurs a résister a la tentation d’acheter ! Dans un second temps, il nous faut travailler sur les parties prenantes (banques, plateformes de paiement, e-commerçant, état, réseaux sociaux, etc) et leur cartographie pour mieux configurer les relations avec les marchands selon des critères de durabilité, de valeur économique, ou de conscience sociale. Il s’agit donc de modéliser « the power of the crowd” au sein duquel le consomateur doit s’insèrer.
Marc BIDAN : Certes vous parlez beaucoup d’argent et de finaciarisation mais le citoyen que vous évoquez comme central dans cette recherche sur la « digitocraty » c’est aussi sa santé, son bien-être, son épanouissement, sa sécurité….
Fergal CARTON : Oui et justement, un autre volet de cet agenda est lié à la santé qu’elle soit mentale et/ou physique. A ce propos, nous nous demandons quels sont les liens entre nos identités numeriques (digito-) et les enjeux de pouvoir et de vivre-ensemble tels que l’autonomie décisionnelle, le libre arbitre, le bien-être economique et la santé (-craty) ! Il s’agit donc d’une approche multi-discipinaire – approche qui me semble plus juste qu’interdisciplinaire – renvoyant au contrôle et à la gouvernance de nos propres données sensibles qu’elles soient donc financière, politique ou de santé. Si je me réfère à la France – où je résiderai l’an prochain et serai à votre disposition pour échanger sur ces questions – l’idée est de garder le contrôle de façon très concrète et operationnelle à la fois sur votre carte bancaire et sur votre carte vitale !
Merci Fergal Carton pour cet inspirant agenda de recherche qui, à date, est encore franco-irlandais mais je me permets ici de lancer un appel à manifestation d’intérêt dans le cas où certains de nos lectrices ou lecteurs voudraient nous rejoindre …
Bibliographie
Ash, J., Anderson, B., Gordon, R., & Langley, P. (2018). Digital interface design and power: Friction, threshold, transition. Environment and Planning D, 36(6), 1136-1153. https://doi.org/10.1177/0263775818767426
Brüggen, E. C., Hogreve, J., Holmlund, M., Kabadayi, S., and Löfgren, M. (2017), Financial Well-Being: A Conceptualization and Research Agenda, Journal of Business Research (79), Elsevier, pp. 228–237.
Carton, F. L., Xiong, H., and McCarthy, J. B. (2022), Drivers of Financial Well-Being in Socio-Economic Deprived Populations, Journal of Behavioral and Experimental Finance, 34(100628), Elsevier, https://doi.org/10.1016/j.jbef.2022.100628
deHann, E., Kim, J., Lourie, B. and Zhu, C. (2024), Buy Now Pay (Pain?) Later, Management Science, Articles in Advance, pp. 1–13, https://doi.org/10.1287/mnsc.2022.03266
Dibb, S., Merendino, A., Aslam, H., Appleyard, L. and Brambley, W. (2021), Whose rationality? Muddling through the messy emotional reality of financial decision-making, Journal of Business Research 131, pp. 826–838, https://doi.org/10.1016/j.jbusres.2020.10.041
Gabler, N. (2016). The secret shame of middle-class Americans. The Atlantic, 317.
Reifner, U. (2019). Systemic usury and the European Consumer Credit Directive. Thünen-Series of Applied Economic Theory – Working Paper, No. 161, Universität Rostock, Institut für Volkswirtschaftslehre, Rostock
Ritzer, G. (2001), Explorations in the sociology of consumption: Fast food, credit cards and casinos, Sage Publications, London
Salignac, F., Hamilton, M., Noone, J., Marjolin, A. and Muir, K. (2020), Conceptualizing financial wellbeing: An ecological life-course approach, Journal of Happiness Studies, 21 (5), pp. 1581–1602, https://doi.org/10.1007/s10902-019-00145-3
Servon, L., 2017. The Unbanking of America: How the New Middle Class Survives. Houghton Mifflin Harcourt.
Shapiro, R. (2013), The Costs and Benefits of Half a Loaf: The Economic Effects of Recent Regulation of Debit Card Interchange Fees, Sonecon Discussion Paper, http://www.sonecon.com/docs/studies/Report_on_Interchange_Fees-RShapiro-October_2013.pdf.
Storchi, S. and Johnson, S. 2016, Financial capability for wellbeing: an alternative perspective from the capability approach, 44, Centre for Development Studies, University of Bath, last viewed 26 Feb 2024, https://purehost.bath.ac.uk/ws/portalfiles/portal/202189767/BPD_44_Financial_capability_for_wellbeing.pdf
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