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Michel Lutz
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De l’identification des cas d’usage à l’implémentation
Une fois qu’un cas réaliste et apportant une valeur ajoutée opérationnelle est identifié, comment l’implémenter efficacement ? Tout d’abord, le développement d’un projet d’IA nécessite une adaptation continue, car le potentiel technologique s’affine au fur et à mesure du développement, à l’épreuve des données et des interactions avec les utilisateurs. Ensuite, il est essentiel de s’assurer de l’acceptation de l’outil par les utilisateurs une fois en production. Un projet d’IA ne se limite pas à la création d’un artefact technologique ; il doit être intégré aux processus opérationnels existants, en optimisant les interactions et le couplage humain/logiciel, parfois en redéfinissant ces processus. Il faut réfléchir à la manière dont le logiciel d’IA s’intégrera dans les pratiques des opérationnels, en optimisant l’ergonomie de l’application et en renforçant la confiance dans la solution. Cet appel à contribution vise à apporter quelques éclaircissements sur ces problématiques.
Apports méthodologiques et retours d’expérience
Les articles d’Aufrere et de Robette donnent des éléments de méthodes généraux. Aufrere évoque les éléments clés d’un projet d’IA réussi : analyse des besoins, documentation, données, culture, etc. C’est souvent beaucoup de bon sens, mais il est bon de rappeler ces principes fondamentaux, tant le buzz médiatique entourant l’IA peut parfois faire perdre sa raison aux plus sensés d’entre nous !
Robette intègre la transformation IA d’une entreprise dans une approche systémique. Il est essentiel de ne pas considérer l’intelligence artificielle comme un simple outil technique isolé. Pour apporter une réelle valeur ajoutée à l’entreprise et avoir un impact opérationnel significatif, l’IA doit être intégrée pleinement dans la vision stratégique de l’organisation. Cette technologie n’est plus uniquement réservée aux « geeks » : elle constitue désormais un levier de compétitivité essentiel pour tous les métiers au sein d’une entreprise et doit être traitée comme tel.
Au-delà de la stratégie, Il est essentiel de ne pas considérer l’IA comme une simple technologie qui s’ajoute aux processus métiers existants, sans réflexion ni concertation préalable. Au contraire, il est nécessaire d’examiner comment elle peut s’intégrer harmonieusement dans les processus, et parfois les transformer radicalement. Cela m’évoque une forme de « réingénierie des processus 2.0 », à laquelle je crois beaucoup. Enfin, pour garantir l’adoption de l’IA, il est nécessaire de définir un plan de gestion du changement : expliquer les avantages, former les employés, et dissiper les craintes injustifiées.
Truong et Hoballah abordent des aspects plus techniques. Truong propose des éléments de réflexion pour la mise en place d’une gouvernance technique de l’IA en production. Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir comment mettre l’IA en production comme cela pouvait être le cas il y a quelques années. Le marché a gagné en maturité sur ce sujet : les outils et les compétences sont désormais disponibles. La véritable question est désormais de contrôler efficacement toutes les IA qu’une entreprise peut déployer. Il est essentiel d’adopter une approche rigoureuse et globale pour éviter la perte de contrôle d’un ensemble de systèmes d’IA multiples, les risques étant nombreux en cas de mauvaise gestion : cybersécurité, enjeux juridiques, impacts sur les décisions opérationnelles. Ainsi, Truong propose une approche d’architecture globale appelée « MoldeOps » pour standardiser et gérer à l’échelle un parc d’IA en production.
Hoballah aborde la question épineuse de la collaboration entre le data scientist et le métier. Il ne faut jamais oublier qu’en entreprise, on n’attend rarement d’un data scientist qu’il se contente de créer des modèles : il doit plutôt créer des systèmes d’aide à la décision qui doivent être intégrés dans les processus décisionnels d’utilisateurs, qui bien souvent n’ont pas connaissance du fonctionnement interne du modèle. Ce processus de co-construction va rarement de soi, c’est pourquoi Hoballah propose des éléments méthodologiques qui permettent de guider ce travail.
Enfin, Bescond propose un excellent article, qui peut servir de synthèse à cette édition spéciale. Il expose en détail différents obstacles potentiels associés au développement d’un système d’intelligence artificielle. De plus, il intègre ces éléments dans un contexte spécifique : le secteur industriel. En effet, les particularités du monde industriel imposent des contraintes spécifiques dans les processus de développement de l’IA: il est nécessaire d’intégrer la réalité physique ou chimique des systèmes dans leurs modèles numériques, de respecter les exigences de sécurité et de traçabilité des prises de décision, et de se conformer à des cadres réglementaires particuliers, etc.
Tous ces éclairages complémentaires apportent des éléments de réflexions importants pour le développement de l’IA en entreprise. Je remercie tous les auteurs qui ont participé à cet appel à contribution. L’ensemble des suggestions était de qualité, et le choix a été effectué principalement pour des raisons de cohérence avec la ligne éditoriale de ce numéro spécial. Il est satisfaisant de constater la diversité des sujets abordés, ainsi que leur pertinence et leur ancrage dans la réalité. Cela démontre une fois de plus que la France a un rôle significatif à jouer dans la dynamique internationale liée à l’intelligence artificielle. À cet égard, nous pouvons remercier la revue Management & Data Science pour avoir créé un espace d’échange ouvert tant aux universitaires qu’aux professionnels francophones du domaine.
Perspectives et enjeux futurs de l’IA
Pour conclure, voici quelques sujets qui n’ont pas été abordés dans les soumissions, mais qui pourraient être utiles, pour poursuivre la réflexion sur le déploiement de l’IA dans les entreprises :
- Intelligence artificielle et réingénierie des processus : Robette a évoqué ce sujet, mais une analyse méthodologique approfondie serait bienvenue. La réingénierie des processus est un domaine qui a été largement exploré depuis les années 1990, en tenant notamment compte de l’impact des technologies de l’information. Sur le terrain, on constate que l’IA, notamment l’IA générative, peut transformer profondément les processus. La littérature qui combine ces deux dimensions, processus et IA, est encore peu développée, tout apport serait donc bénéfique.
- Interfaces homme-machine : En entreprise, l’IA ne se limite pas à la conception mathématique d’un modèle et son implémentation technique. Lors de la création du modèle, il faut considérer les interactions entre modèle et utilisateurs, pour y intégrer efficacement la connaissance humaine : modélisation des connaissances, labellisation, validation et compréhension du modèle…. Les interactions doivent également être réfléchies dans les phases d’usage des modèles, pour optimiser la performance des processus décisionnels : entre la prise de décision entièrement humaine et celle entièrement algorithmique, divers degrés de complémentarité peuvent être envisagés pour maximiser et combiner l’apport informationnel des deux parties (voir par exemple : Hemmer et al., 2024). Enfin, au-delà de l’aspect purement informationnel, les designers ont un rôle à jouer également. En effet, il est difficile pour les utilisateurs de manipuler efficacement les sorties brutes des algorithmes. Un travail d’ergonomie est requis, pour améliorer leur expérience et leur capacité de décision.
- Gestion des connaissances : L’IA nécessite de repenser la gestion des connaissances. D’une part, à court et moyen terme, comme nous l’avons abordé dans le point précédent, il convient de développer des stratégies pour optimiser les processus de développement des IA en intégrant la connaissance des experts métiers d’une entreprise. Un data scientist ne peut pas, à lui seul, créer des modèles efficaces, quelle que soit sa compétence, surtout dans des domaines où la connaissance métier est essentielle. C’est notamment le cas dans l’industrie, où les modèles doivent prendre en compte la réalité physique ou chimique des systèmes étudiés. Il est donc nécessaire de mobiliser les utilisateurs pour sélectionner et préparer les données, labelliser les données et valider les modèles, à la fois en phase de développement et en phase de production. À long terme, il se pose une autre question. Avec l’augmentation de la fiabilité des systèmes d’IA, les utilisateurs seront de plus en plus enclins à accepter leurs recommandations, prévisions, et productions. En acceptant passivement les résultats des IA, ils risquent alors de perdre leur capacité à les remettre en question, créant ainsi des systèmes techniques « zombies » autonomes et non contrôlés, qui ne contribuent plus au savoir humain. Il est donc important d’arriver à développer un cycle positif entre la connaissance humaine et l’automatisation du traitement de l’information.
- IA comme vecteur d’isomorphisme institutionnel : L’intelligence artificielle, tout en étant une source d’avantage compétitif, peut également conduire à l’uniformisation des pratiques des entreprises. Selon DiMaggio et Powell (1983), divers mécanismes, appelés « isomorphismes », peuvent amener les organisations à adopter des caractéristiques et comportements similaires : pressions formelles, informelles et attentes de la société ; formation, professionnalisation et normalisation des pratiques ; incertitude, notamment face à de nouvelles technologies, qui poussent les entreprises à s’imiter pour se rassurer, parfois en ayant recours à société de conseils diffusant des solutions génériques « prêtes-à-l ’emploi ». IA Act, recours à des modèles fondations similaires, domination des GAFAM, compétition internationale, recherche aveugle de cas d’usage IA sans perspective stratégique…, sont autant de facteurs qui pourraient faire de l’IA une source d’uniformisation plutôt que de différenciation. Distinguer les vecteurs d’isomorphisme des véritables facteurs de compétitivité est primordial pour élaborer une stratégie IA efficace.
Il y a ainsi encore de nombreux sujets à approfondir pour utiliser l’IA au bénéfice des entreprises et de la société, au même titre que les améliorations technologiques, tout aussi importantes et largement évoquées par ailleurs (performance des modèles, efficacité énergétique, etc.) : cela fera peut-être l’objet d’une prochaine édition !
Dernière observation, qui je l’espère évoluera pour une prochaine édition : la représentation des femmes parmi les auteurs. En effet, je suis convaincu que la transformation de la société par l’IA ne sera bénéfique que si elle est portée par une dynamique inclusive. Les discussions sur l’IA doivent refléter toutes les diversités, y compris celles de genre.
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