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Johann ROBETTE
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Silos organisationnels, quand nécessité fait loi
Qu’on les perçoive comme une nécessité organisationnelle ou au contraire comme l’héritage de pratiques surannées, le fait est que les entreprises sont aujourd’hui organisées en pôles de compétences, que l’on nomme « départements » ou, plus couramment, « silos ».
Ce fonctionnement en pôles de compétences facilite un partage clair des rôles, des responsabilités et des attentes de l’organisation vis-à-vis de chacun. Chaque département est en soit une unité experte, chargée de délivrer avec efficience un service/produit précis. Indépendant, il dispose généralement de budgets propres et d’une grande autonomie dans son organisation interne.
De plus, ce mode de fonctionnement est généralement répliqué au sein même des départements, et ainsi de suite, à la manière de poupées gigognes. On trouve ainsi en entreprise des départements Finance, Ressources Humaines, Marketing, Supply Chain… Puis au sein de ces départements, de nouvelles unités expertes, encore plus spécialisées. Un département Supply Chain se subdivisera par exemple en équipes dédiées à la planification, l’approvisionnement, les transports ou encore les opérations.
Tout en soulignant les avantages de ce mode d’organisation, il faut lui reconnaitre un défaut majeur. En effet, tant que les décisions prises en autonomie par un département n’impactent que son fonctionnement propre, tout est pour le mieux. Mais dès lors où ces décisions ont une portée plus large, voire même systémique, rien ne va plus.
Notons qu’on ne parle pas ici uniquement des grandes décisions stratégiques. De nombreuses décisions du quotidien, parfois considérées comme tout à fait banales, impactent l’entreprise tout entière. Et force est de constater que c’est là qu’achoppent de nombreuses organisations. Car dans un contexte où chaque équipe fonctionne de manière isolée, les décisions prises peuvent rapidement manquer de cohérence et d’efficacité.
Pour illustrer le propos, prenons comme exemple la gestion des approvisionnements en Supply Chain. Aussi simple qu’elle puisse paraitre, les décisions qui sont prises ont une portée systémique majeure puisqu’elles mettent en mouvement la quasi-totalité de l’entreprise. La passation d’une commande va impacter directement l’activité de production, de contrôle qualité, de préparation à l’expédition, de transport, de réception, etc. Elle va également générer son lot de tâches administratives: suivi de facturation, gestion des litiges, etc. Sans oublier qu’elle va directement impacter la capacité du commerce à adresser la demande client, et nécessiter un besoin en financement. Pour autant, cette décision n’a rien d’exceptionnelle : une entreprise moyenne passe des centaines voire des milliers de commandes de ce type chaque semaine.
Or, chaque équipe spécialisée travaille à l’optimisation de sa propre activité : les achats négocient les meilleures conditions, les approvisionneurs pilotent les stocks, le commerce construit la meilleure expérience client, etc.
De façon criante, ce fonctionnement en silos soulève deux problématiques majeures :
- Premièrement, la somme de toutes les décisions locales optimisées n’est en rien la garantie d’une décision globale optimisée. C’est même bien souvent le contraire! Les silos génèrent donc des décisions sous optimales pour l’organisation.
- Deuxièmement, les entreprises peinent souvent à garantir que leur stratégie mûrement réfléchie soit fidèlement retranscrite, de manière descendante, dans les nombreuses décisions du quotidien.
Le renouveau des décisions systémiques
Qu’on l’accueille avec enthousiasme ou scepticisme, l’IA fait aujourd’hui une entrée fracassante en entreprise, questionnant profondément le bienfondé des pratiques établies. En effet, un projet IA impose une prise de distance avec les process et solutions en place, en préférant revenir aux problématiques racines, ainsi qu’aux enjeux et attentes réelles de l’organisation.
Et pour cause ! Grâce à sa capacité remarquable à analyser et faire sens des données (en dépit de la complexité et des volumes à manipuler), l’IA change les règles du jeu. Dès lors, il serait regrettable d’imposer à l’IA le respect des process historiques, process dont les contraintes et même parfois la raison d’être n’ont plus cours dans le nouveau paradigme.
Ne nous voilons pas la face, de nombreux projets IA n’ont ni l’envergure ni l’ambition nécessaire à une telle transformation. Mais ceux visant à soutenir les décisions à portée systémique l’ont bel et bien, fondamentalement.
Pour illustrer notre propos, reprenons notre exemple à propos des approvisionnements. L’IA nous invite à challenger le statu quo et à revenir au besoin réel de l’organisation. En quelque sorte, elle nous invite à définir la vraie raison d’être de la Supply Chain d’une entreprise. La réponse est simple : délivrer la promesse client de la façon la plus profitable possible et dans le respect de la stratégie établie et des contraintes existantes – physiques, légales, contractuelles et financières.
On note qu’il n’est question ici ni de bénéficier du transport le moins cher, ni d’avoir le stock le plus bas ni même d’ailleurs d’assurer un service client irréprochable. Ces objectifs sont le fruit du fonctionnement en silos. En fait, il s’agit plutôt d’identifier les degrés de libertés existants et de les exploiter pour trouver l’équilibre le plus profitable à l’entreprise. Or, dans la pratique, ce n’est pas l’objectif que court les organisations en silos.
Rien qu’en sollicitant cette prise de hauteur, et sans même avoir apporter une quelconque réponse technologique, un projet d’IA permet une prise de conscience des vrais enjeux de l’organisation. Elle met en lumière la nécessité d’une approche collective pour atteindre un objectif commun. Elle pointe du doigt, par contraste, la faiblesse criante des initiatives d’optimisation par silo.
Talent wins games, but teamwork and intelligence win championships
Michael Jordan
Réaligner le collectif sans le bousculer
In fine, un projet d’IA bien mené abouti à l’émergence d’une réponse technologique aux problématiques identifiées (accompagné souvent d’une évolution des pratiques). Pour apporter une réelle valeur ajoutée, son objectif doit être le bien collectif, en opposition avec la performance individuelle d’une équipe en particulier. Le cas contraire révélerait une faute majeure dans l’exécution du projet.
Dans notre exemple fil rouge, nous avons mis en lumière la portée systémique des décisions d’approvisionnement. Dès lors, il serait très regrettable d’utiliser l’IA pour répondre aux seuls objectifs d’une des parties, en ignorant sciemment l’impact des décisions sur le reste de l’organisation. Certes, l’équipe concernée verrait sa performance progresser, mais ce serait au détriment des autres parties prenantes et donc de l’organisation elle-même.
Des décisions systémiques demandent une optimisation systémique. C’est d’ailleurs pour cela qu’elles forment un terrain de jeu particulièrement riche pour l’IA.
Toutefois, s’il est vrai que l’IA invite à la prise en compte des enjeux collectifs, elle n’impose pas pour autant le rejet des modes d’organisation en silos qui – nous l’avons dit – apportent par ailleurs de nombreux avantages. Dans notre exemple, l’IA peut tout à fait proposer – et même dans une large mesure automatiser – des approvisionnements qui satisferont aux besoins et contraintes de chaque équipe tout en maximisant la profitabilité globale, sans pour autant nécessiter une redéfinition profonde du fonctionnement de l’organisation.
Dans la pratique, les impacts d’un projet IA sont majoritairement concentrés sur l’équipe en responsabilité de la prise de décision concernée.
- Désormais en collaboration avec l’IA, cette équipe voit son rôle fortement évoluer, ce qui se traduit en particulier par la nécessité d’une plus grande prise de hauteur sur les enjeux, les coûts et les impacts des décisions prises sur l’organisation dans son ensemble.
- Les membres de cette équipe ont donc besoin d’un accompagnement et de formation pour développer les nouvelles compétences requises.
- Également, par la transversalité de son action, cette équipe augmente significativement son rayonnement et sa collaboration avec les autres parties prenantes.
- Enfin, puisque son rôle change, l’évaluation de sa performance doit également évoluer. D’autant plus qu’une large part des décisions sont désormais proposées par la machine.
A l’inverse, les autres équipes concernées conservent toute leur indépendance et autonomie. Leur mission reste en effet rigoureusement identique : délivrer avec efficience leur service/produit. L’évolution la plus notable est en fait leur collaboration plus fréquente avec l’équipe en charge des décisions systémique, afin de lui partager les changements majeurs qu’elle apporte à son fonctionnement. De cette façon, ces changements seront intégrés dans l’IA en charge des décisions, et donc correctement prise en compte dans l’optimisation des futures décisions.
Infuser la stratégie dans chaque décision du quotidien
La seconde contribution majeure des IA lorsqu’elles sont appliqués à des décisions systémiques réside dans leur capacité à soutenir activement la stratégie de l’entreprise.
L’objectif de ces IA dites « décisionnelles » peut se résumer ainsi : « trouver la réponse la plus favorable à un problème donné ». Dans notre exemple, l’objectif est de « déterminer l’approvisionnement générant la plus grande valeur pour l’organisation ».
La stratégie de l’entreprise se retranscrit directement dans la définition de cette « valeur pour l’organisation ». Il peut s’agir de maximiser la profitabilité ou le service client, ou encore de minimiser le besoin en fonds de roulement. Et cette définition de la valeur sera amené à évoluer au rythme de la stratégie de l’entreprise.
C’est une évidence : une stratégie sans mise en œuvre tangible n’a aucune portée. Or, de nombreuses entreprises peinent à décliner leurs orientations stratégiques dans les décisions du quotidien : les pratiques sont difficiles à changer, il parait parfois impossible de faire différemment ou, plus généralement, on ignore comment retranscrire des orientations parfois conceptuelles dans des décisions quotidiennes qui sont, elles, très concrètes.
L’ IA se révèle ici un allier essentiel des organisations, notamment grâce à sa vision systémique des décisions et de leurs impacts et à sa capacité à décliner de façon concrète un objectif d’entreprise dans les décisions qu’elle génère.
En fait, plutôt que d’être transmise de haut en bas, la stratégie d’entreprise est ici subtilement infusée par l’IA dans chaque décision du quotidien, assurant un alignement naturel de toute l’organisation dans la direction souhaitée.
Conclusion
De plus en plus, l’IA s’impose comme un acteur clé capable de prendre en compte les enjeux systémiques de l’organisation, tout en garantissant la bonne application de sa stratégie.
Avec subtilité et respect du cadre en place, l’IA s’inscrit dans le fonctionnement des organisations en silos, sans pour autant le bouleverser. Elle intervient en douceur pour en gommer les défauts, en assurant que chaque décision, même banale, soit en phase avec les objectifs globaux de l’entreprise.
En alignant naturellement les décisions opérationnelles sur la stratégie, l’IA fait bien plus que résoudre des problèmes : elle devient le garant d’une cohérence et d’une performance optimisée à l’échelle de l’ensemble de l’organisation.