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Les auteurs
Soufyane Frimousse
(frimousse@univ-corse.fr) - IAE de Corse, Chercheur Associé ESSECCharles-Henri Besseyre des Horts
(besseyre@hec.fr) - (Pas d'affiliation)
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Le chercheur en SG précise l’objet d’étude, apporte des connaissances valables sur le place de ce que la communauté considère être scientifique (le pourquoi et le comment) et s’interroge sur la visée de sa discipline (posture éthique). Il est demandé à un chercheur de publier dans les meilleures revues académiques, ce qui exige une rigueur normée souvent dans le cadre de règles anglo-saxonnes décidées outre-atlantique, tout en disséminant les connaissances managériales en rendant leurs travaux visibles et accessibles aux organisations. En théorie donc, il doit associer rigueur et pertinence à parts égales. Mais qu’en est-il dans les faits ?
Nombreux sont les chercheurs qui font tourner les bases de données disponibles de leurs laboratoires de recherche tout en s’efforçant de répondre aux règles et aux normes qui régissent la rédaction des articles des revues scientifiques principalement anglo-saxonnes dont les plus prestigieuses ont tendance à privilégier une forme de mathématisation des méthodes et des traitements. Cette doxa provoque un fonctionnement en vase clos. Autrement dit, dans le monde de la recherche académique en sciences de gestion, les règles du jeu sont claires : il faut publier des recherches menées selon des critères de plus en plus exigeants, nourrissant l’injonction incommensurable du « publish or perish ». La dissémination des résultats en direction des organisations et autres parties prenantes n’est pas une condition reconnue à part égale. Par ailleurs, elle ne permet pas d’obtenir un avantage en termes d’avancées de carrière au sein des universités et les écoles de management.
Avec l’Intelligence Artificielle (IA), la façon de pratiquer la recherche en Sciences de Gestion se transforme. L’IA va-t-elle remplacer les chercheurs en Sciences de Gestion ? Non, par contre, elle devrait fortement rééquilibrer le binôme rigueur/pertinence et faire émerger de nouvelles compétences à développer chez le chercheur.
De l’homo academicus à l’homo promptus
En effet, la délivrance d’un doctorat certifie l’acquisition et la maîtrise de blocs de compétences. En France, l’arrêté du 22 février 2019 définit les compétences des diplômés du doctorat. Le référentiel des compétences d’un docteur en sciences de gestion proposé par la FNEGE dans le cadre d’un dispositif de validation des acquis de l’expérience comporte cinq rubriques (2018): – Savoirs relatifs aux Sciences de Gestion (connaissance des grandes théories, méthodologies, paradigmes épistémologiques…) ; -Savoirs-faire spécifiques à l’activité de recherche scientifique (formulation d’une problématique de recherche , diffusion des résultats…) ;-Savoirs-faire liés à la communication scientifique (rédaction, présentation et partage…) ;.-Compétences relationnelles et sociales ( collaboration…) ; -Eléments constitutifs de la posture scientifique (gérer l’incertitude…) (Frimousse et Peretti, 2020).
Avec ses capacités avancées en matière de traitement des données, d’apprentissage automatique et d’analyse prédictive, l’intelligence artificielle va accélérer le processus de recherche et faire émerger une nouvelle compétence : celle du prompt. Un prompt peut être une phrase, une suite de mots ou un bloc de code informatique, une simple question ou un problème complexe avec une variété d’éléments et d’informations. Le Prompt Engineering est donc le processus de conception et de création de prompts, ou de données d’entrées, pour conduire l’IA générative à effectuer une tâche spécifique. Contrairement à un moteur de recherche, nous avons à faire à une machine capable de comprendre, d’analyser nos questions et d’y répondre avec des phrases structurées mais qui ne sont construites, il faut le rappeler que comme une réponse statistique à la suite de mots constituant le prompt donc pas intelligentes au sens strict. C’est ainsi un dialogue qui s’instaure. On assisterait donc au passage de l’homo academicus à l’homo promptus[1].
En lien avec le référentiel des compétences doctorales, l’IA identifiera plus facilement les articles, les références incontournables pour une thématique et une problématique. La conversation avec les concepts, les contenus, les liens entre concepts sont rendus plus aisés car la vigie se réalise sur une volumétrie de données plus dense. Cette méta-recherche, généralement effectuée lors de la revue de littérature, constitue une phase fastidieuse. L’extraction sera désormais assistée par l’IA, déchargeant ainsi le chercheur d’un travail chronophage, tout en lui apportant davantage de précision. Concernant la collecte des données et son traitement, l’IA permet de choisir et de produire de meilleures statistiques et un appui à l’analyse et la classification qualitative. Dans le cadre des données textuelles, elle permet de détecter des modèles ou des thèmes non perceptibles ou contre intuitifs a priori par le chercheur. Pour l’analyse quantitative, elle identifie des tendances (Quinio et Bidan 2023).
Dans le domaine de la recherche, l’IA est donc capable de naviguer dans la gigantesque base de données de publications scientifiques en rapprochant et croisant les informations issues de travaux dispersés dans le monde entier. En tissant des liens entre ces informations qu’aucun humain n’aurait pu voir, le machine learning peut faire considérablement et rapidement progresser la recherche. La rigueur si chère à la recherche en Sciences de Gestion devient de facto une dimension moins envahissante pour un chercheur puisque confiée à l’IA. Le rôle du chercheur se concentrera sur l’examen de la pertinence des résultats.
Ainsi, le niveau de pertinence des connaissances et d’avancées produites par la recherche en gestion est probablement lié à son mode de production érigeant au rang de dogme un paradigme hérité des sciences dures. Une telle situation s’explique en raison d’une exigence académique qui conduit de nombreux chercheurs à privilégier la rigueur scientifique à l’utilité sociétale de leurs recherches. Besseyre des Horts (2020) constate d’ailleurs que la part consacrée aux implications des résultats de la recherche pour les managers et la société reste très modeste dans la plupart des thèses de doctorat en Sciences de Gestion. Avec l’IA, la pertinence et l’utilité sociétale retrouveront sûrement leur juste place ou une place plus juste. Un chercheur libéré de la pesanteur de la rigueur concentrera sa réflexion sur des réponses aux enjeux majeurs à travers ses travaux. Son action, contrairement à la machine, continuera d’être inspirée par des valeurs et un horizon de sens commun.
Nous évoluons dans une société qui se vide de sens. Nous avons gagné en progrès technologiques mais perdu en sociabilité et en humanité. Ce constat vaut tout autant dans le domaine de la recherche devenu trop standardisé et mécanique. L’IA constitue un nouvel acteur social grâce auquel les chercheurs ont sans doute l’occasion de renouer avec le symbolique, l’esthétique, le grand récit, la reliance. Il s’agit d’utiliser la technoscience pour l’éthico-politique (production de normes pour mieux régir l’être ensemble), sans tomber dans le piège du gouvernement par le chiffre, la donnée, les capteurs, le calcul. Les utilisateurs d’IA doivent pouvoir en contrôler les effets, voire débrancher les IA. De plus, il devient urgent pour les grands groupes de faire preuve de transparence quant à la collecte de données dans leurs boîtes noires et leur restitution afin de pouvoir les contester (Benavent, 2023).
Restaurer la place de l’intelligence humaine
L’IA restaure la place de l’intelligence humaine. En effet, si elle accompagne la recherche en fiabilisant les expérimentations, le questionnement initial avec la formulation de la problématique demeure la prérogative du chercheur. Collecter et traiter un grand nombre de données n’est pas une fin en soi, mais un moyen précieux d’accélérer la recherche en respectant les démarches académiques. Seule l’intelligence humaine peut valider, décider et analyser des données afin d’en tirer des recommandations. Seule l’ingéniosité humaine peut combiner et produire de l’inédit, de l’inattendu. Pour exploiter pleinement le potentiel de l’IA, il est nécessaire de savoir comment communiquer avec elle et comment se faire comprendre d’elle pour obtenir les meilleurs résultats possibles. Il s’agit de dompter l’IA. Le Prompt Engineering devient indispensable aux chercheurs, ce que Goudey (2023) désigne comme l’art du prompt.
Il est nécessaire de fournir à l’IA des prompts d’excellente qualité pour qu’elle génère des réponses précises et pertinentes et évite les biais ou les fausses informations. C’est pourquoi, l’art du prompt devient une compétence clé pour un chercheur. Il se base sur la capacité à poser la bonne question (Dejoux, 2023). Cette compétence encore humaine nécessite de se former afin d’éviter une fracture entre les chercheurs homo promptus et les autres (Dwivedi et ali, 2023). C’est une priorité car l’IA se développe de manière exponentielle alors que l’humain possède un rythme linéaire (Kahneman, 2021).
L’IA ne peut pas remplacer la pensée critique du chercheur, ni sa capacité à interpréter avec pertinence les résultats d’une recherche. Il s’agit même ici d’une compétence clé à développer encore plus par les chercheurs, comme le défend Besseyre des Horts (2023) pour l’entreprise, faute de quoi les résultats produits par les travaux de recherche ayant recours à l’IA risquent d’être touchés par des soupçons de plagiat et, plus grave, de manque de créativité qui est au cœur de la démarche du chercheur.
En définitive, l’IA est un outil prometteur à la fois dans la rédaction scientifique et dans le processus de recherche lui-même. Elle propose une aide au chercheur dans l’identification d’une littérature pertinente pour peu qu’il sache faire preuve d’esprit critique. Elle apporte également des réponses rapides à des questions spécifiques dans un domaine bien précis d’où l’importance du prompt. A cela, il convient d’ajouter la possibilité de rédaction et de proposition de titres. Certes, les limites éthiques actuelles (problèmes de plagiat déjà évoqués, de droit d’auteur par exemple) doivent être traitées. Ce sont évidemment des préoccupations légitimes (Moussavou, 2023). Toutefois, il n’empêche que l’IA représente une possible ouverture de la recherche en gestion puisqu’elle ouvre l’accès à de nouvelles démarches de recherche, une plus grande diversité de positionnement épistémologique, une place prépondérante accordée aux implications managériales et sociétales et surtout de nouveaux critères d’évaluation des productions scientifiques et des enseignants-chercheurs.
[1] Empruntant cette terminologie issue de l’étude de Walsh et Black (2020) qui définit l’homo promptus comme incarnant une nouvelle génération d’étudiants entrepreneuriale et stratégique s’adaptant à un monde en mouvement, nous l’utilisons afin de mieux définir le chercheur de demain.
Bibliographie
Besseyre des Horts. CH. 2020. « L’importance des implications managériales pour une thèse de DBA ». in. Frimousse S. et J.M. Peretti, Produire du savoir et de l’action. Edition EMS.
Besseyre des Horts, CH. 2023 : « L’esprit critique pour développer la créativité dans l’entreprise : une compétence clé à l’heure du déferlement de ChatGPT », Entreprise & Carrières, n°1627, Juillet-Août 2023, p.36
Benavent C. 2023. « Comment l’apprentissage artificiel change notre monde », Pouvoirs (N° 185), pages 39 à 50.
Carton G et P. Mouricou. 2017. «Pertinence de la recherche en Sciences de Gestion. ». The conversation.
Goudey A. 2023. « L’art du prompt ou prompt engineering dans ChatGPT » Post Linkedin.
Déjoux C. 2023. « Maîtriser ChatGPT pour monter en compétences ». Xerfi Canal.
Dwivedi Y.K. et al. 2023 . « “So what if ChatGPT wrote it?” Multidisciplinary perspectives on opportunities, challenges and implications of generative conversational AI for research, practice and policy ». International Journal of Information Management. Volume 71.
Frimousse S. et JM Peretti. 2020. Produire du savoir et de l’action. EMS édition.
Kahneman D. 2021. ‘Clearly AI is going to win. How people are going to adjust is a fascinating problem’. The Guardian. Interview de Tim Adams.
Moussavou J. 2023. « ChatGPT dans la rédaction scientifique : des perspectives prometteuses, des préoccupations légitimes. » Management &Datascience.
Quinio B. et M. Bidan. 2023. « ChatGPT : Un robot conversationnel peut-il enseigner ? » Management &Datascience.
Walsh L. R. Black. 2020. « Flexible ongoing’: the young university student as homo promptus », Journal of Youth Studies 24.