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Les auteurs
Amélie Clauzel
(clauzel.evry@gmail.com) - Université Paris 1 Panthéon-SorbonneGuillaume Biot-Paquerot
- Burgundy Shool of Business
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Simplifier le parcours des patients : désengorger les cabinets médicaux et les urgences hospitalières, éviter les déplacements, échanger des documents, prévenir les (ré)hospitalisations, répondre aux besoins des déserts médicaux… sont autant d’ambitions portées par le développement de la télémédecine (e.g. Ologeanu-Taddei et Paré, 2017 ; Nys, 2020).
Ces pratiques constituent une avancée significative vers de nouvelles pratiques de soins dites « augmentées », ainsi qu’une intégration du numérique dans la gestion des services publics communs tels que la santé, l’éducation et d’autres. Elles ont également contribué à introduire une nouvelle dimension dans la relation entre le médecin et le patient. Depuis le début de la pandémie de Covid-19, l’accès aux soins médicaux a été grandement amélioré grâce à la télémédecine, avec près d’un million de téléconsultations par mois en France, notamment en raison des périodes d’isolement et de distanciation sociale. Ces pratiques constituent une technologie latente qui a accéléré la transition de l’adoption primaire par les plateformes et les pouvoirs publiques, à l’adoption secondaire par les praticiens et les patients (Gallivan, 2001).
Vers une inversion du modèle d’acceptation ?
Pour pallier les insuffisances du système de soins actuel, des innovations organisationnelles doivent accompagner le développement de la télémédecine notamment via une coordination externe et intégrative agissant à l’échelle du territoire (Habib et al., 2017 ; Habib et al., 2019). A cet égard, la nouvelle organisation technique de ce nouveau système ne doit pas omettre la centralité des relations humaines (Nys, 2020). Le rôle du patient dans ce domaine renouvelé de la santé et du care devient en effet central (e.g. Battard et Liarte, 2019). La relation de soin évolue via une redéfinition des rôles des acteurs coprésents, différents des rôles habituellement observés, le patient prenant davantage part aux décisions, habituellement prises exclusivement par le professionnel de santé (Mathieu-Fritz et Gaglio, 2018), et contribuant ainsi à une inversion du modèle d’acceptation (Bidan et al., 2021).
Le rôle proactif des patients, en attente d’un « service » de soin ?
La rencontre entre deux groupes d’individus est ‘filtrée’ par la distance et la technologie, pouvant refléter différents freins d’ordre interactionnels, verbaux ou non verbaux. Ces derniers peuvent être liés à une forme de technostress associés à des coûts de transaction perçus trop élevés par l’individu (Tsai et al., 2019). L’immixtion dans cet environnement technique, dans un contexte médical, pourrait ainsi provoquer une dépersonnalisation de la relation patient-soignant, notamment en limitant les interactions sensorielles, et contribuer de fait à la déshumanisation de cette relation (Biot-Paquerot et al., 2021).
Le patient, connecté, averti et de plus en plus proactif dans la gestion de sa propre santé (e.g. Cases, 2017), pourrait alors co-agir presque indépendamment du système de santé. Il en ressort que la technologie contribue à modifier la relation patient-soignant, et à en changer la nature. La dimension interpersonnelle et émotionnelle devient alors centrale, et parfois contre-intuitivement plus attendue que le soin en lui-même (Clauzel, 2023). Paradoxalement, la phase de déshumanisation liée à la distance créée par la téléconsultation, contribue à maintenir le lien entre le praticien et son patient, y compris en période de pandémie et de distanciation sociale. En ce sens, en libérant le patient de contraintes logistiques (déplacements, disponibilités du praticien, éventuels retards…), il permet d’améliorer l’accès aux soins, et le suivi des pathologies par les praticiens, délivrant ainsi un surplus de services.
Ceci contribue alors à la génération d’un nouvel espace de socialité, où l’on est capable d’initier, ou d’entretenir, un temps d’échange et une écoute en ligne avec un médecin, (y compris quand on ne le connait pas, la téléconsultation générant une forme de consumérisme du care). Il semble que la disponibilité, voire la fluidité de la relation (la téléconsultation permet d’obtenir un rendez-vous indépendamment du lieu de consultation, avec un praticien disponible) prime sur le suivi de la relation. Ce phénomène est d’ailleurs amplifié par la généralisation du Dossier médical partagé – DMP, devenu « Mon espace santé » sur application mobile.
Conclusion
Cette alternance des phases de déshumanisation et de réhumanisation de la relation praticien-patient suit un schéma décrit par Biot-Paquerot et al. (2021) dans un contexte de mise en place de fintechs, et dans le cadre du microfinancement participatif. En outre, la gamification des plateformes de téléconsultation, qui sont devenues relativement aisées à utiliser pour une partie de la population (très exposée aux technologies mobiles), contribue largement à la limitation du technostress pour cette population (et celle-ci seulement), et produit des effets positifs sur ces nouvelles constructions sociales.
Elle participe cependant à la génération de comportements plus discutables en termes d’attentes des patients, notamment du fait de l’introduction de la docimologie dans l’évaluation du service rendu, projetant la santé dans la constellation des « business du service ». Le patient perçoit alors le médecin comme un simple prestataire de service, potentiellement interchangeable, évalué sur son sens de l’accueil, et sur la perception du service rendu davantage que sur la réalité et l’efficience de sa prise en charge ; ceci débouche de fait sur une interaction servicielle de santé.
Cette docimologie de l’étoile (évaluation du service par des proxies représentées sous la forme d’un nombre d’étoiles attribué au prestataire de service, telle qu’on les retrouve sur les plateformes de type Uber ou AirBnB par exemple) promeut une forme d’accountability autour d’un « bien commun », la santé, qui peut générer à terme davantage d’effets négatifs que positifs. En modifiant la relation patient-soignant, les plateformes de téléconsultation fluidifient certes l’accès à un service de soin, mais contribuent à sa réification. Elles le transforment en profondeur, pour le meilleur… et pour le pire…
Bibliographie
Clauzel A. (2023), Souvenirs d’expériences de télémédecine : vers une réhumanisation de la relation de soin patient-soignant ?, 39ème Congrès International de l’Association Française du Marketing, Vannes, 10-12 mai.