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Thomas Michaud
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De nombreuses études annoncent depuis plusieurs années les mutations du marketing sous l’influence de l’intelligence artificielle (Chintalapati et al., 2021). Selon Grand View Research, ce marché global devrait passer de 136,6 milliards de dollars en 2022 à 1 811,8 milliards en 2030. Les espoirs vis-à-vis de cette technologie sont immenses et mobilisent un imaginaire visant à inciter les innovateurs et les consommateurs à la développer et à l’utiliser. Si elle est a priori source d’une plus grande rigueur, limitant le nombre d’erreurs humaines, elle est aussi souvent accusée d’être impersonnelle. Pourtant, le marketing pourrait en tirer un bénéfice important, en automatisant certaines tâches et en optimisant le traitement de données sans cesse plus importantes concernant les consommateurs. Les perspectives offertes par cette innovation sont multiples, générant de nombreux fantasmes relatifs notamment à la fin de certaines tâches répétitives (Rikfin, 1995), mais aussi des craintes de voir advenir une nouvelle technologie polluante. Le marketing pourrait tirer profit de cette situation en se réinventant. En effet, l’utilisation d’une IA écoresponsable apparait comme une option viable pour conjuguer marketing et responsabilité sociale et environnementale des entreprises.
Fin ou réinvention du télémarketing ?
Les intelligences artificielles peuvent révolutionner le marketing par la généralisation des chatbots. Ces agents intelligents, capables de répondre à presque toutes les questions des clients, sont appelés à remplacer les milliers de téléconseillers opérant au quotidien pour de multiples entreprises. Le Forum économique mondial a affirmé en 2018 dans son rapport The Future of Jobs 2018 que les robots et l’IA allaient supprimer 75 millions d’emplois dans les prochaines années, mais qu’ils allaient aussi en créer 133 millions dans la décennie à venir. Les emplois du télémarketing seront touchés par ce mouvement dans la mesure où le développement du traitement du langage naturel et l’émergence des systèmes conversationnels promettent une gestion bien différente de la relation client à l’avenir. Les entreprises n’auront plus recours à des humains pour répondre au téléphone ou pour démarcher leurs clients. Elles utiliseront des IA, bien moins coûteuses, capables de travailler 24h/24, et dont les experts affirment qu’elles seront même plus fiables. Ces considérations attisent les intérêts de nombreux acteurs, qui voient dans cette technologie un moyen de réaliser de substantielles économies et des gains de productivité considérables. Les investissements dans le marketing devront donc s’orienter vers de nouvelles cibles. Les entreprises devront avant tout acquérir des IA plus performantes, plutôt que de rémunérer de nombreuses personnes à effectuer des tâches par ailleurs souvent répétitives. Si le télémarketing pourrait être à moyen terme un secteur particulièrement touché par les progrès de l’IA, il faudra bien se soucier du devenir de ces milliers de personnes travaillant pour l’heure sur les plateformes et qui pourraient perdre leur emploi. Les perspectives de création d’emploi dans le secteur du marketing par l’IA sont pour l’heure relativement floues. Toutefois, un article des Échos (Grashion, 2018) affirme qu’un rapport de l’OCDE suggère que l’IA créera plus d’emplois qu’elle n’en détruira. Une étude d’Accenture prédit l’avènement de trois nouveaux métiers : les entraineurs, les vulgarisateurs et les soutiens : « Les entraîneurs formeront les systèmes de machine learning pour améliorer leurs performances et leur manière de communiquer des résultats aux utilisateurs. Les vulgarisateurs réconcilieront les experts des données et les métiers en expliquant comment et pourquoi une intelligence artificielle fait telle ou telle recommandation. Les soutiens, enfin, auditeront les systèmes d’intelligence artificielle pour s’assurer qu’ils fonctionnent selon les réglementations que suit une entreprise ». L’imaginaire de la fin du travail, qui s’appuyait sur la prospective d’une robotisation et du recours à des innovations comme l’intelligence artificielle, ne devrait donc pas advenir. Il s’agira plus certainement d’une mutation du travail. Les pratiques du marketing devraient ainsi évoluer considérablement dans les prochaines années, générer de nombreuses reconversions professionnelles et nécessiter des efforts de formation considérables pour adapter les téléconseillers aux nouvelles perspectives offertes par ces outils.
Les robots conversationnels, ou chatbots/voicebots seront donc les prochains outils du marketing. Ils pourront traiter la plupart des requêtes demandées par les clients. Toutefois, les questions trop complexes seront confiées à des agents humains de l’entreprise. Les files d’attente seront dès lors réduites et les téléconseillers pourront se consacrer à d’autres tâches.
Davenport et al. (2019) apportent une réflexion sur le futur du marketing sous l’influence de l’intelligence artificielle. Une de leurs conclusions est que cette technologie sera plus efficace si elle vise à augmenter les humains, et notamment les managers, plutôt qu’à les remplacer. Les auteurs analysent une croyance selon laquelle l’IA permettra de prédire les comportements des consommateurs sur les plateformes numériques. Le marketing pourrait bénéficier de cette technologie en analysant des quantités de données plus importantes rendant l’acte d’achat prévisible. Les publicités ciblées sur les réseaux sociaux et sur Internet traduisent déjà cette vertu de l’IA. Par ailleurs, les auteurs imaginent que les téléconseillers humains pourraient aussi utiliser l’IA pour mieux cibler leurs arguments dans l’interaction. Ainsi, il sera possible de détecter des signaux faibles, par exemple dans la voix ou dans le regard du prospect, ce qui aidera à orienter la conversation d’une manière à optimiser la chance de convaincre le consommateur d’acquérir le produit mis en vente.
Meta envisage d’ailleurs d’utiliser le tracking visuel pour mesurer l’engagement de l’individu dans le métavers, dans le but d’aider à personnaliser son expérience dans le monde virtuel. Cette innovation pourrait apporter des gains d’efficacité aux stratégies marketing dans la mesure où l’attention du métanaute sera suivie avec une précision redoutable. Ainsi, Nick Clegg, de Meta, affirmait au Financial Times (Murphy, 2022) que les données de suivi oculaire aideront son entreprise à savoir si les utilisateurs interagissent avec les publicités.
Vers des IA au service d’un marketing écoresponsable ?
L’utilisation des intelligences artificielles représente par ailleurs une dépense énergétique considérable. Une étude (Patterson et al., 2021) souligne que l’utilisation de ChatGPT a provoqué une consommation excessive d’électricité et des émissions de gaz à effet de serre importantes. Il convient donc de conditionner l’utilisation de tels outils à une contribution des informations obtenues à une optimisation du système productif visant à réduire indirectement la consommation énergétique et des désagréments écologiques. Le même reproche fut attribué au métavers lors de l’annonce retentissante du projet en 2021 (Pitton, 2021, p. 1, 18-19). Les écologistes ont affirmé qu’une telle technologie entrainerait des coûts énergétiques considérables, ce qui engendrerait l’aggravation du réchauffement climatique. Cette critique ne prenait pas en compte l’intérêt de cette technologie qui permettrait de réduire le nombre de déplacements polluants. En ce qui concerne l’IA, elle pourrait aussi être mise au service d’’une vision du développement durable des marques, en calculant les offres commerciales les plus adaptées à une consommation responsable. Ainsi, elle pourrait par exemple proposer aux consommateurs en priorité des produits écoresponsables, plus locaux, ou ayant nécessité moins d’énergie dans le processus de production. Ainsi, si le marketing a pour fonction d’aider à la vente des produits d’une entreprise, il ne doit pas forcément être au service d’une logique purement consumériste visant à sans cesse créer de nouveaux besoins pour diffuser des innovations. Si le marketing utilise de plus en plus les IA, il conviendra d’orienter la création de ces machines pour en faire des agents intelligents au service de la résolution de ce problème majeur commun à l’humanité. Avec les mouvements du Green AI et de l’IA responsable, cette technologie apparait aussi comme un moyen de résoudre de nombreux problèmes environnementaux, de réduire la consommation énergétique en chassant le gaspillage et en optimisant les pratiques. De même, l’IA peut aider à la dépollution de la planète et à une surveillance bien plus précise des écosystèmes. Ainsi, quand elle se met au service du marketing, cette technologie potentiellement révolutionnaire doit être programmée pour orienter les méthodes de vente et de consommation vers un intérêt supérieur, c’est-à-dire la lutte contre le réchauffement climatique. Si de nombreuses œuvres de science-fiction ont mis en scène des intelligences artificielles gérant des sociétés entières, rationalisant de la sorte d’une manière optimale, voire excessive, les comportements individuels et collectifs, il convient d’admettre qu’à moyen, voire long terme, une telle prophétie pourrait se réaliser. Une plus grande partie des activités humaines pourraient être administrées par des IA à l’avenir. Il convient donc de les programmer pour qu’elles ne répondent pas à des impératifs idéologiques nuisibles à l’humanité. Les concepteurs de ces machines sont d’ores et déjà responsables des décisions et comportements induits par les informations et conseils qu’elles transmettront aux utilisateurs.
Gray et Wegner (2012) ont analysé le concept de vallée de l’étrange (uncanny valley), c’est-à-dire la situation menant à une ressemblance troublante entre les robots et les humains. L’émergence des chatbots et voicebots, et le remplacement des téléconseillers humains par des machines, pourrait faire apparaitre un sentiment d’inquiétante étrangeté chez les consommateurs. En effet, les auteurs estiment que les machines deviennent énervantes lorsque les gens leur attribuent l’expérience (capacité de ressentir et de sentir) plutôt que la seule capacité d’agir et de faire (agency). Ce phénomène pourrait bien constituer un des périls à prendre en compte pour éviter que les gains de productivité escomptés dans l’utilisation de l’IA par le marketing ne soient compensés par un dégoût des consommateurs de ces agents conversationnels. Si le téléconseiller chargé de démarcher au téléphone les consommateurs a provoqué un certain rejet en raison d’excès de cette pratique, les individus pourraient aussi être rebutés par le phénomène psychologique de la vallée de l’étrange, créant même un certain malaise et pouvant nuire à l’image de la marque présentée.
L’utilisation de l’IA par le marketing génère donc de nombreux fantasmes prospectifs. Si certains pensent que le télémarketing disparaitra en raison de l’apparition de cette innovation, d’autres estiment que cette technologie pourrait permettre d’accroitre la productivité et de révolutionner les pratiques dans un futur proche. D’autres imaginaires envisagent qu’elle pourrait aggraver le réchauffement climatique. Il convient d’analyser le foisonnement des imaginaires du marketing du futur comme le symptôme d’une période de vives spéculations autour du futur rôle de l’IA sur les pratiques des entreprises. L’incertitude mène à associer à cette technologie les grandes tendances et obsessions de la société. L’avenir proche dira si les IA et les métavers bouleverseront autant le marketing et les écosystèmes que les prophéties technologiques le suggèrent.
Bibliographie
Chintalapati, S., Pandey, S.K. (2022). Artificial intelligence in marketing: A systematic literature review. International Journal of Market Research, 64(1), 38–68. https://doi.org/10.1177/14707853211018428
Davenport, T., Guha, A., Grewal, D. et al. (2020). How artificial intelligence will change the future of marketing. Journal of the Acadamy of Marketing Science, 48, 24-42. https://doi.org/10.1007/s11747-019-00696-0
Grashion, A. (2018). L’intelligence artificielle créera plus d’emplois qu’elle n’en détruira. Les Echos, 21 août 2018. https://www.lesechos.fr/tech-medias/intelligence-artificielle/lintelligence-artificielle-creera-plus-demplois-quelle-nen-detruira-137013
Gray, K., Wegner, D.M. (2012). Feeling robots and human zombies : Mind perception and the uncanny valley. Cognition, 125(1), 125-130.
Murphy, H. (2022). Facebook patents reveal how it intends to cash in on metaverse. Financial Times, January 18.
Patterson, D., Gonzalez J., Le, Q., Liang, C., Munguia, L-M, Rothchild, D., So, D., Texier, M., Dean, J. (2021). Carbon Emissions and Large Neural Network Training. arXiv, https://arxiv.org/abs/2104.10350
Pitton, G. (2021). Quand le numérique détruit la planète. Le Monde Diplomatique, Octobre.
Rikfin, J. (1995), The End of Work. The Decline of the Global Labor Force and the Dawn of the Post-Market Era, Putnam Publishing Group.