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Gilles Paché
(gilles.pache@univ-amu.fr) - Aix-Marseille Université
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La croissance extrêmement rapidement du quick commerce (QC dans la suite de l’article), tant dans les espaces urbains des États-Unis que ceux de l’Europe et de l’Asie, interpelle de nombreux chercheurs spécialisés dans la distribution, tout en attisant la curiosité des chercheurs d’autres champs tels que l’entrepreneuriat et la finance d’entreprise (Huang et Yen, 2021). En effet, les nouveaux entrants sur ce marché dynamique, le plus souvent des start-ups, suscitent des investissements massifs de la part de capital-risqueurs, alors même que leur rentabilité est loin d’être acquise. Quoi qu’il en soit, le QC fait de plus en plus systématiquement s’enflammer les esprits, et si certains y voient une forme majeure du commerce de demain, d’autres constatent les effets externes négatifs sur le fonctionnement de la ville, avec des riverains lassés par les nuisances liées au ballet des livreurs à vélo ou à scooter, véritable nouveau « lumpenprolétariat » du XXIe siècle, qui assurent le fonctionnement au jour le jour des entreprises du QC.
Mais de quoi parle-t-on exactement ?
Dans les faits, le QC consiste à livrer rapidement ‒ en moins d’une heure, le plus souvent en 15 minutes, voire moins ‒ des produits de grande consommation que le consommateur a acheté en ligne via une application sur smartphone. C’est là que réside la véritable révolution car si le commerce électronique traditionnel a révolutionné le commerce de détail traditionnel, le délai de livraison moyen y reste encore de trois à cinq jours (voir le Tableau 1). Le QC présente l’avantage de livrer de petites commandes quasi-immédiatement, quand et où les consommateurs en ont besoin. La réactivité logistique exigée par une telle instantanéité exige la mise en œuvre de systèmes logistiques de proximité, dénommés « dark stores », qui déstabilisent l’espace urbain. En bref, une fuite en avant vers le tout, et tout de suite, dont les conséquences pourraient être sociétalement dramatiques en instillant l’idée que l’attente n’est plus tolérable.
Tableau 1 : Trois modèles de commerce de détail
Dernier avatar en date d’une digitalisation effrénée de la distribution, dont les effets collatéraux en termes de fermeture de magasins physiques sont désormais connus (citons, parmi des dizaines d’autres exemples, le cas de la faillite de Camaïeu en octobre 2022), le QC fascine finalement autant qu’il effraie. Il fascine dans la mesure où les prouesses logistiques sur lesquelles il s’appuie sont exceptionnelles ; qui aurait pu imaginer, il y a vingt ans à peine, au moment où les commandes en ligne prenaient leur envol, que la mise à disposition des produits prendrait un jour quelques minutes ? Mais il effraie également, compte tenu d’une puissance prédatrice vis-à-vis du commerce traditionnel de centre-ville, sans parler des conditions de travail qu’il impose aux opérateurs de la logistique, subissant une pression temporelle continue. Comme cela avait été le cas dès les années 1970 avec une Loi Royer qui tenta en vain de freiner l’expansion des hypermarchés (Filser et al., 2020), la France cherche à combattre le QC en légiférant, mais il n’est pas sûr que cela suffise pour arrêter le processus de digitalisation de la distribution.
La bataille du délai
Si l’apparition du QC est antérieure à la pandémie de Covid-19, puisque sont souvent évoqués le système d’abonnement Prime d’Amazon (2005) puis le système du drive piéton (2018) comme les actes de naissance successifs du modèle d’affaires, la pandémie est considérée comme un accélérateur important du phénomène. Le QC avait commencé à s’étendre dans la restauration, notamment pour la livraison de plats à emporter, mais il a rapidement gagné d’autres segments de marché, tout particulièrement dans le secteur des produits d’épicerie. Dès le printemps 2020, les consommateurs de nombreux pays ont dû s’en remettre aux achats en ligne dans un contexte de confinement de plusieurs semaines. Des acteurs de grande envergure de la distribution tels que Walmart et Tesco y ont vu une réelle opportunité de développement de leurs services de livraison à domicile, en contrecarrant ainsi la désaffection des consommateurs vis-à-vis des magasins physiques par la crainte d’une contamination sans vaccin connu (rappelons que ce dernier ne sera disponible qu’à la fin 2020).
Observant avec attention cette évolution, des acteurs anciens et reconnus de la livraison rapide comme Deliveroo, GoPuff, Postmates et Gorillas (qui a racheté en mars 2022 Frichti, la fameuse entreprise française de livraison à domicile), se sont positionnés à leur tour sur le marché. Leur caractéristique commune est d’être des start-ups ayant rapidement compris que la clé du succès du QC repose sur la parfaite maîtrise des opérations logistiques en vue de permettre une livraison le jour même au consommateur, quelques minutes après sa commande en ligne (Dablanc, 2022). En effet, avec l’intensification de la compétition sur le segment du QC, il semble incontestable que les entreprises vont se disputer férocement les mêmes clients pour accroître leur part de marché, notamment lorsque les valeurs hédonistes desdits clients les conduisent à prêter une attention soutenue à la qualité de leur expérience digitale (Liu et al., 2021). Comment ? En offrant une livraison plus rapide et plus fiable que les concurrents, dont on pressent qu’elle améliore l’expérience client et la fidélisation des consommateurs sensibles au temps.
Le résultat est saisissant. Pour l’année 2020, le QC a livré plus de 9 millions de commandes dans 22 pays, avec 22 700 points de vente associés. En Europe, les entreprises Dija (Royaume-Uni), Gorillas et Flink (Allemagne) et Getir (Turquie) mènent le jeu en proposant des livraisons en 10 minutes à leurs clients urbains, devançant ainsi leurs confrères américains de cinq minutes (la moyenne est de 15 minutes outre-Atlantique). Cinq petites minutes qui peuvent apparaître anecdotiques dans l’absolu mais qui représentent un délai supérieur de 50 % ! La réussite des start-ups les plus performantes s’appuie dès lors sur quatre éléments clés : mettre au point une application efficace et ludique ; acheter au mieux les produits auprès de leurs fournisseurs ; mailler le territoire avec plusieurs structures logistiques ; disposer de livreurs prêts à se lancer à tout moment en direction des consommateurs. Car le secret du QC est là : savoir accélérer les livraisons, minimisant ainsi le temps qui s’écoule entre l’achat d’un produit en ligne et sa disponibilité, autrement dit savoir gagner la bataille du délai.
La montée en puissance du QC oblige évidemment les distributeurs multi-canal connus et reconnus à améliorer leurs propres systèmes de livraison dans les espaces urbains, ou à s’associer aux nouveaux entrants pour capter leurs compétences, au risque de perdre en compétitivité. Pour cela, ces distributeurs multi-canal auront tendance à donner la priorité à l’augmentation de la capacité de commande en ligne, ce qui constitue leur « ADN » productiviste, et qui démontre combien il est difficile de tourner le dos à des processus de mutualisation et de massification des flux ancrés dans l’histoire de l’entreprise. C’est sans doute là que réside l’un des nœuds du problème : en ce qui les concerne, les pure QC, pour reprendre la terminologie relative aux pure players (Ghezzi et al., 2012), ne sont pas prisonniers de systèmes logistiques hérités du passé et ils ont la possibilité de mobiliser le capital nécessaire pour s’améliorer dans les domaines clés du commerce de détail que sont le pilotage des flux et le traitement des données. Ce sont deux avantages dont ne disposent pas nécessairement les distributeurs multi-canal.
Une stratégie logistique planifiée
Contrairement aux immenses entrepôts basés à la périphérie des villes pour exécuter les commandes passées en ligne dans le cadre du commerce électronique traditionnel (Zuchowski, 2016), l’objectif étant de faire jouer des phénomènes d’économies d’échelle et de mutualisation, le QC s’appuie sur la multiplication de petits centres logistiques localisés dans l’espace urbain (leur surface varie habituellement entre 100 et 300 m2), une condition sine qua non pour assurer les livraisons dans les plus brefs délais. La dénomination désormais la plus courante, et la plus médiatique, est celle de « dark store », qui se présente le plus souvent comme un ancien magasin physique fermé et transformé en simple lieu de préparation des commandes. Interdit d’accès aux consommateurs, il est le relais logistique des achats en ligne, à proximité directe des points de destination, et il n’a évidemment aucune vocation à dynamiser un centre-ville, par exemple dans une perspective expérientielle au sens d’Holbrook et Hirschman (1982).
Le concept n’est pas nouveau en lui-même puisque des enseignes comme Whole Foods, Walmart, Target et Bed Bath & Beyond en ont utilisé des variantes par le passé. En revanche, dans le cadre du QC, la différence est notable : il ne s’agit pas d’un effet d’aubaine qui consiste à utiliser un magasin physique laissé vacant faute de clientèle. Au contraire, une véritable planification logistique accompagne l’extension du modèle d’affaires, avec la mise en place de partenariats avec des prestataires spécialisés dans la gestion du dernier kilomètre et l’investissement dans des systèmes technologiques avancés au niveau de la préparation des commandes. Dans le format du QC, les entreprises conservent généralement dans leurs « dark stores » des stocks limités et très demandés de produits (moins de 2 500 références), qui peuvent être rapidement préparés puis expédiés dans les zones proches dès que les commandes en ligne sont passées.
Le succès du QC s’explique en grande partie par de profondes mutations dans les préférences des consommateurs. L’urbanisation, l’explosion des mono-ménages et le vieillissement des populations ont transformé les modalités d’achat et, plus largement, l’orientation du consommateur (Foxall, 2022). Au lieu d’acquérir des volumes importants de produits de grande consommation, ce qui constitue la base du commerce de détail traditionnel en magasin et en ligne, les consommateurs préfèrent désormais acquérir des produits au fil de l’eau, en temps réel, au fur et à mesure de leurs besoins. Une telle évolution est évidemment favorable au QC dans la mesure où un ou deux produits peuvent être livrés au consommateur dans les minutes qui suivent la commande via une application. Une logistique calibrée pour livrer un consommateur en trois à cinq jours s’avère dès lors immédiatement disqualifiée dans une économie où règne le « culte de l’urgence », brillamment décrit par Aubert (2003) il y a vingt ans de cela. Il s’ensuit deux sources d’avantage concurrentiel pour le QC :
- Optimiser l’assortiment de produits en fonction des contraintes logistiques. Les entreprises du QC doivent analyser les produits qui se vendent le mieux dans différentes zones de chalandise et s’en approvisionner auprès des fournisseurs pour éviter les ruptures de stock. En effet, les ruptures de stock peuvent décourager les consommateurs de réitérer un achat, tout en augmentant leur frustration. Or, plus un assortiment s’élargit, plus il rendra délicates les opérations de livraison. L’analyse rigoureuse de la structure de l’assortiment peut aider à identifier les lacunes en la matière, à suivre les produits les plus vendus sur la base des big data, et à maintenir le niveau optimal de stock à tout moment dans les « dark stores ».
- Optimiser l’implantation des « dark stores ». La livraison des commandes aux heures de pointe (par exemple en soirée), face aux embouteillages récurrents, exige que les centres logistiques soient situés à plusieurs endroits, avec un accès facile aux différents quartiers des villes dans lesquelles ils opèrent. La mise en place de centres logistiques locaux et la recherche des bons partenaires de livraison conditionnent la croissance et la rentabilité à long terme du QC, seule manière de satisfaire la promesse de livrer entre 10 et 15 minutes. Un important travail de réflexion sur les implantations optimales de « dark stores », en mobilisant pour cela une analyse multicritère, s’avère indispensable.
Pour l’heure, dans un contexte hyperconcurrentiel où les échecs ne sont pas rares, à l’image de Kol, une start-up française créée en 2015 et placée en redressement judiciaire en décembre 2021, sans oublier la faillite retentissante de Fridge No More aux États-Unis en mars 2022, les entreprises du QC restent d’abord à la recherche d’une consolidation du secteur. Pour cela, des réflexions sont engagées sur le nerf de la guerre : l’optimisation des opérations logistiques par le biais d’une automatisation accrue dont le seul objectif est de gagner la bataille du délai précédemment évoquée. De multiples études ergonomiques sont ainsi conduites pour mettre au point les trajets optimaux en termes de temps au sein des « dark stores », en s’appuyant sur l’intelligence artificielle et la vision par ordinateur. La business information modelling permet ainsi de réduire les déplacements des préparateurs de commandes au sein des rayonnages, tandis que la livraison par drone et/ou par véhicule autonome est testée par plusieurs entreprises en substitution des livreurs à vélo ou en scooter. Le modèle d’affaires du QC en est-il pour autant solide ?
Une digitalisation sous la menace ?
Force est d’admettre que le QC est caractérisé par des marges bénéficiaires faibles dont la principale raison est le coût de gestion du dernier kilomètre et le coût d’entreposage, s’appuyant encore tous deux sur une main-d’œuvre importante. Circonstance aggravante : le montant moyen d’une commande, le plus souvent impulsive, reste faible (il dépasse rarement 30 euros). Il en résulte que l’activité de livraison est structurellement déficitaire compte tenu du fait que les livreurs à vélo réalisent au maximum trois livraisons à l’heure selon l’expert du commerce Olivier Dauvers (https://www.olivierdauvers.fr/2021/11/04/a-quelles-conditions-le-quick-commerce-peut-il-etre-rentable/). Pour atteindre la rentabilité, les entreprises de QC doivent par conséquent viser des valeurs moyennes de commande plus élevées, et des « paniers » à plus forte marge devront devenir la norme, et non l’exception. Tout un travail de communication marketing est à engager pour atteindre une taille critique qui puisse absorber les frais logistiques, notamment à travers des arguments commerciaux tels que la garantie de délais de livraison ultra-rapides, une expérience client améliorée par une réduction drastique des manquants, voire la présence de marques locales et/ou durables auxquelles les millénials notamment sont de plus en plus attachés, surtout pour les plus diplômés d’entre eux (Bollani et al., 2017).
Pour optimiser le pilotage des flux dans le modèle du QC, il reste à se doter de systèmes d’information adaptés compte tenu d’un contexte singulier : les entreprises ne disposent pas d’un large assortiment de produits mais seulement d’un assortiment limité et à rotation rapide. Dans ces conditions, il est essentiel de prévoir la demande avec la plus grande précision et de stocker les produits en conséquence, surtout lorsque leur durée de vie est limitée (c’est le cas de certains biens alimentaires). L’utilisation d’un outil de prévision avancé et d’analyse des données massives, qui prévoit la demande en fonction de la rotation et des habitudes d’achat des consommateurs dans différentes zones géographiques, est indispensable pour prendre les bonnes décisions d’achat auprès des fournisseurs. Ajoutons que des stratégies de tarification variable fondées sur la technologie doivent permettre de tirer parti de facteurs tels que l’historique des achats, l’heure de la journée à laquelle la commande est passée, et même l’évolution des conditions météorologiques, comme les travaux de Brusset et Bertrand (2018) l’indiquent. Un jour de pluie, par exemple, provoque-t-il davantage de commandes en ligne ?
On peut le constater, la digitalisation de la distribution fondée sur le modèle du QC risque de se heurter à des freins logistico-technologiques non négligeables. Mais ce sont des freins réglementaires qui pourraient finalement s’avérer encore plus problématiques dans les prochaines années. Depuis plusieurs mois, un vent de révolte souffre en effet dans de nombreuses métropoles françaises, et des collectifs de riverains s’y multiplient pour dénoncer les méfaits des « dark stores ». Le reproche principal s’appuie sur les déplacements des livreurs à vélo et à scooter, qui sillonnent des rues déjà bien encombrées, en gênant la quiétude et la mobilité des habitants. Autrement dit une logistique faite de nuisances dont l’image n’est pas vraiment positive (Paché et Large, 2021). À l’été 2022, des élus de tous bords politiques se sont d’ailleurs associés aux collectifs de riverains pour dénoncer un véritable « dumping commercial » de la part du QC qui, outre de ne pas respecter les réglementations en matière d’urbanisme, génère une concurrence déloyale vis-à-vis des petits commerces traditionnels ayant survécu à des décennies de concentration commerciale.
Début septembre 2022, après plusieurs semaines de concertation entre le ministère de la transition écologique, chargé de la ville et du logement, et les élus des métropoles concernées, un consensus a progressivement émergé pour considérer les « dark stores » comme des centres logistiques, dont la stricte régulation sera définie par décret. Pour le gouvernement, « les acteurs de la livraison rapide vont devoir rentrer dans les règles s’ils enfreignent le code de l’urbanisme » (Karayan, 2022), et le décret servira d’outil mis à disposition des maires pour reprendre la main sur le développement des « dark stores ». Toutefois, la fin de la partie est loin d’être sifflée, comme en témoignent les mésaventures de la ville de Paris. Arguant de l’existence de 80 à 100 « dark stores » implantés illégalement dans la capitale, la mairie a adressé des amendes (astreinte administrative) à quatre « dark stores » ne respectant pas le plan local d’urbanisme, et une cinquantaine de procédures étaient envisagées fin septembre 2022. Las, deux entreprises du QC ont gagné en appel au Tribunal administratif début octobre 2022 au motif qu’elles n’avaient pas besoin de déclarer la transformation de leurs locaux commerciaux en entrepôts. Comme le note Rouquet (2022), de toutes les manières, il n’est pas sûr que la régulation des « dark stores » soit la réponse la plus appropriée à une évolution sociétale majeure : la digitalisation continue de la distribution.
En bref, parallèlement à la bataille du délai, le QC doit se préparer à la bataille réglementaire dont il est difficile de connaître l’issue en France. En laissant aux métropoles le soin de décider du sort des « dark stores », ces dernières ne seront-elles pas tentées de privilégier des dimensions économiques plutôt que des dimensions sociétales ? Après tout, laisser un espace commercial vacant pendant des mois, voire des années, dans un centre-ville déserté, avec le sinistre écriteau « À vendre », vaut-il mieux que le transformer en centre logistique dynamique au service du QC ? Certes, les villes n’ont eu de cesse de repousser les activités logistiques hors de leurs murs depuis des décennies, en impulsant une politique dite de desserrement ayant bénéficié à sa périphérie (Aljohani et Thompson, 2016), y compris en matière de retombées financières. Ainsi, en région parisienne, comme le note l’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme (IAU) Île-de-France, les deux tiers des surfaces logistiques sont aujourd’hui localisés en grande couronne (voir la Figure 1). Avec le QC, un mouvement inverse pourrait s’enclencher pour valoriser une « logistique de proximité » sans doute moins envahissante que celle des méga-entrepôts de plusieurs dizaines de milliers de m2 implantés en périphérie.
Figure 1 : Parc logistique immobilier en région parisienne
Source : IAU Île-de-France.
Conclusion
Les consommateurs actuels sont de plus en plus impatients et préfèrent recourir à des méthodes d’achat rapides pour les biens de grande consommation ; le phénomène avait d’ailleurs été identifié précocement par Swoboda et Morschett (2001) au début des années 2000. Alors que le commerce électronique est passé d’un délai de livraison d’une semaine à un délai d’un à deux jours, le QC s’ouvre sur un univers commercial radicalement différent avec la livraison de petites commandes en quelques minutes. Au fur et à mesure que les consommateurs s’habituent à ce mode d’achat, il y a des chances que d’autres catégories comme les produits pour animaux de compagnie, les produits de mode, l’électronique grand public et les accessoires ménagers entrent sur le marché. Dans la mesure où il est connu que les millénials adoptent rapidement de nouvelles méthodes d’achat, le QC pourrait devenir la prochaine grande tendance d’évolution du commerce de détail. Il reste à ne pas oublier que les entreprises du QC doivent franchir des obstacles importants pour prospérer dans un tel espace marchand hyperconcurrentiel. Ainsi, les contraintes de livraison pourraient rendre difficile l’atteinte d’une rentabilité suffisante à moyen terme, d’autant que des freins réglementaires risquent de bloquer sévèrement la mise en œuvre d’une logistique de proximité à travers le rejet des « dark stores ».
Pourtant, quand on y regarde de plus près, la mise en place de « dark stores » n’est pas un modèle révolutionnaire et totalement disruptif puisqu’il s’agit d’accroître la réactivité d’un système en procédant à des pré-positionnements de ressources au plus près de la demande. Dans les opérations de logistique humanitaire, par exemple, il est entendu qu’un tel pré-positionnement en vivres et en équipements de première urgence s’impose pour sauver des vies (Abazari et al., 2021), au risque de voir des retards d’approvisionnement annihiler l’action des sauveteurs. Certes, le QC n’est en rien « humanitaire », mais il s’appuie sur des ressorts organisationnels identiques. La question est évidemment de savoir si le culte de l’urgence doit être encouragé, en faisant émerger des normes de mise à disposition des produits de quelques minutes après un achat via une application. Il s’agit d’un réel débat sociétal, qui renvoie d’ailleurs à d’anciennes interrogations sur la valeur du temps abordées brillamment par Teboul (1978). Ce n’est pas aux praticiens de la logistique de prendre parti en la matière, en s’interrogeant sur l’impact du « going dark » sur les salariés et la géographie urbaine (Shapiro, 2022). Peut-être peuvent-ils simplement souligner les coûts économiques, environnementaux et sociaux qu’aura le modèle du QC s’il se développe à grande échelle, en laissant à d’autres parties prenantes de juger en toute sérénité de la pertinence du culte de l’urgence.
Bibliographie
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