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Sébastien Tran
(sebastien.tran@devinci.fr) - EMLVAkim Berkani
- M-lab du laboratoire Dauphine Recherche en Management
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Une autre étude récente menée dans le cadre de la chaire Workplace Management de l’ESSEC confirme cette tendance puisque 73% des salariés souhaitent pouvoir bénéficier du télétravail à raison d’au moins deux jours par semaine. Le télétravail recouvre néanmoins des réalités très diverses selon les pays et les secteurs d’activités, et il est nécessaire d’approfondir l’analyse pour bien cerner les enjeux en termes d’organisation et de pratiques managériales. Ce phénomène s’inscrit par ailleurs dans certaines tendances identifiées au préalable qu’il est nécessaire de prendre en compte pour bien contextualiser les enjeux (diffusion massive des technologies collaboratives, accélération de la digitalisation des activités et des processus, évolution des organisations, etc.).
Le télétravail : une pratique protéiforme et très difficile à mesurer
Selon le code du travail actuel (art. L1222-9), « le télétravail désigne toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication ». Bien que le télétravail existe depuis plusieurs années, il recoupe une grande diversité de pratiques de travail (Tremblay et al., 2006). Son apparition correspond également au développement et à la diffusion des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC). Néanmoins, il est très difficile de mesurer avec des indicateurs fiables et stables la part du télétravail dans les organisations. Les chiffres qui sont donnés (et notamment lorsque l’on cherche à établir des comparaisons internationales) ne mesurent pas forcément la même chose, sans compter les problématiques méthodologiques classiques (taille et représentativité de l’échantillon, période de l’étude, définition de l’objet d’étude, etc.). Il est également nécessaire d’identifier le producteur des données en matière de télétravail, car il peut y avoir des objectifs de communication très divers et parfois orientés.
Plusieurs raisons expliquent cette difficulté de mesure qui constitue déjà un axe de réflexion à venir. D’abord le télétravail n’est pas défini de manière claire en termes de pratiques et d’usages. En effet, le télétravail est souvent partiel et ne peut pas s’appliquer de la même manière selon la nature des activités et des secteurs. La crise sanitaire, et notamment les périodes de confinement, ont largement mis en exergue les débats autour des activités et des tâches qui peuvent être réalisées en télétravail, avec en toile de fond différentes idéologies managériales et cultures d’entreprises. Ensuite, le télétravail peut être réalisé de manière partielle et de plus en plus en situation de nomadisme. Le développement des réseaux à haut débit (notamment la 4G et bientôt la 5G), des smartphones et des tablettes, des outils numériques collaboratifs ont accentué le recours au télétravail en brouillant également de plus en plus la frontière entre la vie privée et la vie professionnelle. Ce phénomène s’est par ailleurs accentué avec le développement des espaces de co-working et de tiers lieux aménagés (gares, aéroports, etc.) qui permettent une continuité de l’activité de travail à distance.
Enfin, les variables socioculturelles, le niveau de développement économique et le degré d’équipement en infrastructures et en outils numériques influencent également fortement l’usage du télétravail entre les pays. Les pays les plus développés et avancés dans les activités de services et plus généralement, dans ce que l’on appelle « l’économie de la connaissance », présentent une part de télétravail plus importante lors des études comparatives. La corrélation entre la richesse d’un pays et le développement du télétravail a également été démontrée dans plusieurs études.
Source : https://bfi.uchicago.edu/key-economic-facts-about-covid-19/#working-from-home-by-country
Le télétravail va-t-il conduire à de nouvelles pratiques managériales et de nouvelles formes d’organisation ?
Bien que le télétravail présente des avantages, mais aussi de nombreux effets négatifs (Martin et MacDonnell, 2012), la crise sanitaire a fortement ancré cette pratique dans les entreprises et questionne forcément les organisations sur le management à mettre en place après cette période. Le travail en présentiel restera la norme, mais la généralisation du télétravail impose de réfléchir aux pratiques managériales associées avec un plus grand nombre de salariés concernés qui sont de plus en plus à recherche d’une autonomie dans leur activité professionnelle (Mathieu et al., 2020). Tentative de décryptage avec une grille de lecture.
La première problématique sera de ne pas opposer travail en présentiel et télétravail, mais de voir de quelle manière les deux formes de travail peuvent s’imbriquer dans une logique collective au sein des organisations. L’une des premières questions sera de déterminer l’équilibre dans l’organisation entre différentes populations de salariés qui n’auront pas les mêmes attentes en termes de répartition entre le présentiel et le télétravail comme nous l’avons souligné en introduction. La difficulté à laquelle les entreprises sont confrontées et qui perdurera après la crise sanitaire, sera d’identifier les critères permettant de segmenter les salariés en matière de télétravail selon leurs attentes, mais également de leur capacité à « hybrider » les deux formats, puis de les intégrer dans une coordination plus globale des projets qui comportent une dimension collective et d’interdépendance entre les acteurs. Par exemple, certaines études ont montré que l’âge n’est pas une variable discriminante pour la répartition entre le présentiel et le télétravail, au contraire du genre ou du statut professionnel (Mathieu et al., 2020). Par ailleurs, les aspirations en matière de télétravail sont aussi fortement corrélées à la situation personnelle des salariés qui voit dans cette pratique un moyen d’équilibrer vie professionnelle et vie personnelle (Scaillerez et Tremblay, 2016). La construction d’une grille multidimensionnelle peut constituer une piste à explorer pour rationaliser les choix en matière de points d’équilibre entre le présentiel et le télétravail, sachant que tous les salariés ne disposent pas des mêmes capacités pour imbriquer les deux modalités de travail.
Cela pose ensuite la question de la nature et aussi du « moment » des activités/tâches pouvant être réalisée à distance et des formes de coordination entre les équipes au moment où les organisations évoluent de plus en plus vers des structures plus plates, moins hiérarchiques et plus « étendues ». Dépasser l’opposition présentiel vs télétravail suppose une réflexion approfondie en termes de méthodologie de gestion de projets, mais aussi de performativité des équipes. Sur ce dernier point, il est important de voir comment recréer une confiance organisationnelle entre des acteurs qui ne partagent plus le même espace-temps et la même contrainte spatiale, mais dont l’interaction et la coordination sont nécessaires afin de finaliser les projets. On se heurte dès lors assez rapidement aux types de dispositifs de contrôle à mettre en œuvre (et aux dérives associées) et à ceux permettant de maintenir une socialisation entre les différents acteurs, notamment dans certaines cultures ou certains pays comme la France par exemple où la culture de l’informel et des repas est plus importante.
Par ailleurs, les technologies collaboratives et les outils associés au télétravail jouent un rôle majeur dans les pratiques managériales et les usages. D’abord parce que leur niveau d’appropriation n’est pas homogène au sein des organisations et que le télétravail nécessite généralement plusieurs outils dont la finalité n’est pas toujours bien déterminée en termes d’usage ou dont les usages peuvent être détournés (réunion, travail collaboratif, suivi de projets, archivage, animation collective, planification, etc.). On peut ainsi constater un effet d’empilement des outils collaboratifs et de communication selon les équipes, ce qui engendre une complexité supplémentaire dans le pilotage des projets et des opérations. L’évolution des fonctionnalités de ces outils sera également à analyser, car il existe déjà des expérimentations pour simuler le réel dans un environnement virtuel, par exemple pour les outils de réunions en ligne. On peut là aussi s’interroger sur l’appropriation des outils collaboratifs numériques par les acteurs et le prisme de certaines théories comme la sociomatérialité (Léonardi, 2012, 2013 ; Jones, 2014) peut apporter un éclairage utile dans la compréhension des mécanismes à l’œuvre. Enfin, les outils induisent un degré de contrôle variable selon la culture de l’entreprise et des managers. Certaines recherches ont montré ainsi que le télétravail peut élargir les dispositifs de contrôle et leurs effets à des temps et des espaces non contrôlés auparavant. Le contrôle ne vise plus uniquement le travail, mais inclut également l’individu (Taskin et Raone, 2014).
Enfin, des difficultés résident aussi dans la mesure de l’impact du télétravail sur les performances de entreprises, notamment sur les capacités d’innovation. Plusieurs entreprises ont été pionnières dans la généralisation du télétravail au cours des 20 dernières années. Ce fut le cas d’IBM qui a d’ailleurs fait machine arrière en 2017 après avoir constaté une réduction de sa capacité d’innovation. Si le télétravail réduit les échanges informels permettant dans certains cas de favoriser le lien dans les équipes, le partage et la créativité, des travaux étudiant les effets du télétravail sur la performance d’équipes développant de nouveaux produits montrent des effets positifs (Conen et Kok, 2014). Le télétravail permet une certaine flexibilité des équipes et favorise le partage de connaissances, la coopération interfonctionnelle et l’implication interorganisationnelle. Il n’en demeure pas moins que le plus important réside dans le maintien d’un minimum de liens physiques afin de maintenir un équilibre entre confiance des individus et autonomie.
Bibliographie
Coenen, M., & Kok, R.A.W. (2014). “Workplace flexibility and new product development performance: The role of telework and flexible work schedules”, European Management Journal, 32(4), p. 564-576.
Jones, M. (2014). “A Matter of Life and Death: Exploring Conceptualizations of Sociomateriality in the Context of Critical Care”, MIS Quarterly, vol. 38, n° 3, p. 895-926.
Leonardi, P.M. (2013), “Theoretical Foun- dations for The Study of Sociomateriality”, Information and Organization, vol. 23, n° 2, p. 59-75.
Leonardi, P.M. (2012). “Materiality, Sociomateriality, and Socio-Technical Systems: What Do These Terms Mean? How Are They Related? Do We Need Them?” in Materiality and Organizing: Social Interaction in a Technological World, P. M. Leonardi, B. A. Nardi, and J. Kallinikos (eds.), Oxford, UK: Oxford University Press, p. 25-48.
Mathieu, P., Habib, N., Soulie, J. & Fiessinger, C. (2020). « Les perceptions du télétravail chez Michelin : quels enseignements dans le contexte de la pandémie ? », RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, 3(3), p. 79-96. https://doi.org/10.3917/rimhe.040.0079
Scaillerez, A. et Tremblay, D.G. (2016). « Le télétravail, comme nouveau mode de régulation de la flexibilisation et de l’organisation du travail : analyse et impact du cadre légal européen et nord-américain », Revue de l’Organisation Responsable, 11(1), p. 21–31.
Taskin, L., Raone, J, (2014), « Flexibilité et disciplinarisation : repenser le contrôle en situation de distanciation », Economies et Sociétés, Série « Etudes critiques en management », volume 3, n° 1, p.35-69.
Tremblay, D.-G., Paquet, R. et Najem, E. (2006). « Telework: a way to balance work and family or an increase in work-family conflict ? », Canadian Journal of communication, 31(3).