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Lavagnon Ika
(ika@telfer.uOttawa.ca) - Université d’Ottawa (Canada)Gilles Paché
(gilles.pache@univ-amu.fr) - Aix-Marseille Université
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« Le chemin est long du projet à la chose », écrivait Molière dans Tartuffe, ou l’imposteur (1664). Mais on le sait, le chemin peut être également alambiqué, tortueux et sinueux, quand les projets – notamment les « grands projets inutiles » (Camille, 2015) – ne sont pas tout simplement abandonnés en rase campagne comme le fameux projet si controversé d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, et dont la zone à défendre (ZAD) est parfois présentée comme un modèle d’innovation dans la contestation citoyenne de grands projets (Subra, 2018). Si d’autres grands projets inutiles ont survécu à l’abandon, c’est au prix d’une vie peut-être plus agitée et d’un destin encore plus fatal. Les déboires du système de paie Phénix du gouvernement fédéral canadien, un véritable fiasco de près de 2,7 milliards d’euros, offrent à ce titre un exemple sinistre et emblématique.
Le projet informatique, conçu en 2009 par un gouvernement conservateur, avec un budget prévisionnel de 210 millions d’euros environ, livré en retard et au-dessus du budget en 2016 par un gouvernement libéral, a ainsi connu des ratés sans précédent en matière de qualité. Il a touché la paie de trois fonctionnaires sur quatre, soit en trop-perçus, soit en moins-perçus, et exigé des coûts de stabilisation de près de 2 milliards d’euros sur cinq ans à partir de 2019. Le remplacement du système est d’ailleurs prévu afin de tenir compte, dit-on, « de la complexité du système de rémunération de la fonction publique » (Le Journal du Québec, 23 février 2020). Un gâchis sans précédent qui interpelle sur les processus de décision et de mise en œuvre des grands projets.
Force est toutefois d’admettre que, tous les grands projets ne sont pas inutiles ou voués à l’échec. Certes, certains d’entre eux comme le projet Twingo de Renault, sont « dé-formables » et connaissent une vie tout aussi compliquée : des chemins de traverse, des bifurcations, des réorientations ou des sorties de piste, en un mot des zigzags. Il n’empêche qu’ils ont un dénouement heureux, même si, au gré de la complexité et de l’incertitude qui entoure souvent la conduite des grands projets, existe un grand écart entre le dessein et le dessin, le plan et la réalisation, la ligne droite rêvée et les dérives vécues (Joffre et al., 2006 ; Boutinet, 2015). Que l’on pense ici aux soubresauts du projet de Christophe Colomb de rejoindre la route des Indes, ayant complètement raté sa cible, avec des dépassements de temps et de budget impartis, mais qui s’est ultimement et fortuitement soldé par une énorme réussite : la (re)découverte du Nouveau Monde. La vaccination de masse en cours offre une autre belle illustration de la vie compliquée des grands projets.
Que les grands projets soient utiles ou inutiles, trop grands pour réussir ou échouer (Ika, 2014), il semble patent qu’aucun d’entre eux ne soit un long fleuve tranquille. De manière quelque peu provocatrice, nous dirons qu’ils ont un « comportement » singulier pouvant expliquer leur performance ou contre-performance au fil du temps. Une telle dimension béhavioriste prend clairement le contre-pied d’une vision purement ingéniérique axée sur une rationalité formelle qui tend se positionner comme le courant dominant en matière de recherche académique (Kreiner, 2020). Deux principes, la « hiding hand » et la « planning fallacy », peuvent éclairer de manière originale des comportements et des performances opposés, en faisant référence, d’un point de vue théorique, à une controverse à distance entre Hirschman (1967/2015), d’un côté, Kahneman et Tversky (1979) et Flyvbjerg (2016), de l’autre.
Sur le plan pratique, en effet miroir, deux visions s’affrontent. D’un côté, les Pollyanna, sorte de sur-optimistes du monde des projets, pensent qu’ils peuvent in fine « tomber dans la réussite » et mettent l’accent sur la créativité face aux imprévus. De l’autre, les Cassandre, sorte de sur-pessimistes, soutiennent plutôt que les projets « tombent dans l’échec » dès leur conception et invoquent notamment la malédiction des biais cognitifs. Nul doute que la réflexion peut être fort utile dans le cadre des grands projets informatiques, tout particulièrement ceux de l’État. Ainsi, dans le cas français, la Direction Interministérielle du Numérique et du Système d’Information et de Communication de l’État (DINSIC) a audité en 2018 plus de 50 grands projets SI en concluant que dérapages budgétaires et retards restent monnaie courante, ce qui confirme les chiffres fournis par le Standish Group à l’échelle de la planète (voir le Tableau 1). Est-ce à dire que les sur-optimistes ont été systématiquement aux commandes dans les processus de décision, tout en donnant après coup raison aux sur-pessimistes ?*
Tableau 1 : Dépassements de budget et de délais pour les grands projets informatiques (2015)
Source : d’après des données du Standish Group (2016).
La main cachée (« hiding hand ») des sur-optimistes
Prenons le cas du projet de tunnel de Hoosac, décrit par Gladwell (2013) et Ika (2018), pour illustrer la logique de la « main cachée ». En 1819, un projet de canal destiné à relier les villes de Boston et d’Albany, aux États-Unis, est mis sur la table mais il est rapidement abandonné car jugé trop risqué, la montagne Hoosac faisant obstacle à sa réalisation. Une meilleure option va alors changer la donne pour Alvah Crocker et les autres partisans du projet : creuser un tunnel ferroviaire à travers la montagne plutôt que la franchir par un canal (voir la Figure 1). Leur rêve se concrétise en 1851 avec le début de la construction du tunnel de Hoosac, partie prenante du mégaprojet de ligne ferroviaire devant relier Greenfield, dans l’État du Massachusetts, à Troy, dans l’État de New York.
Figure 1 : Le tunnel de Hoosac tel que représenté en 1877
Source : https://www.geographicus.com/, consulté le 5 avril 2021.
Travaillant avec certains des meilleurs ingénieurs ferroviaires du pays, Alvah Crocker et ses collègues prévoient alors que le projet coûtera environ 2 millions de dollars US, un budget pharaonique pour l’époque. Confrontée au défi sans précédent de creuser dans la montagne un tunnel de plus de 7 600 m de longueur et de 8 m environ de largeur, la mise en œuvre du projet s’avère être un véritable cauchemar. Le dispositif de creusement reste coincé dans la montagne, pour ne plus jamais fonctionner. Pratiquement toutes sortes d’engins sont dès l’instant utilisés, et avec ingéniosité, l’équipe du projet expérimente les nouvelles méthodes de creusement de tunnels au fur et à mesure qu’elles deviennent disponibles. Pris au piège dans la montagne, les ingénieurs finissent par découvrir des moyens inattendus de livrer le tunnel. Il faudra ainsi 24 ans pour mener à bien le projet, avec un coût total de plus de dix fois supérieur au budget initial et des effets collatéraux dramatiques, notamment la mort de près de 200 hommes (certes à comparer à la mort de plus de 6 500 travailleurs migrants lors des chantiers de la Coupe du Monde 2022 au Qatar).
Avec le recul, on peut imaginer que si Alvah Crocker et les autres promoteurs du projet avaient connu à l’avance toutes les difficultés qu’ils allaient rencontrer dans le creusement du tunnel, ils n’auraient très probablement jamais entrepris ledit projet. Cela aurait été toutefois une perte immense pour la facilitation des échanges de biens et de personnes dans la mesure où le plus long tunnel d’Amérique du Nord à l’époque, un projet au demeurant qualifié de « grand ennui » par ses détracteurs, est considéré aujourd’hui comme l’un des plus remarquables exploits en matière d’ingénierie du XIXe siècle. Le tunnel de Hoosac a ainsi permis de tisser un lien commercial indispensable entre l’État du Massachusetts et l’Ouest des États-Unis, ce qui s’est avéré essentiel au commerce et au développement économique, comme le note fort justement Ika (2018).
Albert O. Hirschman, décédé en 2012, un économiste engagé, voire subversif, et l’un des plus grands penseurs en sciences sociales du XXe siècle, adore ce genre de projets de type Hoosac ou Christophe Colomb, où l’ignorance d’avant-projet, la créativité chemin faisant face aux obstacles inévitables et la sérendipité permettent d’éviter de peu le désastre attendu et de connaître, en fin de compte, un dénouement heureux. Un tel comportement « providentiel » de projets qui s’apparentent à des échecs de gestion au moment de leur livraison, mais deviennent contre toute attente des réussites stratégiques quelque temps plus tard, mérite un nom. Jouant ironiquement avec les mots comme à son accoutumée et, dans le cas qui nous occupe, s’amusant de la célèbre « main visible » d’Adam Smith, Hirschman (1967/2015) consacre le principe de la main cachée (« hiding hand ») dans son livre majeur sur les projets de la Banque Mondiale.
Hirschman (1967/2015) observe et théorise le phénomène à partir d’un projet de quelques millions de dollars US relatif à une usine de papier dans l’Est du Pakistan, désormais le Bangladesh, que les discriminations politiques et linguistiques de la part du pouvoir central aux mains du Pakistan occidental ont rendu « fort » pour résister à l’oppression. Comme le note Hirschman (1967/2015) à partir de cette expérience, les promoteurs et les analystes de projet auront tendance à en sous-estimer les délais, les coûts et les risques attendus, mais à en surestimer les retombées ainsi que les chances de réussite. Dans certains cas, ils sous-estiment également leur créativité et, confrontés aux difficultés inopinées qui surviennent en cours de projet, ils redoublent d’effort et d’ingéniosité pour enfin « tomber dans la réussite ». En d’autres termes, une main cachée semble avantageusement dissimuler les difficultés aux acteurs du projet à travers une sorte d’« ignorance providentielle » ou d’« erreur créatrice », note Hirschman (1967/2015).
Nul doute que la main cachée continue de garder une certaine influence dans les grands projets. On l’a probablement vu à l’œuvre lors de la réalisation de l’opéra de Sydney, un autre projet qui a été un fiasco de gestion (dépassements de temps et de budget), mais un succès stratégique retentissant (retombées plus que satisfaisantes) (Murray, 2004). Le successeur du premier ministre Joe Cahill de la Nouvelle Galles du Sud (Australie) raconte que ce dernier a enjoint les entrepreneurs de creuser au plus vite et « de faire tellement de progrès que personne ne pourra empêcher l’achèvement du projet » (Butter Paper Australasia, 1er décembre 2008). De son côté, Willie Brown, le maire de San Francisco, face à un projet de transport en commun affichant un dépassement de coût de plus de 300 millions de dollars US, affirmait en 2013 : « Si les gens connaissaient le coût réel dès le départ, rien ne sera jamais approuvé. L’idée est de se lancer. Commencez à creuser » (San Francisco Chronicle, 27 juillet 2013). Très clairement, Joe Cahill et Willie Brown ressemblent à des Pollyanna du monde des projets qui, forts de la main cachée et des retombées qu’ils miroitent, incitent à lancer les grands projets. Après tout, l’Amérique n’aurait été probablement pas (re)découverte si l’on avait exigé de Christophe Colomb des analyses avantages / coûts et un retour sur investissement conséquent.
L’erreur de planification (« planning fallacy ») des sur-pessimistes
Les appels à démarrer coûte que coûte les grands projets ne sont pas du goût des détracteurs affichés de la main cachée. Ainsi, le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman, le regretté Amos Tversky, emporté par un cancer à 59 ans, et le professeur Bent Flyvbjerg, de l’Université d’Oxford, ne sont manifestement pas du même avis que Hirschman (1967/2015). Selon eux, certains projets, qui sont des échecs tant en matière de gestion que de retombées, comme Phénix, l’A380 d’Airbus, l’aéroport du Ciudad Real en Espagne et les Jeux Olympiques de 2004 en Grèce (Flyvbjerg, 2016 ; Ika, 2018), n’auraient jamais dû être lancés. Un examen rétrospectif, avec le biais que cela suppose, indique que les promoteurs et les analystes des projets précités en ont, eux aussi, sous-estimé volontairement les délais, les coûts, les risques et les retombées. Le Tableau 2, tiré de Cantarelli et al. (2010), propose une synthèse des causes principales de l’échec des grands projets. Daniel Kahneman, Amos Tversky et Bent Flyvbjerg convergent avec Hirschman (1967/2015), mais contrairement à lui, ils affirment que l’erreur majeure est de surestimer la créativité des acteurs pour faire face, avec succès, aux circonstances changeantes, imprévues et difficiles.
Tableau 2 : Aux origines de l’échec des grands projets
Source : d’après Cantarelli et al. (2010).
Outre une créativité qui tourne court, ces grands projets, contrairement à ceux qui sont de type Christophe Colomb ou main cachée, sont largement en deçà des attentes et subissent une double peine : d’une part, des dépassements importants au niveau de leurs coûts ; d’autre part, des manques à gagner substantiels en ce qui concerne leurs retombées économiques (Flyvbjerg, 2016). D’où l’importance de se doter d’outils de mesure du retour sur investissement, comme le soulignent Potelle et Leblond (2019) dans le cas des projets data industrialisés. Bien plus encore, les analyses avantages / coûts ne suffisent plus car elles sont généralement biaisées. Il faut donc « dé-biaiser » les prévisions qui en ressortent avec des outils de gestion du risque comme la reference class forecasting, reposant sur la perspective, non pas des promoteurs qui tendent à être sur-optimistes, mais plutôt sur des statistiques relatives à des projets passés, mais similaires (Batselier et Vanhoucke, 2016). En l’absence de tels outils, le risque est grand d’un fiasco sur toute la ligne que Kahneman et Tersky (1979) désignent par erreur de planification (« planning fallacy »), ou l’art subtil de présenter des plans de projet qui s’alignent trop fortement sur des prévisions excessivement optimistes.
La « planning fallacy », cette tendance à promettre la lune au départ et à livrer des résultats largement en deçà des attentes à l’arrivée, est la résultante de deux biais cognitifs importants selon Flyvbjerg (2016), en référence à la psychologie sociale (Buehler et al., 2010) : le sur-optimisme ingénu (« optimism bias ») et la fausse représentation stratégique (« strategic misrepresentation »), indiqués dans le Tableau 2. Le premier biais fait en sorte que les promoteurs sous-estiment naïvement les coûts et croient qu’ils risquent moins que quiconque de se tromper sur leurs prévisions. Le deuxième biais est plus machiavélique puisqu’il consiste à présenter les projets sous un jour plus attrayant qu’ils ne le sont en réalité, en toute connaissance de cause. Le risque est alors de déboucher sur une sorte de darwinisme inversé où le choix final porte sur les « moins bons » projets, qui possèdent des atours incontestables sur le papier, plutôt que sur les « bons » projets, aux résultats escomptés apparemment – mais trompeusement – moins favorables (Flyvbjerg, 2016).
Les arguments des défenseurs de l’erreur de planification semblent trouver écho auprès des prescripteurs de politiques publiques au point que l’Angleterre, par exemple, dispose d’une politique pour « dé-biaiser » les prévisions des grands projets avec les données issues de projets antérieurs (British Department for Transport, 2004), une démarche au demeurant formalisée avec l’aide de Bent Flyvbjerg. De même, certains organes de gouvernance, comme celui de la province du Québec ou de la municipalité de Rome, à la différence de la France pour 2024, n’hésitent pas à refuser catégoriquement d’appuyer la candidature de leurs villes pour les Jeux Olympiques ou la Coupe du Monde de football, en citant des dépassements substantiels de coût constatés par le passé pour ces compétitions (La Presse, 2 février 2021). Dans la fable des projets, les décideurs du Québec et de Rome sont des Cassandre qui, en s’appuyant fortement – et probablement – sur l’erreur de planification et la double peine éventuelle des dépassements de coût et des retombées décevantes, rejettent sans ambages les propositions de grands projets. Reconnaissons ici que la double peine que subissent les projets est légion et défraie souvent la chronique.
D’une vision managériale à une vision sociétale
Les deux principes de la « hiding hand » et de la « planning fallacy » permettent incontestablement de mieux comprendre pourquoi certains projets, y compris les grands projets informatiques liés à la gestion des données massives, sont voués à l’échec dès le départ, d’autres au succès, et dans quelles circonstances. L’incendie de l’un des sites du leader français du cloud computing en mars 2021 a d’ailleurs rappelé qu’un projet gagnant pouvait, en quelques minutes, être confronté à des vicissitudes et aléas aux effets délétères (Lena et Bidan, 2021). Les deux principes reposent en fait sur deux formes apparemment contradictoires de rationalité. La main cachée s’appuie sur une rationalité plus large où le projet s’apparente à un grand « voyage de découverte » (Hirschman, 1967/2015), une sorte de quête ou d’expérimentation. L’erreur de planification, en revanche, porte en elle une rationalité plus étroite où le projet est conçu comme un saut délibéré vers un avenir planifié (Kreiner, 2020). D’un côté, les Pollyanna réprouvent la planification détaillée et font plus de place à l’intuition et à la créativité pour embrasser l’incertitude. De l’autre, les Cassandre pratiquent la planification détaillée pour réduire l’incertitude, une démarche anticipatrice que l’on retrouve d’ailleurs en management des chaînes logistiques (Merminod et al., 2007).
On pourra ajouter que si la main cachée prévaut dans des contextes organisationnels où la prise de risque et la résolution de problèmes sont mises en avant, l’erreur de planification prédomine lorsque les promoteurs cherchent à tirer profit des asymétries d’information et d’autres défaillances du marché et de la gouvernance (publique). Ce qui nous permet d’écrire que les deux principes évoqués dans le présent article traduisent finalement des comportements de projets différents, des performances différentes et des manières différentes de contrer les dépassements de coûts et les retombées décevantes :
- Pour la « hiding hand», il s’agit de contrecarrer les erreurs de planification avec de bonnes pratiques de gestion de projet et de libérer la créativité dans leur exécution.
- Pour la « planning fallacy», il s’agit de contrecarrer les biais cognitifs en resserrant la gouvernance des projets et en responsabilisant les promoteurs et analystes de projet.
Les vifs débats académiques sur la question de savoir si la « planning fallacy » affirme une quelconque supériorité sur la « hiding hand », si les biais l’emportent sur les erreurs de planification ou encore si l’ignorance est une bonne ou une mauvaise chose pour les grands projets, traduisent l’importance que ces questions revêtent pour les praticiens et les décideurs (Flyvbjerg, 2016 ; Ika, 2018). Peut-être l’heure est-elle venue de tirer des leçons des déboires de certains projets en cours, à l’image de la construction de l’EPR de Flamanville qui, au lieu des 3 milliards d’euros et des 4 ans et demi planifiés à l’origine, va coûter au moins quatre fois plus cher au contribuable et durer 15 ans (voir la Figure 2 pour une représentation stylisée du projet). Nulle surprise à ce qu’une sorte de lassitude fataliste s’empare dès l’instant des citoyens quand de telles réalités sont dévoilées dans les médias et autres réseaux sociaux. Le danger est alors manifeste de voir s’installer, de façon durable, une défiance vis-à-vis des élites bureaucratiques « incompétentes », défiance largement présente en France depuis la crise de la Covid-19 (Paché, 2021).
Figure 2 : Représentation stylisée de l’EPR de Flamanville
Source : document Areva.
Un tel climat de défiance, fondé sur une sensation diffuse de manipulation systématique des esprits, pourrait à n’en pas douter constituer le terreau fertile de toutes les dérives populistes et complotistes. Par-delà une dimension purement managériale, la manière de présenter les grands projets, et de faire preuve de transparence quant à leurs enjeux, leurs coûts et leurs retombées réelles, constitue un défi démocratique de première importance. Rappelons d’ailleurs qu’Albert O. Hirschman est un penseur iconoclaste, voire irrévérencieux, qui a toujours placé au centre de la réflexion les aspects sociétaux liés aux décisions économiques et politiques, avec un intérêt explicite pour ce que les sociologues, à la suite de Max Weber, appellent les conséquences inattendues de l’action (Cherkaoui, 2006). Son humanisme sous-jacent est plus que jamais important pour identifier les enjeux en présence et alimenter un débat sans cesse renouvelé, puisque les grands projets continuent et continueront pendant des années à occuper le devant de la scène, tout particulièrement dans un monde post-Covid-19 où la tentation est forte, pour les États, de recourir aux grands travaux afin de relancer une économie bien morose.
Conclusion
Ainsi que nous l’avons souligné tout au long de l’article, il est habituellement entendu que l’on peut parler de contre-performance d’un grand projet lorsqu’il ne fournit pas ce qui était attendu dans les délais et le budget convenus à l’origine. D’une manière générale, il n’y a peu de doute que le manque de visibilité est l’une des façons d’aller droit à l’échec, quelle que soit la qualité intrinsèque de la planification. La visibilité renvoie ici à la transparence du projet quant à l’état d’avancement des tâches et au partage des informations entre acteurs. Lorsque chaque partie prenante connaît l’état d’avancement de chaque tâche d’un projet, elle peut en effet plus aisément s’adapter en conséquence, facilitant ainsi les ajustements mutuels et la résolution commune des problèmes. Ceci exige à la fois un choix approprié d’outils de communication et une capacité avérée de chaque partie prenante à les utiliser au mieux. Au-delà des outils eux-mêmes, définir des lignes directrices claires sur les types d’informations à partager est essentiel, mais il s’agit d’un aspect trop souvent négligé.
Le souvenir est ainsi encore vivace de la catastrophe de la navette Challenger en janvier 1986, provoquant la mort de sept astronautes. Ce grand projet, dans sa phase ultime de lancement, s’est appuyé sur un « consensus mou » lors d’une conférence téléphonique de la NASA pendant laquelle plusieurs participants, restés silencieux, n’ont pas exprimé leurs doutes sur la fiabilité des joints toriques des fusées d’appoint dans un contexte de températures négatives. Le matin même du lancement de la navette Challenger, il gelait en Floride et lesdits joints se sont rétractés, en n’assurant plus l’étanchéité des réservoirs, jusqu’à la désintégration de la navette en plein vol. La suite fut dramatique pour le programme des navettes spatiales de la NASA, interrompu pendant 32 mois, l’agence perdant dans la foulée sa position dominante au profit du lanceur européen Ariane, puis de Space X. L’histoire ne se réécrit pas, mais elle retiendra sans doute que l’échec d’un grand projet résulte parfois d’un manque de communication entre le fabricant de composants dont la valeur unitaire est de quelques euros et la puissante entreprise qui les achète. Une leçon à méditer, sans aucun doute, et un message à faire passer dans toutes les formations en management de projet.
* Le présent article reprend et approfondit de manière significative certains développements d’une précédente contribution ayant été publiée en ligne par Harvard Business Review France.
Bibliographie
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