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Deux projets legaltechs développés par des avocats en Belgique

  • Résumé
    Depuis une quinzaine d’années, les avocats évoluent sur un marché des services juridiques de plus en plus concurrentiel, libéralisé et mondialisé (Bessy, 2015) et observent, avec inquiétude et excitation, l’émergence de nouvelles technologies juridiques : les legaltechs. Cette notion est souvent utilisée comme un nom au pluriel - les legaltechs - désignant aussi bien des plates-formes, des start-ups, des logiciels ou des applications. Nous proposons ici de l’employer comme un adjectif qualifiant certains projets visant à fournir des services juridiques en ligne via un traitement digitalisé. Un nombre croissant d'entrepreneurs développent et commercialisent diverses solutions numériques pour fournir des services juridiques en ligne censés être plus rapides, plus accessibles et moins chers (Dubois & Schoenaers, 2019). Parmi eux, plusieurs avocats ont développé des plateformes de mise en relation avec des professionnels du droit, des outils d’aide à la rédaction de documents juridiques, des moteurs de recherche documentaire, des systèmes de gestion de l’information, etc. Malgré ce foisonnement d’innovations, rares sont les études proposant une analyse empirique de tels projets (Kirat & Sweeney, 2019). Leur rareté pose question. Qui sont ces avocats entrepreneurs ? Comment conçoivent et développent-ils leurs projets ? Quels défis posent-ils à leur profession ?
    Citation : Dubois, C., & Dambly, P. (Fév 2021). Deux projets legaltechs développés par des avocats en Belgique. Management et Datascience, 5(2). https://doi.org/10.36863/mds.a.15638.
    Les auteurs : 
    • Christophe Dubois
      - FaSS/ULiege
    • Philippe Dambly
      - FaSS/ULiege
    Copyright : © 2021 les auteurs. Publication sous licence Creative Commons CC BY-ND.
    Liens d'intérêts : 
    Financement : 
    Texte complet

    Le présent article vise à répondre à ces questions en s’appuyant sur une étude empirique approfondie de deux petits projets conçus par de jeunes avocats belges au cours des cinq dernières années (Dubois, 2020)[1]. La méthodologie combine une revue de littérature, des analyses de sites Internet et des entretiens semi-directifs menés avec les avocats entrepreneurs (n = 5), des représentants du Barreau (n = 3) et certains membres du réseau belge de legaltechs (n = 4). Cette étude de cas propose également un cadre analytique permettant de rendre compte de quatre dimensions constitutives des projets legaltechs : les décisions préliminaires qui les autorisent, la plateforme qui les matérialise, les processus organisationnels ouverts qui les animent et les stratégies – marchandes, organisationnelles et professionnelles – qui les composent.

    Deux cas concrets et contrastés

    L’étude empirique à la base de cet article a été réalisée en Belgique entre octobre 2019 et avril 2020. Elle concerne notamment deux projets legaltech contrastés ayant respectivement émergé en 2015 et 2016 : Lawbox et OSA (Online Solution Attorney). Tous deux partagent quelques caractéristiques importantes : développés par un ou deux avocats âgés de 34 à 45 ans, ils sont gérés par de petites équipes de trois à six employés. Chaque projet propose des services spécifiques destinés à différents types de clients dans des domaines juridiques particuliers. Ils ont aussi donné lieu à un projet secondaire au cours des deux dernières années. Le tableau ci-dessous décrit ces projets en fonction de leur taille, de leurs clients, des types de services, des prix et des projets secondaires.

    Figure 1 : Présentations des deux projets étudiés

    Lawbox compte six employés, dont le « bras droit » du fondateur (qui est également avocat), un responsable informatique, un chef de projet et quatre développeurs de plates-formes. L’organisation est située à Bruxelles et fédère un réseau de 11 avocats qui rédigent divers documents juridiques, notamment (mais pas exclusivement) des conditions générales de vente, des baux commerciaux, des contrats d’affaires, des contrats de travail, etc. Ces documents sont vendus soit directement aux start-ups, soit via une boutique en ligne accessibles aux PME. Enfin, de grandes entreprises peuvent désormais acheter un logiciel de rédaction automatique de documents juridiques, soit sous licence, soit sous « white labelling »[1].

    OSA a été fondée par un couple d’avocats bruxellois aidés par un développeur informatique et un réseau de près de 110 avocats inscrits sur la plate-forme. Chaque avocat inscrit dispose d’un profil en ligne sur lequel il peut entrer ses coordonnées et, ainsi, être directement contacté par ses clients. Les clients peuvent également utiliser la plateforme pour prendre rendez-vous dans un cabinet d’avocats, consulter un avocat en ligne via Skype ou poser une question par e-mail. Pour chacune de ces modalités, l’avocat peut indiquer un taux d’honoraires, qui varie en fonction des modalités et des attentes et/ou de la réputation des avocats. Ainsi, OSA offre aux avocats une présence en ligne et, s’ils disposent d’un site web, un meilleur référencement de leur site. Dès 2018, B1 et B2 (le couple d’avocats fondateurs) ont progressivement étendu leurs activités vers le legal design en créant Lawgitech.

    Quatre dimensions des projets legaltechs développés par des avocats

    Par-delà les contrastes qui les caractérisent, les deux cas étudiés permettent de façonner un cadre analytique autour de quatre dimensions constitutives de tels projets.

    Premièrement, chaque projet a germé sur des opportunités contingentes et a bénéficié d’autorisations préalables. Par exemple, A1 (le fondateur de Lawbox) – dont l’activité consistait à rédiger des documents juridiques pour des PME, des indépendants et des starters – adaptait systématiquement des modèles préexistants aux demandes de ses clients. Cette méthode de travail standardisée et les budgets étroits des clients limitaient la valeur ajoutée et le tarif de ses services. Il a entrepris d’automatiser son processus de travail pour produire plus de documents plus rapidement et, ainsi, générer une marge bénéficiaire plus élevée. Dans le cas d’OSA, B1 et B2 forment un couple d’avocats. B1 était enceinte à l’époque et, pour des raisons médicales, elle ne pouvait plus voyager vers l’Asie pour y représenter les clients de son grand cabinet d’avocats basé à Bruxelles. Elle a dû soudainement trouver de nouveaux clients sur le marché bruxellois et, avec B2, ils ont développé une plateforme de mise en relation d’avocats et de clients potentiels.

    Ces trois avocats évoluent dans un espace institutionnel fortement régulé par divers organes (barreaux, ordre), règles (déontologie) et cadres normatifs (information ascendante, autorisation descendante). Lorsqu’ils ont détecté ces opportunités spécifiques, ils n’ont pas tardé à informer leur bâtonnier des développements qu’ils envisageaient d’entreprendre, essentiellement pour éviter tout problème d’ordre déontologique. Par cette communication, ils ont reçu une autorisation institutionnelle indispensable à toute entreprise de ce type (Giraudeau & Graeber, 2019). Il convient également de mentionner que chaque projet a germé au sein d’un cabinet d’avocats autorisant également le démarrage d’un projet qui ne pouvait être immédiatement rentable. D’autres projets legaltechs, initiés par des entrepreneurs non avocats, doivent souvent lever des fonds très rapidement. Les processus de conception et de développement d’un projet legaltech sont donc basés à la fois sur des opportunités situées et sur une autorisation préliminaire plutôt que sur une nécessité intrinsèque et absolue, contrairement à ce que suggère une certaine littérature (Susskind, 2010 ; Bosman & Hakanson, 2017).

    Deuxièmement, chaque projet se matérialise dans une plateforme digitale dotée de propriétés organisatrices. D’après Yoo et al. (2012), les projets numériques consistent en des processus d’organisation continus visant à concevoir, développer et gérer une plateforme dynamique, laquelle est le point central de l’innovation. Tout en étant façonnées par des processus organisationnels (de division du travail, de coordination, d’intégration, etc.), les deux plateformes étudiées structurent également l’organisation et la réorganisation quotidienne des projets. Chaque plateforme est en outre le résultat visible et dynamique du travail collectif effectué par un réseau interpersonnel tissé de liens forts et locaux. Par exemple, A1 a d’abord été aidé par certains de ses clients pour concevoir la plateforme Lawbox. Quant à B1 et B2, ils ont d’abord créé une société à responsabilité limitée avec un développeur informatique pour créer leur plateforme ; puis ils ont mobilisé quelques collègues proches en tant que premiers utilisateurs.

    Chaque plateforme a aussi été développée à l’aide de langages et de logiciels en ligne, disponibles dans le monde entier, de médias sociaux, d’outils d’administration de serveurs, les logiciels de base de données, etc. Ces outils, de même que le cadrage juridique de chaque site (conditions générales d’usage, conformité au RGPD, etc.) composent la dimension socio-matérielle de chaque projet. Ces quelques éléments indiquent comment ces composantes matérielles et sociales des plateformes numériques s’entremêlent (Orlikowski, 2007).

    Troisièmement, chaque projet consiste en un processus organisationnel ouvert et indéterminé, prenant des formes temporairement stabilisées. Si des opportunités inattendues caractérisent la genèse des projets, chaque projet s’est développé et a évolué par itération, les parties prenantes saisissant les opportunités qui se présentent et redéfinissant en conséquence les fins poursuivies. En moins de cinq ans, chaque projet a en effet été ponctué de réalisations concrètes, comme le développement d’un outil interne, la commercialisation de documents sur la base d’un achat unique, puis une « licence pro » chez Lawbox. Le développement d’OSA a intégré des modules successifs (consultation par e-mail, paiement en ligne, consultation en ligne par Skype, consultation par téléphone, et prise de rendez-vous au bureau, etc.).

    Quatrièmement, les projets étudiés sont composés de régularités de comportements relativement stables que l’on peut qualifier, à la suite de Crozier et Friedberg (1977) de « stratégies ». Ces stratégies sont de nature organisationnelle dans la mesure où les projets impliquent des acteurs interdépendants, dont les interactions ont tendance à être formalisées et contractualisées. Elles sont aussi de nature marchande car les projets sont inspirés par une perspective claire : vendre des services juridiques en ligne. Enfin, elles sont professionnelles, car les projets sont façonnés dans le cadre d’une relation dynamique entre les avocats et leur organes professionnels, avec un souci particulier pour le cadre juridique et déontologique de leurs développements. Certains prix (cf. tableau) indiquent d’ailleurs une reconnaissance par la profession des innovations réalisées par ces entrepreneurs. Loin de toute tentation de « psychologisme », ces stratégies dépendent donc moins des objectifs personnels des avocats entrepreneurs que des caractéristiques de leurs contextes d’action. Dans ces contextes, ils découvrent en permanence des opportunités marchandes, organisationnelles et professionnelles et redéfinissent alors leurs objectifs en conséquence.

    Conclusion

    Les résultats de cette étude tranchent avec le déterminisme technologique qui caractérise certaines publications souvent citées (Susskind, 2010 ; Bosman & Hakanson, 2017). Ils soulignent notamment que les projets étudiés ne rompent pas avec une situation antérieure, mais s’appuient plutôt sur les activités préexistantes des avocats concernés et de leurs partenaires. Ils soulignent également que les projets ne sont pas motivés par des rationalités individuelles mais plutôt par des rationalités collectives, limitées et distribuées, saisissant des opportunités contingentes et locales. Cette analyse indique en outre les influences mutuelles entre les avocats entrepreneurs et leur profession. Ces entrepreneurs acquièrent de nouveux savoirs technologiques destinés à rendre l’information juridique plus facilement accessible à leurs clients, c’est-à-dire plus rapidement, à moindre coût et plus clairement. De même, les organismes professionnels considèrent ces projets initiés par leurs pairs comme une ressource permettant à leur profession de s’adapter à un contexte de plus en plus concurrentiel. De telles conditions contribuent à « libérer » tant les avocats étudiés ici que leurs clients : les premiers ne sont plus contraints d’attendre passivement la visite soit de clients bien informés et guidés par leur réputation, soit d’une clientèle condamnée à un choix aléatoire. Dans ce contexte, comment appréhender la qualité des services juridiques en ligne ?

    [1] Certaines grandes entreprises peuvent ainsi acquérir le logiciel innovant et créer leur propre ligne de services sous leur propre marque afin de les offrir à leurs clients, gratuitement ou à un prix raisonnable. En retour, cette stratégie permet à Lawbox d’accroître sa réputation et sa visibilité en affichant le nom de ces grandes entreprises sur sa page web.

    [1] L’enquête originale concernait trois projets. Nous n’en présentons ici que deux pour des questions d’espaces et renvoyons le lecteur à l’article original (Dubois, 2020).

    Bibliographie

    Bessy, C. (2015). L’organisation des activités des avocats. Entre monopole et marché. LGDJ.

    Bosman, J., & Hakanson, L. (2017). Death of a Law Firm: Staying Strong in the Global Legal Market. Washington: American Bar Association.

    Crozier, M., & Erhard, F. (1977). L’acteur et le système. Le Seuil.

    Dubois, C. (2020). How do Lawyers Engineer and Develop LegalTech Projects? A Story of Opportunities, Platforms, Creative Rationalities, and Strategies.  Law, Technology and Humans, 2(1). https://doi.org/10.5204/lthj.v3i1.1558

    Dubois, C., & Schoenaers, F. (2019). Les algorithmes dans le droit: illusions et (r) évolutions. Présentation du dossier. Droit et societe, (3), 501-515. https://doi.org/10.3917/drs1.103.0501

    Giraudeau, M., & Graber, F. (2019). Le seuil de l’action. La décision préalable dans l’histoire des projets. Entreprises et histoire, (4), 40-57. https://doi.org/10.3917/eh.097.0040

    Kirat T., Sweeney M. (2019), Une comparaison d’applications de « justice prédictive », La Semaine juridique, 44-45 supplément, 53-58.

    Orlikowski, W. J. (2007). Sociomaterial practices: Exploring technology at work. Organization studies28(9), 1435-1448.

    Susskind, R. (2010). The End of Lawyers: Rethinking the Nature of Legal Services. Oxford University Press.

    Yoo, Youngjin, Richard J. Boland, Kalle Lyytinen, and Ann Majchrzak. “Organizing for Innovation in the Digitized World.” Organization Science 23, no. 5 (2012): 1398–1408. https://doi.org/10.1287/orsc.1120.0771.

     

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