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Marie-Pierre Fleury
(mpfleury@canden.fr) - (Pas d'affiliation)Agathe Fonsagrives
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L’innovation digitale RH s’est considérablement développée ces dernières années. Les 600 start-up de la RH Tech française sont regroupées au sein d’incubateurs (Rhizome…) et d’associations spécialisées (Le Lab RH…), les grands groupes investissent dans l’exploitation de leurs données RH et créent des postes dédiés à l’Open innovation RH. Que vous inspire ce mouvement ?
La dynamique d’invention est d’autant plus intéressante quand il s’agit de “réveiller” un domaine professionnel, la RH, qui a des difficultés structurelles à innover et à démontrer ses contributions. Cependant pour qu’une invention devienne une innovation, l’appropriation par quelques-uns puis une appropriation collective plus large sont nécessaires.
Depuis de nombreuses années, je m’intéresse aux innovations technologiques et d’usages. J’essaie de projeter, et d’expérimenter lorsque c’est possible, leurs apports potentiels pour l’organisation, le management, le recrutement, le développement des compétences et les trajectoires professionnelles individuelles…
Mon sentiment est le suivant au regard de l’innovation en RH et en management : si tous les acteurs de l’entreprise – des directions aux collaborateurs en passant par les actionnaires et les représentants des salariés – n’appréhendent pas sous de nouveaux angles le travail, son organisation et leurs relations, s’ils n’ont pas une vision ouverte et écosystémique, ces inventions seront peut-être des innovations ici et là… Mais elles ne répondront pas structurellement aux défis organisationnels actuels et à ceux qui s’annoncent, notamment avec la robotisation. Ce qui vaut pour les acteurs internes vaut aussi pour les acteurs externes : l’État, les partenaires sociaux, ou les prestataires de services RH.
Le foisonnement de start-up positionnées chacune sur un sujet RH très précis (recrutement, bien-être au travail, évaluation de la performance, gestion des compétences…) n’aide pas les organisations à apporter des réponses RH, managériales et organisationnelles globales et à initier une dynamique d’adaptation en profondeur. Dans ce sens, les synergies et les complémentarités recherchées par ces groupements de start-up sont intéressantes. A condition toutefois de se concrétiser sur le terrain, au-delà des effets de communication…
Les grandes entreprises expérimentent en effet davantage que les PME, en raison de la nature des sujets, de la concurrence mondiale qui les presse. Et bien sûr, grâce à leurs ressources (temps, compétences ou moyens financiers). Leurs retours d’expérience sont utiles à toutes les autres organisations, quand l’analyse est bien contextualisée… Les grands groupes offrent aux start-up de la RH Tech l’opportunité de se confronter aux réalités des organisations et des comportements humains, et d’améliorer leurs solutions. Cependant une grande partie des POC ou des pilotes visant à améliorer une pratique n’est pas déployée à l’échelle de ces groupes, pour des raisons techniques, fonctionnelles ou culturelles.
Enfin, j’observe qu’un nombre important de start-up RH sont lancées par des personnes qui n’ont pas une vision globale et une connaissance terrain du management, de la GRH, des enjeux sociaux, ou des contraintes des systèmes d’information des entreprises. Si cette méconnaissance nourrit leur créativité, elle peut être rapidement un frein à leur développement. D’où les rachats par de grands éditeurs RH des start-up les plus innovantes sur le plan fonctionnel ou technique, mais aussi de start-up qui ont su communiquer…
Que ce soit du côté des start-ups RH Tech (en tant qu’éditeur) ou du côté des organisations (en tant que client), pensez-vous que les éventuels risques humains liés à l’utilisation de ces nouveaux outils digitaux par les salariés font partie des préoccupations ?
Du point de vue des nouveaux outils RH reposant sur les technologies numériques, l’IA et les usages sociaux, on s’attend à ce que la conception et la stratégie de mise en oeuvre anticipent les risques potentiels les plus évidents (sentiment d’inéquités, biais, charges mentales, dématérialisation des relations humaines, mise à distance, traitement et protection des données personnelles, ergonomie, compétences, éthique…).
Les outils et usages digitaux sont censés être « user centric » afin de générer “leur engagement digital”. Or ce n’est pas toujours le cas pour deux principales raisons :
- Les organisations sont les clients des éditeurs. Certains éditeurs peuvent prioriser les besoins des directions au détriment des individus. Par exemple, les risques humains liés à l’intensité de la charge mentale ou à la diminution des interactions sociales occasionnées par un dispositif technique peuvent ne pas être pris en compte pour privilégier la productivité ou une réduction des coûts… On rencontre ce souci aussi au regard du traitement des données, dans le recrutement par exemple. Cependant après quelques années d’expérimentation du numérique, on observe des progrès dans ce domaine. Des régulations commencent à s’opérer suite à la RGPD ou à la loi PACTE par exemple. Ce qui pousse les éditeurs à prendre en compte ces sujets dès la conception de leur solution.
- A la décharge des éditeurs et des organisations – dans le contexte de réelles innovations – il n’est pas toujours possible d’anticiper tous les risques y compris les risques humains. Ces derniers sont d’autant plus complexes à anticiper que chaque personne est singulière. C’est à l’usage que les problèmes sont constatés et les améliorations identifiées. « On vit une phase de bulle et d’innovation expérimentale » comme l’exprimait justement Olivier Ezratty il y a quelques années.
On va dire que nous apprenons tous collectivement et individuellement en faisant. D’où l’intérêt de démarches participatives et inter-disciplinaires lors de la conception des outils, des usages, et des projets de déploiement.
D’après vous, dans quelle mesure les innovations digitales RH sont-elles alignées avec l’idéal de management et la politique sociale de l’entreprise ?
C’est une des questions les plus importantes.
D’une part, la dynamique circulaire de la transformation de l’entreprise – qui ne se résume pas à la digitalisation des processus – n’est pas toujours comprise par les directions et les salariés. D’autre part, la stratégie de transformation numérique est souvent inexistante.
Les entreprises ont encore tendance à adopter des dispositifs techniques sans connaître et comprendre qu’ils induisent des changements majeurs en matière d’organisation, de management, de compétences individuelles et collectives, de modalités de formation, de culture d’entreprise ou de politique RH.
J’essaie toujours de faire passer un message simple aux dirigeants et aux DRH concernant le digital pour les aider dans cette démarche d’appropriation et de projection. Je les invite à passer leur projet au filtre de l’idée suivante « Le digital change principalement deux choses : la gestion de l’information et la gestion des relations ».
Par ailleurs, dans de très nombreuses entreprises quelle que soit la taille, l’idéal de management ou la politique sociale ne sont pas définis ou explicites. C’est tout l’enjeu de l’élaboration du Projet Humain de l’entreprise qu’en tant qu’ex-DRH je recommande. Il soutient la mise en œuvre de la stratégie de développement autant qu’il contribue à en définir les orientations. Il constitue à la fois un cadre et un cap pour l’action collective et l’action individuelle.
Si vous étiez DRH d’une entreprise dont la fonction RH souhaite implémenter un outil d’évaluation des soft skills par le gaming comme Goshaba, qui se voit comme un outil de « justice social » rendant « le recrutement plus juste, plus efficace et plus précis », que vous diriez-vous concernant les aspects éthiques ? Et quelles orientations donneriez-vous à l’équipe projet qui souhaite l’implémenter ?
Je ne connais pas l’outil ou la solution Goshaba. La promesse est forte ! comme souvent..
Tout d’abord, je demanderais aux équipes RH motivées par cet outil de préciser leurs besoins et leurs objectifs mis en perspective :
- des enjeux business et humains de l’entreprise,
- des pratiques et outils actuels en matière de recrutement, d’évaluation, de gestion des compétences, etc. etc. et de leur performance.
En somme, de bien contextualiser les besoins et les usages de cet outil en gardant une vision globale. Ce qui permet par ailleurs de positionner l’outil à son juste usage. Dans la plupart des cas, ces dispositifs sont davantage des aides et des assistants à la connaissance et à la décision pour les équipes RH, les managers, et les personnes – collaborateurs ou candidats – qui en seront les sujets.
La deuxième étape serait une exploration détaillée de l’outil par les équipes RH, assistées par un ou des experts techniques internes si la structure le permet. Il s’agit ici d’évaluer si ce système expert est transparent, éthique dans sa conception et compréhensible par les utilisateurs directs ou indirects de l’entreprise.
La qualité de l’outil au regard de son intelligibilité doit porter aussi bien sur les grands principes de son fonctionnement que sur les livrables.
Quelles sont les connaissances en neurosciences mobilisées dans le cas de Goshaba, comment sont-elles utilisées, reliées, corrélées… ?
Quelles sont les données de l’entreprise et du prestataire à intégrer ?
Quelles sont les règles de l’outil ? Quelles seront les règles de l’entreprise à injecter dans l’outil et leurs traitements ?
Quels sont les résultats, les livrables fournis par l’outil ?
Comment l’éditeur explique les résultats portant sur des exemples concrets et mis dans leur contexte ?
Il est tout aussi utile de questionner les éditeurs sur les données et les contextes d’usages pour lesquels leur solution ne fonctionne pas…
Si les éléments recueillis sont suffisamment convaincants à ce stade pour les équipes RH, je leur proposerais d’organiser un échange autour du dispositif avec des managers, des collaborateurs et aux représentants du personnel, afin de recueillir leur avis sur les objectifs, les usages envisagés, la valeur perçue, l’outil et ses livrables, etc. Et de compléter cette démarche interne par la rencontre d’autres équipes RH qui utilisent ce dispositif ou envisagent de le faire.
Si l’outil passe cette étape, une phase de test sur des données et des cas d’usage de l’entreprise est indispensable. D’abord sur un petit jeu de données, puis sur un jeu de données plus important pour valider que les performances de l’outil ne se dégradent pas.
Par ailleurs, la réalisation d’un pilote permet aux équipes internes d’identifier leurs propres actions et rôles, de mieux comprendre leurs interactions avec l’outil, les points de vigilance (interprétation, biais, dysfonctionnement, etc.), la place de l’outil dans les différents processus dans lesquels il s’intègre (recrutement, mobilité interne, évaluation des managers, gestion des compétences, etc.).
Compte tenu du sujet, il est fort probable que cet outil serait positionné comme un assistant aux décisions des différents utilisateurs. D’une part, pour réduire les risques inhérents à des systèmes experts (dysfonctionnement…). D’autre part, pour que les utilisateurs internes ne perdent pas leurs compétences, et même les développent à cette occasion.
Les capacités de l’éditeur à rendre intelligible son outil, mieux sa solution, dans le contexte d’usage de l’entreprise, à apporter des explications compréhensibles par les utilisateurs métiers, à maîtriser les enjeux techniques et éthiques sur les données et leurs traitements, à réaliser des cas d’usages dans l’entreprise… seraient déterminantes dans le choix d’un tel outil.
Si vous étiez fraîchement nommée DRH au sein d’une entreprise qui utilise déjà une vingtaine d’innovations digitales pour gérer l’ensemble du parcours collaborateur, quelle serait votre réflexion sur cet effet de masse vis-à-vis des risques humains ?
Je suppose que cette entreprise est un grand groupe international avec quelques centaines de milliers de collaborateurs. La formulation de votre question me laisse supposer que ces innovations RH de nature digitale appelées à “gérer” l’ensemble du parcours collaborateur s’empilent plus qu’elles ne s’articulent ou ne s’inscrivent dans une stratégie de management des ressources humaines, elles-mêmes reliées aux objectifs et besoins de l’entreprise. La dimension instrumentale liée à l’efficacité gestionnaire et les défis techniques ont peut-être supplanté la finalité managériale et les bénéfices qualitatifs initialement ciblés.
Personnellement, je n’aborderais pas directement le sujet par les risques humains. En effet, le management par les risques oriente les pratiques et les politiques RH depuis des décennies. C’est ce qui les empêchent de se renouveler, de s’adapter à de nouveaux contextes et à de nouvelles donnes. Et aux actionnaires comme aux salariés de percevoir la valeur créée par le domaine d’action RH et la fonction RH.
Par ailleurs, dans une logique qui se voudrait aussi pédagogique pour les futurs projets, je partirais de l’hypothèse que les problèmes humains connus et les risques potentiels qui pouvaient être anticipés l’ont été au moment de la conception de l’outil par le fournisseur et du projet de mise en place du dispositif par les équipes internes.
Je capitaliserais sur la dynamique d’adaptation initiée. J’évaluerais les bénéfices effectifs, les lacunes et les problèmes non résolus ou générés, pour l’entreprise et pour les salariés en tenant compte de la diversité de leurs attentes.
S’il y a eu un empilement progressif d’outils et de processus RH, comme cela arrive très souvent, il sera nécessaire de relier ces démarches, de leur redonner un sens stratégique et opérationnel, un sens collectif et individuel, d’expliquer leurs bénéfices et limites, les adaptations collectives et individuelles qu’ils nécessitent pour être pleinement efficaces, les règles et les choix politiques, de communiquer, de former, d’accompagner leur utilisation opérationnelle par chacun et la prise de responsabilité.
Les principaux problèmes ou risques humains, collectifs ou individuels, liés à la digitalisation des processus RH relèvent généralement :
- de la confiance accordée aux dirigeants, aux managers ou à la fonction RH
- de la dématérialisation des relations humaines vécues comme un affaiblissement des différents liens qui se tissent au travail,
- du sentiment de perte d’information, de perte de compréhension et de sens des décisions et des demandes faites aux salariés,
- de l’absence de compréhension du fonctionnement du système technique, des informations mobilisées et générées, des décisions qu’il oriente, de l’éthique du système et de son utilisation par l’entreprise…
- de la modification des rôles et des responsabilités, donc des compétences et des identités professionnelles…
- de l’abandon de certaines compétences par les managers et les équipes RH,
- de la qualité de l’accompagnement des personnes dans la phase de transition comme de monter en puissance de l’activité et de l’outil.
Et plus largement, comment envisageriez-vous de transiter vers la plateforme People Hub que vous évoquez dans votre e-essai Pour en finir avec « les RH demain… ». Le futur de la fonction RH est déjà là.
La plateforme, dénommée dans notre e-Essai* le People Hub, n’aurait pas d’utilité si elle ne s’inscrivait pas dans une refondation du modèle organisationnel, managérial et social de l’entreprise.
En effet, la révolution digitale et robotique, les évolutions sociétales et aujourd’hui la crise sanitaire transforment les modèles économiques et productifs, la relation au travail et à l’emploi, la nature du travail, son organisation et les collaborations.
Pour adapter le management des ressources humaines à ces évolutions, en faire un levier de réussite et de satisfaction, pour sortir d’une gestion défensive des risques humains, les entreprises doivent pivoter vers ce que nous avons appelé le People Success.
Le People Hub est une plateforme dédiée aux collaborateurs et aux managers. Il regroupe les informations et les services qui peuvent faire l’objet d’une mise à disposition dématérialisée et à la demande. Utiles pour travailler, collaborer et piloter son développement dans une logique d’autonomie, de responsabilité et de soutien organisationnel. Toutes les directions y contribuent. La nouvelle fonction RH réorientée People Success en est l’architecte, le coordinateur, l’animateur.
La finalité d’une fonction RH orientée People Success n’est pas de “s’occuper” de l’humain pour en réduire les risques financiers et juridiques. Elle consiste à réunir les conditions pour que l’entreprise :
- Intègre en amont de ces choix stratégiques les leviers et freins relevant de l’humain
- Développe une culture du collectif, de la co-responsabilité et du co-développement,
- Explicite et réconcilie les engagements réciproques des employeurs et collaborateurs
- Transforme l’implication du collaborateur dans l’entreprise en vecteur d’opportunités et de ressources pour sa propre trajectoire professionnelle.
Pour en finir avec “les RH demain”… La future de la fonction est déjà là, essai numérique écrit par Marie-Pierre Fleury.