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Des ingénieurs compétents en gestion de feedbacks ?

  • Résumé
    Présents dans la nature et au travers de l’histoire, les jeux sont paradoxalement peu utilisés à l’Université. Au-delà d’une explication de cette absence par les coûts de conception, on constate que les comportements des joueurs rendent souvent les jeux sérieux complexes et il s’agit à ce titre, de gérer des feedbacks qui émanent autant des jeux que des joueurs. Une tâche considérable, susceptible d’amener différents acteurs de conception et de pédagogie à avoir besoin de travailler ensemble. A ce titre, nous abordons la notion d’objets-frontières comme artéfact offrant la possibilité d’adapter et de corriger d’éventuels bugs de ludopédagogie et au-delà, de revisiter la notion d’évaluation des apprentissages.
    Citation : Kingston, J. (Nov 2020). Des ingénieurs compétents en gestion de feedbacks ?. Management et Datascience, 5(1). https://doi.org/10.36863/mds.a.14535.
    L'auteur : 
    • John Kingston
       (john.kingston@polytech.univ-nantes.fr) - LEMNA
    Copyright : © 2020 l'auteur. Publication sous licence Creative Commons CC BY-ND.
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    Texte complet

    Un paradoxe dans l’enseignement supérieur

    En ces temps confinés et distanciés, les innovations pédagogiques sont opportunément mises en lumières. Il s’agit notamment des jeux dits « sérieux » – présentés comme utiles – qui sont parfois mobilisés dans l’enseignement supérieur. Les quelques lignes qui suivent proposent un éclairage sur le potentiel de ces jeux, de la pédagogie par les jeux et sur certains de leurs outils de conception centrés sur le cas de l’enseignement supérieur en France.

    La situation actuelle est en effet paradoxale. L’observation des espèces animales montre combien elles apprennent à survivre par la pratique des jeux (Brown, 2008). L’observation de l’humanité ensuite montre également combien le jeu est présent à toutes les époques. L’observation des enfants enfin et de leur stratégie d’apprentissage souligne l’omniprésence du jeu dans leur développement. Malgré toutes ces observations, la pédagogie par le jeu reste néanmoins encore assez peu développée dans les universités françaises en particulier et dans l’enseignement supérieur en général. Une première explication peut résider dans la difficulté même de la conception d’un jeu !

    Jouer entre affordances et règles du jeu

    Qui dit « jeu », dit « joueur », qui dit alors « joueur », suppose éventuellement des comportements avec une rationalité limitée (Simon, 1972, p. 161), des attitudes spécifiques et/ou inattendues, des émergences de situations imprévues. Ainsi, dès lors que les jeux intègrent ces phénomènes d’émergence (Boschetti et al., 2005, p. 573) – notamment propres aux comportements complexes – se pose intrinsèquement la question de la rétroaction ou du feedback durant la conception d’un jeu. Donc, tout concepteur d’un jeu peut être également considéré comme un véritable ingénieur en gestion de feedbacks (Cook, 2007, p.3).

    Pour concevoir des jeux sérieux, le feedback engineer imaginaire que nous dessinons ici, pourra s’appuyer sur les résultats récents des recherches en pédagogie avec celles issues du domaine des jeux. Cet ingénieur devra cependant aussi admettre que tout joueur avance par essais et erreurs, par apprentissages successifs. Le joueur transite vers des zones proximales de développement (Vygotsky, 1980, p. 86)  – des informations sur le seuil d’être assimilées – et passe aux chunked patterns (Koster, 2013, p. 22) – des informations maîtrisées – graduellement, il comble ses propres trous de compréhensions. La littérature souligne d’ailleurs que le point commun entre un jeu et un apprentissage serait finalement une sorte de puzzle. Pour aider l’apprenant de façon ludique, l’ingénieur en gestion des feedbacks lui proposera éventuellement, en soutien, un parcours échafaudé d’étapes atteignables. L’ingénieur pourra s’appuyer sur le fameux concept d’affordance – une information manipulable – qui nous vient du design et que les corpus théoriques des datasciences se sont habilement appropriés. Attention, il suffit que ce parcours pédagogique soit interrompu ou incomplet et c’est tout l’apprentissage qui risque de s’arrêter. A titre d’exemple, il n’y a qu’à observer les très nombreux utilisateurs du rubik’s cube qui contournent la théorie mathématique des groupes qui régit intrinsèquement ce jeu et se contentent de faire apparaître neuf couleurs identiques sur une même face du cube. Pourquoi pas ! Il existe même des speedcubers dont la stratégie est de s’appuyer sur les tutoriaux en ligne qui sont pourvoyeurs d’algorithmes gestuels. Pourquoi pas là encore ! Ces aides permettent de s’approcher ou d’atteindre des solutions de résolution de l’énigme du rubik’s cube sans nécessairement en comprendre les règles mathématiques sous-jacentes. Plus généralement, pour de nombreux apprentissages visés et évalués dans l’enseignement supérieur qui valorisent plutôt la recette (solution au problème) que l’analyse (origine du problème), des solutions approximatives, parfois nommées heuristiques (Simon, 1972, p. 175) permettent de croire savoir là où finalement on ne sait « que » comment faire.

    De la note au score : une démarche éthique

    Notre ingénieur en feedbacks sera ensuite confronté dans sa quête pédagogique à d’autres obstacles. En effet, à l’interprétation des feedbacks inattendus générés par les jeux peuvent s’ajouter des feedbacks surprenants générés par les joueurs eux-mêmes. Ainsi, telle modification du jeu pourra étonner, telle exploitation d’un glitch – équivalent d’un bug de jeu mais utile à certains joueurs – pourra aussi montrer à tels speedrunners des jeux vidéo comment contourner la règle pour terminer un jeu au plus vite, voire même pour tricher. Pourquoi pas finalement, qu’est ce qui est le plus important pour le joueur, la règle ou l’attitude ludique ? Dès lors, en mobilisant la triche, les modifications, le contournement, les essais et les erreurs, c’est bien une éthique du jeu qui met en exergue une liberté du joueur. N’oublions pas que l’apprentissage est un espace d’expérimentations et le jeu permet d’expérimenter de façon a priori ludique. Il faudra bien se tromper avant de choisir et de comprendre comme le notait déjà Piaget. Mais, cet apprentissage par accommodation mentale (Piaget, 1968, p. 281) se heurte lui à la note du professeur qui reste encore aujourd’hui la clef de voûte de l’enseignement. La note sanctionne souvent l’erreur alors qu’il lui faudrait valoriser la tentative. C’est pourquoi le score du joueur – à condition qu’il soit possible de rejouer – permet de mieux évaluer la progression et les expérimentations (Schamroth Abrams, Gerber, 2013, p.97). Le score fonctionne alors comme un feedback parmi d’autres, autrement dit, comme une forme d’affordance. Cette liberté ludique s’accorde aussi avec la casuistique (Seurrat, 2016, p.24), consistant à amener le joueur à vivre puis à comprendre une démarche à suivre dans tel ou tel cas particulier. Enfin, cette liberté de jeu se combine avec la métacognition véritable debrief d’un apprentissage où il s’agit de placer des mots – pourquoi pas avec l’aide d’un enseignant – sur ce qui est mentalement surmonté.

    De l’ingénieur en feedbacks à l’ingénierie des feedbacks.

    Mais qui est donc ce mystérieux ingénieur en gestion de feedbacks ? L’expérimentation des serious games en école d’ingénieur et en école de management nous permet de le présenter comme un game designer ou un level designer mais aussi comme un professeur assez traditionnel.  Reconnaissons qu’il s’agit là d’un profil difficile à trouver et qui explique peut-être le paradoxe relevé au début de ce papier !  Ajoutons à cette complexité, la durée nécessaire à la conception d’un jeu pédagogique qui dépasse le stade du jeu superficiel qu’on nomme gamification. Nous expliquons ainsi le (trop) faible niveau de développement et de mobilisation des jeux sérieux dans l’enseignement supérieur en France. Heureusement des solutions existent, elles passent par des parties prenantes diverses qui en viendraient à « se parler ». Nous insistons sur ces solutions de type objets-frontières (Bechky, 2003, p.326). Il s’agit là de véritables outils d’aide à la décision collective. Ces objets permettent à de nombreuses spécialités de se comprendre pour négocier le fond et la forme des feedbacks ludopédagogiques. Chemin faisant, ils accompagneront les joueurs et apprenants. Nous proposons notamment de revisiter un outil un peu désuet comme l’AMDEC pour que son analyse des risques puisse permettre à chacun des acteurs-concepteurs de se poser la question de la pertinence de « son » risque, de « son » bug, de « son » affordance ou de « son » feedback au sein du parcours ludique de l’étudiant ou plus largement de l’apprenant. L’idée est que chaque acteur puisse s’intéresser à la démarche d’apprendre, donc à la pertinence pédagogique des unités fondamentales des jeux que sont les ludèmes (Schmoll, 2016, p. 130). C’est finalement par ces coopérations et par les outils co-construits et co-instruits entre concepteurs, développeurs, professeurs, animateurs et étudiants que les jeux sérieux seront éventuellement plus mobilisés. Il s’agit donc de dépasser l’introuvable ingénieur en gestion de feedbacks pour déployer une véritable et collégiale ingénierie des feedbacks qui placera l’apprenant au cœur de l’aventure ludique.  

    Bibliographie

    Boschetti, F., Prokopenko, M., Macreadie, I., & Grisogono, A. M. (2005, September). Defining and detecting emergence in complex networks. In International Conference on Knowledge-Based and Intelligent Information and Engineering Systems (pp. 573-580). Springer, Berlin, Heidelberg. https://doi.org/10.1007/11554028_79

    Brown, S. (2008). Présentation TED du psychiatre repérée sur : https://www.ted.com/talks/stuart_brown_play_is_more_than_just_fun

    Cook, D., (2007), article du game designer repéré sur : https://www.gamasutra.com/view/feature/129948/the_chemistry_of_game_design.php?page=3

    Koster, R., (2013), A Theory of Fun for Game Design, (O’Reilly Media 2e ed., ISBN : 978-1-449-36321-5). https://www.theoryoffun.com/

    Piaget, J. (1968). Le point de vue de Piaget. International Journal of Psychology, 3(4), 281-299. https://www.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1080/00207596808246651

    Schamroth Abrams, S. S., & Gerber, H. R. (2013). Achieving through the feedback loop: Videogames, authentic assessment, and meaningful learning. English Journal, 95-103. https://www.jstor.org/stable/24484067

    Seurrat, A. (2016). Casuistique et médiation des savoirs dans la formation professionnelle. Communication et organisation, (49). https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.5166

    Simon, H. A. (1972). Theories of bounded rationality. Decision and organization, 1(1), 161-176. http://innovbfa.viabloga.com/files/Herbert_Simon___theories_of_bounded_rationality___1972.pdf

    Vygotsky, L. S. (1980). Mind in society: The development of higher psychological processes. Harvard university press. https://archive.org/details/levs.vygotskymindinsocietythedevelopmentzlib.org

    Bechky, B. A. (2003). Sharing meaning across occupational communities: The transformation of understanding on a production floor. Organization science, 14(3), 312-330. https://www.jstor.org/stable/4135139

    Schmoll, L. (2016). Concevoir un scénario de jeu vidéo sérieux pour l’enseignement-apprentissage des langues ou comment dominer un oxymore (Doctoral dissertation).http://www.theses.fr/2016STRAC014

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