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Thomas Michaud
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La neuroconnexion, technologique utopique cyberpunk
Le courant cyberpunk, apparu au début des années 1980, a introduit le thème de la neuroconnexion, c’est-à-dire de la connexion du cerveau aux machines, et plus particulièrement aux ordinateurs. Williams Gibson, dans Neuromancien, y voyait un moyen de se connecter au cyberespace, décrit comme une « hallucination consensuelle » produite par l’interconnexion des ordinateurs. Cette technologie utopique permet la fusion du cerveau humain avec les mondes virtuels, et donc procure la sensation extatique de vivre dans un univers désincarné dans lequel la souffrance physique a disparu. La neuroconnexion est assimilée à une drogue dans ce courant de science-fiction mettant souvent en scène une réalité décadente en rupture avec des mondes virtuels édéniques contrôlés par des multinationales surpuissantes. Dans Matrix, la neuroconnexion est une technologie au centre de la fiction. Les humains se connectent à la matrice en se branchant grâce à une prise installée à la base du crâne. L’humain et la matrice ne font qu’un, au point que le monde virtuel est présenté comme la réalité effective, à des individus inconscients de la nature dystopique de la réalité. Les technologies de connexion aux mondes virtuels exigent une connaissance accrue du cerveau et des processus menant à la conscience et à la génération de pensées. Le rêve ultime des cyberpunks n’est pas seulement de vivre dans des mondes virtuels, mais bien d’y transférer leur âme, pour accéder à l’immortalité cognitive comme dans La cité des permutants de Greg Egan. Cet idéal nécessiterait de pouvoir numériser l’âme, ce qui constitue un Graal pour les chercheurs en intelligence artificielle. De nombreux films comme Chappie ou Replicas traitent de se sujet. Transférer son âme dans une machine est un rêve bien connu des alchimistes qui est réactualisé par les auteurs cyberpunks, révélant un intérêt de plus en plus répandu pour les recherches en neurosciences. La connaissance du cerveau fait l’objet d’un questionnement accru dans la communauté scientifique, au point de générer la BRAIN Initiative (Brain Research through Advancing Innovative Neurotechnologies) (Yuste et Bargmann, 2017), lancée en 2013 par l’administration Obama. La science-fiction cyberpunk a proposé des représentations renouvelées des spécialistes du cerveau (Bukatman, 1993). Les cogniticiens des années 1980-90 revêtaient un aspect moins inquiétant que les psychiatres souvent fous des récits des années 1950-70. La science-fiction ne servait plus seulement à critiquer une institution psychiatrique accusée de maltraiter ses patients et de mener des expériences interdites dans le but de contrôler la pensée. Désormais, les neuroscientifiques sont à l’origine de technologies qui permettent une véritable révolution dans la gestion des interactions et dans l’optimisation des facultés cognitives humaines. Dans Isolation, Greg Egan popularise l’idée des mods, des puces cognitives qui augmentent les capacités des individus. Elles peuvent être achetées unitairement (leur prix est indiqué à chaque utilisation dans le récit), et confèrent à leurs utilisateurs des facultés prodigieuses, voire des identités multiples les connectant notamment à des champs de données illimitées, à des mondes virtuels contrôlant par exemple certaines technologies. Nick, le héros du roman, contient des mods tactiques qui lui permettent de supprimer ses émotions et d’améliorer sa pensée tactique et analytique. Améliorer les fonctions cognitives appartient au projet transhumaniste qui investit de fortes sommes d’argent pour augmenter l’humain. Par delà les puces informatiques et les rêves cybernétiques d’une neuroconnexion optimale aux mondes virtuels, on trouve dans la science-fiction cyberpunk une volonté de réaliser la télépathie grâce à une modification mécanique du cerveau humain. Ce projet se trouve notamment dans la franchise Ghost in the shell, qui représente les enjeux, dangers et questions éthiques relatifs à la cyborgisation de l’être humain.
Impact sur les représentations des chercheurs et investisseurs
La science-fiction est loin d’être un imaginaire neutre socialement et techniquement (Michaud, 2017). Elle influence les individus, et en particulier les chercheurs en neurotechnologies (Garden et Winickoff, 2018). Cet imaginaire diffuse des technologies utopiques ou dystopiques qui finissent bien souvent par se réaliser dès lors que des investissements suffisants sont injectés dans des programmes ambitieux. Les investisseurs y voient en effet un intérêt important dans la mesure où ces récits fascinent les masses et façonnent leurs représentations du futur. Avec la science-fiction, les technologies utopiques entrent dans le champ du possible. Une véritable attente de réalisation et de commercialisation apparait même, provoquant des réflexions sur une éventuelle mutation des droits humains face à des innovations (Lenca et Andorno, 2017). La neuroconnexion apparait pour beaucoup comme un rêve, permettant une expérience virtuelle optimale. Les plus pragmatiques y voient un moyen de guérir les paraplégiques, de soigner de nombreux handicaps physiques et psychiques. Pourtant, les représentations de la science-fiction ne sont pas assurément source d’acceptation d’une technologie. À la période d’enthousiasme vis-à-vis d’une technologique utopique succède une autre de désillusion, voire de peur quasi irrationnelle vis-à-vis de l’innovation, dès lors qu’elle semble palpable, par l’intermédiaire d’une expérience scientifique par exemple, ou d’une annonce par une entreprise comme Neuralink. Le 11 mai 2020, le site Yahoo ! plaçait à la une un article du Point relayant une interview d’Elon Musk parue dans le journal The Independant. Il titrait « Le langage humain bientôt obsolète, prédit Elon Musk ». Le patron de Tesla et de Space X affirmait que son entreprise Neuralink serait bientôt dans la possibilité d’intégrer un implant dans le cerveau humain dès 2021, appareil capable d’interagir « avec n’importe quelle zone de votre cerveau », ce qui permettrait par exemple de guérir certains problèmes liés à la vue. L’implant pourrait même « réparer presque tout ce qui ne va pas dans le cerveau ». Puis il permettra d’éviter de parler. Le milliardaire a précisé que la parole sera remplacée par le téléchargement de programmes, citant comme référence le film Matrix. Les réactions des internautes ne se firent pas attendre. Un grand nombre a assimilé son discours à une folie : « c’est un grand malade », « il a un gros grain », « ces fous dangereux jouent avec la survie de l’humanité », « il délire », « il finira à l’asile », « la psychiatrie a encore de beaux jours devant elle », « ce type est cinglé », « il est complètement fou, dérangé, inconscient, bon à enfermer lui aussi », « l’argent rend fou », « docteur Maboul ». Ils l‘ont aussi traité de fanatique dangereux cherchant à transformer l’humanité en machines, d’apprenti sorcier, de néo-Hitler, de nazi, de sud-africain fasciste, d’ordure sataniste, estimant qu’il n’était pas humain. Un commentateur estima qu’il fallait « euthanasier les savants fous comme ça ». Un autre pensait qu’il avait pris trop de cocaïne. Raymond pense que « ce type regarde trop de films de science-fiction. Un grand malade le gars ». Emmanuel pense que « cet implant, c’est direct l’enfer ». GM pense qu’il faudrait « mettre en prison des criminels pareil ». Alexandre demande si « quelqu’un pourrait arrêter ce malade drogué ? ». De nombreux internautes estiment qu’il consomme trop de cocaïne et de cannabis, que c’est un dictateur en puissance et que les américains sont dangereux pour l’humanité s’ils cherchent à l’asservir avec des idées provenant de la science-fiction.
Sur plus de 300 commentaires étudiés, rares étaient ceux qui trouvaient positive cette nouvelle. Si Elon Musk apporte de nombreuses innovations et révolutionne la plupart des champs technologiques qu’il aborde, il est loin de faire l’unanimité, au moins dans le public français. Les opinions radicalement négatives exprimées à l’occasion de cet article témoignent d’une opposition à un imaginaire science-fictionnel adoré par Musk mais aussi souvent synonyme de folie technoscientifique hostile à l’humanité pour une grande partie du public. Musk a en effet affirmé à plusieurs reprises croire vivre dans la matrice du film Matrix. Il est un grand fan de science-fiction, qu’il utilise pour accompagner son discours publicitaire autour de ses innovations. Jeff Bezos, un autre milliardaire américain, est aussi inspiré par cet imaginaire, à l’origine notamment de son entreprise de conquête spatiale Blue Origin.
La science-fiction, si elle peut inspirer certains chercheurs et scientifiques, mais aussi le public, peut donc aussi servir de repoussoir à certains niveaux du processus d’innovation. La réaction populaire étudiée ici montre des fluctuations dans l’opinion, et que la science-fiction peut aussi alimenter certaines peurs. Il n’est pas certain que les neurotechnologies, bien qu’elles semblent utopiques pour certains acteurs, n’apparaissent pas comme essentiellement dystopiques à d’autres, ce qui pourrait à terme faire échouer le financement et le développement de certaines neurotechnologies (Martin, 2015). Il est probable qu’un dialogue fructueux s’amorce entre les esprits pro et anti science-fiction, afin de permettre l’émergence de positions éthiques favorables à la création d’innovations vertueuses dans le champ des neurotechnologies, permettant de révolutionner la médecine sans aller à l’encontre des conceptions du bien commun de la majorité. La science-fiction a au moins pour fonction d’imaginer le meilleur et le pire, et d’alimenter un débat scientifique toujours à la recherche de nouveaux arguments et de nouveaux challenges.
Bibliographie
Bukatman, S. (1993). Terminal Identity. The Virtual Subject in Postmodern Science Fiction. Duke University Press.
Garden, H., Winickoff, D. (2018). « Issues in neurotechnology governance », Documents de travail de l’OCDE sur la science, la technologie et l’industrie, n° 2018/11. Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/c3256cc6-en.
Ienca, M., Andorno, R. (2017. Toward new human rights in the age of neuroscience and neurotechnology. Life Sciences, Society and Policy 13, 5. https://doi.org/10.1186/s40504-017-0050-1
Martin, P. (2015). Commercialising neurofutures: Promissory economies, value creation and the making of a new industry. BioSocieties 10. 422–443. https://doi.org/10.1057/biosoc.2014.40
Michaud, T. (2017). L’innovation, entre science et science-fiction. Londres : ISTE.
Michaud, T. (2018). La réalité virtuelle, de la science-fiction à l’innovation. Paris : L’Harmattan.
Yuste, R., Bargmann, C. (2017). Toward a Global BRAIN Initiative. Cell, Volume 168, Issue 6, 956-959. https://doi.org/10.1016/j.cell.2017.02.023