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Martial Kadji Ngassam
(knmartial@yahoo.fr) - Université de Versailles Saint Quentin
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Introduction
Le E-learning ou enseignement à distance fait l’objet d’une attention des chercheurs depuis plusieurs années. Il consiste en une utilisation systématique de la technologie multimédia dans le but de fournir une autonomie dans l’accès aux ressources et l’apprentissage (Ben-Romdhane, 2010). L’accent ici est donc mis sur le fait que la formation s’appuie essentiellement sur les TIC (Sambrook, 2003).
En cette période de crise sanitaire, les États Africains comme le reste du monde n’ont pas eu d’autre choix que d’instaurer le confinement des populations tout en maintenant l’enseignement : l’injonction a donc ainsi été faite aux organismes de formation et aux Universités publiques et privées de se mettre à l’enseignement à distance.
Pour déterminer si l’usage du E-learning peut permettre d’arriver à des résultats en matière de transmission des connaissances, il est nécessaire de bien comprendre le processus de déploiement d’une formation en E-learning et les facteurs de succès (Clark, 2009).
L’objectif de la présente étude est, sur le plan managérial, d’une part, d’identifier les différents freins à l’enseignement à distance en Afrique subsaharienne et d’autre part de présenter les facteurs de succès d’une démarche d’enseignement à distance. Il est donc question ici de savoir comment réussir le déploiement du E-learning dans le contexte africain ? Sur le plan théorique notre ambition est de revisiter les différents travaux sur le E-learning et d’en identifier les spécificités du contexte africain. Nous avons ainsi mis en exergue le rôle des décideurs publics, les spécificités contextuelles et l’inégalité de genre face au E-learning. Dans la première partie de notre article nous présentons une revue des principaux travaux théoriques, notre démarche empirique ensuite les principaux résultats qui seront par la suite discutés. Et enfin les limites de notre travail et les perspectives de recherche.
Les facteurs de succès du déploiement d’un dispositif d’enseignement à distance (E-learning) : une revue de la littérature
De précédents travaux sur le E-learning ont analysé les moyens technologiques utilisés pour sa mise en œuvre, la méthodologie adoptée, les attitudes et satisfactions des apprenants et les facteurs clés de succès d’une démarche d’enseignement à distance (Bronfman, 2003). Les éléments liés aux conditions de succès de l’enseignement à distance mettent en avant le caractère contextuel (Barteit et al., 2019). Il faut donc prendre en compte les éléments socio – économiques et culturels des apprenants et des formateurs (Njenga, 2018). D’autres auteurs mettent en avant le fait que le E-learning entraîne des innovations, changements et résistances dans la méthode de formation (Gil, 2000), les lieux et temps de formations (Aparicio et al, 2016). Les auteurs Wu et al., (2010) dans une étude sur les déterminants de la satisfaction des étudiants en blended learning ont mis en évidence 6 facteurs : l’auto-efficacité dans les outils numériques, la qualité des contenus de formation, l’interactivité apprenant /formateur et le climat d’apprentissage.
En Afrique subsaharienne en général et au Cameroun en particulier, la pratique du E-learning est beaucoup plus facile chez les apprenants jeunes du fait de leurs usages au quotidien des outils numériques (Tchuente et Tsapi, 2019). Ces auteurs dans leur étude insistent aussi sur la difficulté de mise en place de la formation à distance dans les pays d’Afrique francophone. Il y a deux ans, une grande enquête du Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves (PISA, 2018) alertait déjà sur la faiblesse des dispositifs et de la culture de l’enseignement à distance dans les pays d’Afrique. Dans une analyse des dispositifs d’enseignement à distance pendant l’actuelle crise sanitaire (Covid-19), la Banque Mondiale en s’appuyant sur le rapport PISA 2018 affirme: « si le recours aux plateformes numériques et d’outils technologiques dédiés à l’éducation (EdTech) semble pouvoir minimiser les énormes pertes d’apprentissage, surtout chez les élèves vulnérables, il risque dans le même temps de creuser encore davantage les inégalités » (Banque Mondiale, 2020). Ce rapport rejoint les conclusions des précédents travaux de recherche sur les facteurs clés de succès du E-learning en apportant des éléments spécifiques aux pays sous-développés tel que : la capacité des utilisateurs, le degré de préparation des établissements d’enseignements, l’existence au préalable d’une plateforme efficace d’apprentissage en ligne, la détention par les enseignants des compétences techniques et pédagogiques pour réaliser l’enseignement à distance (Bronfman, 2003; Masrom et al., 2008 ; Lassoued et Hofaidhllaoui, 2013 ; Aparicio et al, 2016, Barteit et al., 2019).
Résultats
Nos 30 entretiens semi-directifs effectués et les observations non participantes réalisées au sein de 30 groupes de discussions WhatsApp dédiés aux cours à distance dans dix établissements d’enseignements supérieurs au Cameroun font ressortir quatre principaux résultats : les raisons ou motivations de l’adoption du E-learning, l’environnement socio-économique et technologique du travail, la capacité d’évaluation du dispositif, l’encadrement du statut de l’enseignant en situation de télétravail (voir annexes méthodologique).
Les raisons et la motivation de la mise en place de l’enseignement par E-learning : l’injonction de l’État
Le 21 mars 2020, en réponse aux instructions du président de la république du Cameroun pour stopper le coronavirus, le ministre de l’enseignement supérieur sort une circulaire donnant injonction de mettre en place sans délai le E-learning. En voici un extrait : « Je vous recommande de mettre en œuvre immédiatement dans vos institutions respectives toutes les facettes de la pédagogie numérique (environnements numériques du travail, classes virtuelles, MOOCs, etc.) et du télétravail, tout en facilitant par tous les moyens l’accès à internet à l’ensemble de la communauté universitaire ». Un enseignant sous anonymat ajoute : « on le fait car on n’a pas le choix. L’injonction vient de l’État. On va faire avec ». Dès lors il pourrait paraître compliqué, comme nous allons le voir par la suite, d’aboutir à un succès lorsque les acteurs impliqués n’expriment pas au préalable une adhésion ferme. C’est ainsi qu’un sentiment de soulagement et une relâche dans le E-learning a été ressenti depuis le 28 avril 2020 lorsque les autorités étatiques ont annoncé la reprise des cours en présentiel dès le 1er juin 2020. Toutefois, certains étudiants et enseignants ont reconnu que grâce à ces injonctions des responsables publiques à propos du E-learning, un grand changement a été effectué au Cameroun en matière de digitalisation de l’enseignement. L’un d’eux affirme lors de notre interview à ce sujet : « finalement c’était un mal pour un bien car grâce à la crise actuelle et à l’obligation du ministère de l’enseignement supérieur nous avons appris à faire du E-learning : rien ne sera plus jamais comme avant… ».
L’environnement socio-économique de travail : inégalité économique, énergétique et numérique, inégalité de genre (garçon/fille), promiscuité
Notre travail montre que l’environnement à domicile complique le suivi des cours par les étudiants à distance (promiscuité, ambiance bruyante). Nous avons aussi remarqué une forte inégalité dans l’accès à internet en fonction de l’étudiant qui réside en ville et celui qui réside dans des zones rurales. Sur le plan économique, le confinement a accentué la fracture sociale au sein des populations qui, pour la plupart, ont des activités liées au secteur informel. Notamment l’acquisition des forfaits internet de qualité qui sont coûteux en Afrique. Un étudiant explique: « J’ai la volonté. Mais vous savez le smic au Cameroun c’est 32 000 FCFA (environ 50 euros), or un bon forfait internet pour suivre tous les cours en vidéo conférences coûtent presque 25 000 FCFA/mois. Je dois donc choisir les cours à suivre ». Enfin, nous avons constaté que les jeunes filles et jeunes garçons n’étaient pas égaux face à l’enseignement à distance. Les étudiantes étaient plus absentes au cours programmés en matinée du fait des travaux domestiques. L’une d’elles, Estelle 22 ans témoigne : « Les enseignants ne comprennent pas que je suis une fille. Comme je suis en confinement, à la maison mes parents m’obligent à aller faire les achats au marché et à faire la cuisine. Je ne peux pas suivre les cours du matin ».
La capacité d’évaluation du dispositif E-learning (assiduité, la bonne foi est difficile à appréhender, évaluation de l’appropriation)
Tous nos répondants enseignants comme étudiants reconnaissent qu’il est difficile d’évaluer le dispositif d’enseignement à distance. Car les disparités d’accès à internet haut débit entraînent un taux de présence aux cours de l’ordre de 30%. On a donc un taux de décrochage d’après nos relevés et observations de l’ordre de 70%, tandis que dans les pays tel que la France, seul 8% d’élèves n’ont pas pu suivre les cours à distance pendant le confinement. Certains étudiants moins sérieux ou de mauvaise foi profitent de la situation, et justifient systématiquement leurs absences aux cours à distance par la non disponibilité d’électricité ou d’internet. Ils ont ainsi une attitude de passagers clandestins comme l’avaient déjà expliqué dans leurs travaux Lagarde et Kopp (2011).
Pour ce qui est de l’appropriation des connaissances, les enseignants que nous avons interviewés pensent qu’elle est très faible par rapport aux cours en présentiel. Ils l’expliquent par l’absence d’interactivité, l’ambiance bruyante des cours, l’instabilité de connexion internet pendant les séances de cours en ligne. L’un d’eux précise : « sincèrement il faudra recommencer ces cours. Car comment évaluer le travail et l’apprentissage ».
L’encadrement du statut de l’enseignant en situation de télétravail
Notre travail met en lumière la nécessité de prendre en compte la situation de télétravail de l’enseignant. Nous avons ainsi constaté que les enseignants qui n’avaient jamais réalisé du E-learning se sont retrouvés du jour au lendemain obligés de le faire. Au Cameroun il n’ont reçu presqu’aucune formation préalable. De plus, avec la nécessité de travailler à distance, s’est posé le problème de la disponibilité des outils informatiques et de l’accès à internet : à qui revient la charge ? Un enseignant représentant syndical s’est confié à nous : « moi et mes collègues voulons bien assurer les cours à distance, mais avec quel matériel informatique, dans quel cadre de travail à domicile et qui va supporter les frais d’accès à une bonne connexion internet ? Nous souhaitons que l’État légifère sur le télétravail ».
Discussion
Nos résultats confirment tout d’abord la nécessité d’accompagner les enseignants et apprenant dans le cadre de l’enseignement à distance. Car comme l’a montré Gil (2000), il faut prendre encore les enjeux liés au changement en amont de ce processus, notamment ceux liés à la technologie (Aparicio et al, 2016). En ce qui concerne les raisons ou la motivation de se mettre à l’enseignement à distance notre étude complète les travaux de Ben-Romdhane, (2020) en insistant sur le fait qu’au Cameroun et dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, il s’agissait de répondre aux injonctions des décideurs publics. Notre travail comme ceux de Masrom et al. (2008) conforte l’idée selon laquelle la vulgarisation de la technologie par les décideurs publics favorise le succès du déploiement du E-learning en Afrique.
Comme autre facteur clé de succès du déploiement du E-learning, notre travail insiste sur la prise en compte des éléments sociologique, culturel et technologique (Bronfman, 2003; Masrom et al., 2008 ; Lassoued et Hofaidhllaoui, 2013). En mettant en lumière les aspects liés à l’inégalité des genres (fille/garçon) face à l’enseignement à distance en Afrique, nous avons complété les travaux de Njenga (2018). Il faut donc un suivi minutieux de parcours de formation de la gente féminine en situation de E-learning.
Au niveau des contraintes d’évaluation des enseignements et des apprenants en E-learning au Cameroun, notre travail montre que cela s’avère presque impossible dans la mesure ou l’instabilité de la connexion internet et de l’énergie électrique empêche toutes objectivités et équités. Cette situation, selon un enseignant que nous avons interviewé, entraîne pour des apprenants n’ayant pas une forte motivation des comportements de passager clandestin au sens de Lagarde et Kopp (2011). Enfin, notre recherche recommande au responsable des institutions d’enseignements de prendre en compte et de légiférer sur le statut de l’enseignant télétravailleur. Il faut donc un accompagnement spécifique, une clarification des conditions juridique de télétravail et une mise à disposition des moyens technologiques comme l’a montré Dubet (2020).
Conclusion
La crise actuelle COVID-19 nous a donné une occasion unique d’observer un vaste mouvement de déploiement de projet E-learning (enseignement à distance) dans les pays d’Afrique subsaharienne. Notre étude exploratoire nous a permis de tirer des enseignements en matière de freins et succès de ces projets dans le contexte africain. Nous avons mis en évidence les éléments positifs liés à l’injonction des États. Nous avons alerté sur la nécessité de prendre en compte les contraintes socio-économiques, culturelles, et technologiques propres au contexte Africain. Nous lançons aussi un signal sur le risque du E-learning d’accentuer les inégalités de sexe face à l’éducation.
Dans un monde en perpétuelle évolution dans lequel tous les experts annoncent une succession inévitable de crises sanitaires et écologiques, les pays d’Afrique doivent s’inspirer de la situation actuelle du covid-19 pour préparer les enjeux futurs. Dès lors, peut-on se demander si les sauts technologiques (Leapfrog) effectués par l’Afrique ne sont pas des freins à l’exploitation optimale des évolutions numériques ? Ne doit-on pas dépasser dans ces territoires le mimétisme et le clonage des solutions technologiques internationales. Dès lors comment réaliser le réveil numérique de l’Afrique comme espéré par Frimousse (2019) ?
Une des limites de ce papier, outre son caractère contextuel, est le fait que la période réduite depuis le début de crise COVID-19 ne nous a pas donné l’occasion de prendre en compte la dimension temporelle de la situation étudiée.
Bibliographie
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