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Cécile Dejoux
- Cnam (LIRSA)
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L’intelligence artificielle (IA) est un domaine scientifique pluridisciplinaire où les modèles mathématiques et informatique sont omniprésents. Elle regroupe de nombreuses techniques (reconnaissance faciale, NLU[1], NLP[2], computer vision[3], etc) et se déploie dans de multiples usages, à la fois dans les objets (automatisation des robots, voitures autonomes, etc.), dans des systèmes de productivité (RPA[4], système de détection des fraudes, etc.) mais également dans le management (système de prise de rendez-vous, d’optimisation de mails, d’assistance à la gestion projets, aide à l’identification des variables d’engagement, système de gestion de carrière, etc.).
Comment l’IA s’attaque au manager ?
Qu’est-ce qui différencie l’IA et le manager et comment l’IA va-t-elle modifier la posture du manager ? Ce sont les questions de recherche auxquelles nous nous sommes confrontés et pour lesquelles nous avons mené une quarantaine d’entretiens dans des entreprises de toutes tailles en France, à l’étranger entre 2017-2020 dans le cadre du Learning Lab Human Change[5]. Le fil conducteur de notre recherche est le suivant : L’IA ne remplacera pas le manager car il a un atout de taille : le manager a une personnalité qui lui permet de s’adapter en temps réel, d’interagir différemment avec chaque membre de son équipe et de décider non pas de façon rationnelle mais émotionnelle et politique. Ces caractéristiques dépeignent tout ce que l’IA ne sait pas faire. Plusieurs résultats ressortent de notre recherche : l’impact de l’IA sur les tâches managériales, sur les pratiques managériales, sur le rôle du manager et sur ses compétences.
Revue de littérature
L’IA est un sujet multidisciplinaire qui a donné lieu à de nombreuses thèses (cf. analyse des thèses en IA : Bruna, M. 2019). De nombreux travaux de recherche émergent actuellement sur lien entre travail et IA. Ils s’intéressent aux risques (Askenazy, P. & Bach, F. 2019), à la transformation des emplois (Bettache, M. & Foisy, L. 2019), à l’évolution du management avec l’IA à la complémentarité entre l’homme et la machine (Daugherty, P., & Wilson, J. 2018) et abordent également les questions éthiques (Ndior, V. 2019). Ils étudient tous les domaines des sciences de gestion, de la finance (Desbiolles, J. 2019) au marketing (Hyppolite, P. 2019 ; Vayre, J. & Cochoy, F. 2019), mais peu examinent l’évolution du rôle du manager.
Cadre théorique
Cette recherche s’inscrit dans la nouvelle théorie de la personnalité de Germaine de Montmollin[6] (1954) qui considère que la personnalité doit être appréhendée comme un tout alors que les théories fonctionnent comme des « petits paquets comme si la personne était constituée de sous-systèmes variés : penser, percevoir, apprendre… avec leurs lois particulières et leurs théoriciens particuliers : behavioristes, gestaltistes, associationnistes, fonctionnalistes…Le comportement d’une personne est en effet, à la fois unique et total » (p 123). Ce cadre théorique va nous permettre de montrer d’une part que la différence entre l’homme et l’IA réside dans le fait que l’homme possède une personnalité, à la différence de l’IA qui n’en possède pas car elle n’est qu’un ensemble séquentiel de tâches préprogrammées (ou émergeant par apprentissage) qui est reproductible à l’identique. D’autre part, l’IA peut modifier la personnalité du manager quand celui-ci interagit avec elle. Qu’est-ce qui différencie l’IA et le manager et comment l’IA va-t-elle modifier la posture du manager ? Comment l’IA va modifier la personnalité de l’homme au travail ?
L’IA a un impact sur les tâches managériales
Le manager n’est pas près d’être remplacé dans sa fonction, à part entière, par une IA mais nos travaux montrent que la réalisation des tâches managériales est directement impactée par l’IA. Il est possible de distinguer trois cas de figures : les tâches qui peuvent être réalisées par l’IA et ne seront plus du ressort du manager, celles pour lesquelles le manager pourra être assisté par l’IA et réaliser avec elle ses tâches et celles qu’il pourra faire uniquement grâce à l’IA. Ainsi, nous distinguons trois catégories de transformation des tâches managériales avec l’IA (le remplacement, l’assistance et l’augmentation).
Schéma n°1 : Quand l’IA travaille avec le manager
Copyright : C. Dejoux, Vuibert 2020, p 58
Aujourd’hui de nombreuses solutions d’IA existent. Les entretiens que nous avons menés permettent de donner des exemples. Ainsi, l’IA remplace le manager sur des tâches très précises comme le classement de document par niveau de confidentialité (dathena), l’optimisation des mails (Microsoft), la prise de RDV (evie), la veille (Tkm), la curation de contenu (Flint), la personnalisation des présentations (ppt designer), etc. En laissant les IA réaliser ces tâches, le manager pourra gagner du temps pour se consacrer à développer des tâches qu’il ne pourra faire qu’avec l’IA comme la traduction (Translatron de Google), l’accompagnement dans l‘optimisation des espaces (locarize) ou l’analyse en temps réel de la satisfaction des collaborateurs (Bleexo), l’optimisation de ressources (SAP), la détection de contrefaçon de produits (cypheme), la datavizualisation (MIT), le prédictif (mydatamodels, IBM Watson).Enfin, l’IA peut aider le manager dans la planification d’un projet, la présélection de candidats (Goshaba) ou l’analyse de sentiments (Watson).
L’IA a un impact sur l’apport théorique et les pratiques managériales
L’étude de la revue de littérature en management montre que les pratiques managériales évoluent avec les organisations. Actuellement, les tendances managériales mettent en avant les pratiques du « servant leader » dont le rôle est de créer les conditions favorables au développement des équipes pérennes ou agiles et éphémères, relatives à un projet.
L’introduction de l’IA dans les pratiques managériales va introduire de nouvelles pratiques que nous pouvons présenter autour d’un axe temps (présent/futur) et un axe (collectif / individu).
Dans un processus de décision qui ne comporte pas d’IA, le manager fonde sa décision sur un certain nombre de données qu’il aura choisi d’analyser, sur son intuition et il essaiera de négocier avec les parties prenantes les conditions favorables pour que ses décisions arrivent à aboutir et confortent sa stratégie. Dans un modèle qui intègre l’intelligence artificielle, ce sont les systèmes qui analyseront l’ensemble des données pour faire émerger des signaux faibles à partir de filtres (Claverie, 2019). Ces systèmes pourront également proposer des actions aux managers à partir de modèles prédictifs qui auront été alimentés par des données de l’entreprise. Ainsi le manager ne va-t-il plus faire du « management à l’intuition » c’est à dire utiliser son inconscient construit sur son expérience mais faire un « management conduit par la donnée » qui se base sur l’analyse de données générée par une IA. L’expérience appartiendra de plus en plus à l’outil IA qui aura appris des pratiques antérieures grâce au Machine Learning.
Ainsi l’IA va introduire de nouvelles pratiques managériales en prenant en compte deux variables (le temps, le niveau de l’interaction). Les résultats de nos recherches classifient quatre types de pratiques managériales : la prédiction, l’individualisation, la notification et la culture data (cf. schéma n°2).
Schéma n°2 : Impact de l’IA sur les pratiques managériales
Copyright : C. Dejoux
« Management par prédiction »
La mise en œuvre de la stratégie par les managers sera remplacée par le modèle prédictif qui conduira à faire primer telle ou telle catégorie de données sur telle autre et à optimiser les ressources et/ou les offres en fonction des contraintes qui s’imposent à l’entreprise. Des outils existent pour prévoir des départs de l’entreprise ou l’arrivée de crise dans une équipe. Brook Holtom, professeur de management à l’université de Georgetown, et David Allen[7], professeur à Warwick Business School, ont développé un algorithme qui permet d’attribuer aux employés un taux de probabilité de départ en temps réel, qui augmente donc quand le salarié est probablement en train de considérer une offre extérieure. Nous avons rencontré le Chief Technology Officier de MyDataModel, une start up qui propose du prédictif à partir de small data c’est-à-dire des données d’un tableau Excel. Ses algorithmes fonctionnent sur des problématiques managériales, RH ou métiers.
« Management par notification »
Il est possible d’imaginer un « management sur notification » fondé sur une IA qui va ainsi communiquer aux collaborateurs sa décision. On peut déjà l’observer chez Uber dont la plateforme notifie les « informations » aux chauffeurs et aux clients, notification de la demande, notification de la prise en charge, itinéraire optimisé imposé, calcul de la tarification, promotions… Demain des systèmes d’intelligence artificielle pourront aller plus loin et donner au management un volet prédictif en poussant des actions, des tendances, des axes prioritaires afin de susciter chez le manager des réponses spécifiques.
« Management individualisé »
Des outils liés à l’IA existent aux USA mais ne sont pas déployés en France avec la RGPD. Il s’agit par exemple de Microsoft (My analytics) qui peut aider le manager à conseiller ses collaborateurs sur la répartition de leur temps parmi leurs nombreuses activités.
« Le data management »
La data visualisation (google data studio, periscope data, chartio, Holistics, Tableau, Qlick etc) permet au manager de repérer des signaux faibles, de percevoir des tendances, de comparer son équipe aux autres.
L’impact de l’IA sur le rôle du manager et ses compétences
Le rôle du manager est directement concerné par l’IA à plusieurs titres : acculturation des collaborateurs à la culture IA, accompagnement des collaborateurs dans la redistribution des tâches entre l’homme et l’IA, réflexion sur les nouvelles tâches à réaliser grâce à l’IA, gestion des risques et des opportunités IA, détection des biais, introduction de nouvelles compétences (éthique IA, cyberattaques, éducateurs de robots, gestionnaire de projet IA, etc.), participation à des projets IA, déploiement de la gouvernance des data etc. Au-delà des rôles, les managers vont devoir être formé pour devenir « IA compatibles », c’est-à-dire être capables d’intégrer les systèmes d’IA et d’acculturer les collaborateurs à l’IA. Nous avons créé et nous sommes en train de tester une cartographie sur ce sujet (cf. Schéma n°3).
Schéma n°3 : Un manager « IA compatible »
Copyright : C. Dejoux, Vuibert 2020, p 155
Pour conclure
Il va falloir accepter que l’IA s’invite dans la sphère managériale et ne soit pas réservée aux projets informatiques ou à destination des clients. Cette recherche exploratoire tente de proposer des pistes mais elle contient également des limites comme par exemple le besoin de développer des entretiens sur les fondements des changements de personnalité avec des managers qui auraient travaillé suffisamment longtemps avec des IA.
L’IA ne remplacera pas le manager mais le manager va devoir monter en compétences pour devenir IA compatible et prendre conscience de ce que l’IA peut faire à sa place, avec lui et pour lui. Si hier, la différence entre un bon et mauvais manager résidait dans son intuition, l’art de capter la bonne information, sa capacité d’écoute ou sa capacité à négocier, ces compétences ne suffiront plus. Il va devoir comprendre l’étendue de la diversité des briques technologiques de L’IA, créer des systèmes informant, éduquer des robots et apprendre des IA pour ensuite réfléchir à l’évolution de son métier et de celui de ses collaborateurs. Avec l’introduction de l’IA en management de nombreuses questions restent en suspens : Quelle place le manager va-t-il donner à son intuition dans un cadre si normé ? Pourra-t-il encore l’utiliser ? Quel poids aura-t-elle face à des données ? Quelle sera la place de son expérience, de son intuition qui lui permettaient de décider vite face à la puissance de calcul des IA ? En quoi son expertise métier, sa compréhension des tâches, sa sensibilité aux problèmes des collaborateurs seront-elles toujours utiles ? Quelle sera l’autorité de sa décision face à une décision d’une IA ? Sa créativité, sa capacité d’initiative trouvera-t-elle sa place face à des modèles prédictifs très normatifs ?
Comment pourra-t-il user de son pouvoir de négociation ? La machine ne comprend pas la négociation, elle applique des règles et ne se remet pas en question.
Comment concilier ces nouvelles pratiques managériales induites par l’IA et des pratiques plus classiques fondées sur la politique, les relations humaines, etc. ?
Le jugera-t-on plus que sa capacité à faire face aux imprévus, aux aléas et de sa capacité à rendre le pouvoir à la machine lorsque la crise est passée ?
Comment va-t-on négocier avec des IA insensibles aux émotions humaines et qui n’ont pas la capacité de se remettre en question ? Comment vont-t-elles s’intégrer dans l’entreprise, vont-elles s’accommoder de ses processus, intégrer ses relations humaines, se convertir à la culture de l’entreprise ?
[1] NLU : Natural Language Understanding autrement appelé en français “Compréhension du langage naturel” est une branche très importante du NLP (Natural Language Processing) et est assimilé à l’intelligence artificielle.
[2] NLP : Natural Language Processing ou traitement automatique du langage naturel est un domaine multidisciplinaire impliquant la linguistique, l’informatique et l’intelligence artificielle, qui vise à créer des outils de traitement de la langue naturelle pour diverses applications.
[3] Computer Vision : Vision par ordinateur analyse des flux vidéos en temps réel.
[4] RPA : Robotic Processus Automation ou automatisation de tâches. Le RPA est une technologie permettant d’automatiser des tâches répétitives qui nécessitaient jadis l’intervention d’un humain.
[5] Le Learning Lab Human Change est une chaire partenariale avec Julhiet Sterwen et Malakoff Medéric hébergée au sein de la Fondation du Cnam.
[6] de Montmollin, G., 1954. « Vers une nouvelle théorie de la personnalité ». In: L’année psychologique, vol. 54, n°1. pp. 123-137.doi : https://www.persee.fr/doc/psy_0003-5033_1954_num_54_1_30164.
[7] https://hbr.org/2019/08/better-ways-to-predict-whos-going-to-quit?ab=hero-subleft-1
Bibliographie
Askenazy, P. & Bach, F. (2019). IA et emploi : une menace artificielle. Pouvoirs, 170(3), 33-41. doi:10.3917/pouv.170.0033. https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2019-3-page-33.htm
Bettache, M. & Foisy, L. (2019). Intelligence artificielle et transformation des emplois. Question(s) de management, 25(3), 61-67. doi:10.3917/qdm.193.0061. https://www.cairn.info/revue-questions-de-management-2019-3-page-61.htm
Bruna, M. (2019). Quelques thèses autour de la thématique de l’Intelligence Artificielle. Question(s) de management, 23(1), 157-162. doi:10.3917/qdm.191.0157. https://www.cairn.info/revue-questions-de-management-2019-3-page-61.htm
Claverie, B. (2019). Dynamique exponentielle et naturalité de l’intelligence artificielle. Hermès, La Revue, 85(3), 187-200.https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2019-3-page-187.htm. https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2019-3-page-187.htm
Daugherty, P., & Wilson, J. (2018). Humans + Machine: Reimagining Work in the Age of AI. Harvard Business Review Press. https://bit.ly/2xEp36v
Desbiolles, J. (2019). Finance et Intelligence artificielle (IA) : d’une révolution industrielle à une révolution humaine … tout est à repenser…. Annales des Mines – Réalités industrielles, février 2019(1), 5-8. doi:10.3917/rindu1.191.0005. https://www.cairn.info/revue-realites-industrielles-2019-1-page-5.htm
Hyppolite, P. (2019). Le business de l’IA : perspectives et enjeux pour l’économie. Pouvoirs, 170(3), 119-130. doi:10.3917/pouv.170.0119. https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2019-3-page-119.htm
de Montmollin, G., 1954. Vers une nouvelle théorie de la personnalité. L’année psychologique, vol. 54, n°1. pp. 123-137.doi : https://doi.org/10.3406/psy.1954.30164.
Ndior, V. (2019). Éthique et conscience des robots. Pouvoirs, 170(3), 59-69. doi:10.3917/pouv.170.0059. https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2019-3-page-59.html
Vayre, J. & Cochoy, F. (2019). L’intelligence artificielle des marchés : comment les systèmes de recommandation modélisent et mobilisent les consommateurs. Les Études Sociales, 169(1), 177- 201.doi:10.3917/etsoc.169.0177. https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=ETSOC_169_0177
Crédits
Nous souhaitons remercier la Chaire Cnam sur le Futur du travail et du management le Learning Lab Human Change, financée par Julhiet-Sterwen et Malakoff Méderic, dans le cadre de laquelle ces travaux ont été réalisés.