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Anne-Laure DELAUNAY
- IAE Paris-Sorbonne
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Introduction
Le digital se définit en tant qu’artefact par le SMAC : Social, Mobile, Analytics, Cloud. Ses propriétés se distinguent des autres technologies (Vial, 2019). Notamment, le digital permet aujourd’hui d’être mobile spatialement beaucoup plus facilement que par le passé. Télétravail, nomadisme, ces nouvelles formes de travail mobile sont ancrées dans le quotidien des individus et organisations, encore plus dans le contexte actuel de confinement. Dans cet article, nous nous intéressons au cas des managers intermédiaires sur site de production. Le digital amène les mobilités spatiales de ces managers dans un entre-deux : entre éloignement et proximité sur un même site, entre réel et virtuel. En quoi l’usage des technologies digitales participe-t-il à l’évolution des mobilités spatiales de ces managers ? L’espace ne se comprend pas seulement en tant que lieu et territoire statique mais également en tant que réalité observable, porteur de représentations sociales et vecteur d’expériences (Cresswell, 2006). A partir d’une ethnographie de 27 mois au sein d’un grand groupe industriel français, nous analyserons les évolutions de ce travail entre semi-sédentarité et semi-nomadisme.
Cadre conceptuel
Mobilités spatiales et digital
Le concept de mobilité spatiale englobe les comportements humains dans l’espace (Sergot, Chabault, & Loubaresse, 2012). Le courant du New Mobilities Paradigm s’intéresse plus particulièrement aux mobilités spatiales (au pluriel) comme des phénomènes sociaux. Le lieu et le territoire ne sont pas des espaces statiques et extérieurs aux individus mais des construits sociaux (Sheller & Urry, 2006). Par exemple, l’espace de pause « machine à café » en entreprise est personnalisé au fil du temps et est identifié comme lieu propice aux rencontres entre collègues. Les individus s’approprient ces espaces, en les incarnant (comme lieu de discussion informelle…) et en les incorporant (en en modifiant la disposition…). Cresswell définit les mobilités spatiales selon trois dimensions (Cresswell, 2006). Il s’agit tout d’abord d’une réalité observable, à savoir le mouvement d’un point A à un point B. Ces mobilités comprennent ensuite des représentations sociales, voire idéologiques, qui leur donnent du sens. Enfin, elles se vivent comme des expériences incarnées et incorporées, « une façon d’être dans le monde » (Cresswell, 2006). Le corps, les émotions et la pensée sont mobilisées. Les outils digitaux introduisent une mobilité de type virtuel (Fernandez & Marrauld, 2012), comprenant les mobilités de pensées et d’émotions mais non des corps (Kellerman, 2011).
Mobilité spatiale et manager intermédiaire
L’action du manager intermédiaire a longtemps été considérée comme celle d’une main commandée par le cerveau par l’école classique. Aujourd’hui, sa définition fait l’objet d’un consensus fragile. Son positionnement est vertical (comme manager hiérarchique) ou transversal (comme chef de projet) ou les deux. Ils jouent un rôle crucial dans la stratégie des organisations (Guilmot & Vas, 2012). Néanmoins, les typologies des rôles managériaux souffrent d’un caractère statique et décontextualisé. Le manager intermédiaire finit par devenir une « figure désincarnée”(Dietrich, 2009). Le courant de la pratique s’interroge alors sur ce que font ces managers plus que sur ce qu’ils sont. Il intègre la complexité et la diversité de l’activité du manager intermédiaire. Le manager intermédiaire doit être intégré dans son contexte avec ses spécificités.
Dans cet article, nous nous intéressons plus particulièrement à la population de managers intermédiaires sur site de production, que nous appellerons Managers Intermédiaires de Production Industrielle (MIPI). Ce type de manager se caractérise par un profil combinant compétences techniques, ingénieriques et compétences managériales (Barber & Tietje, 2004). Il gère des équipes distribuées sur un ou plusieurs sites industriels. Leur espace comprend leur bureau, celui de ses collègues, les salles de réunion, espaces de transition (allées, routes…) et les unités de production réparties potentiellement dans plusieurs bâtiments. Le digital amène de nouveaux défis managériaux. Le digital finalement fait l’objet d’interprétations multiples entre légitimation de l’action, vecteur de pouvoir et affirmation de l’identité métier (Dudézert, 2018). Il apporte une surcharge informationnelle, émotionnelle, cognitive et développe les ambiguïtés spatiale et temporelle (Boyer & Scouarnec, 2010).
Problématique
Pour le MIPI, la quatrième révolution industrielle ou « industrie 4.0 » ambitionne de rassembler l’ensemble de ces évolutions. Elle se définit « par la mise en réseau d’intelligences artificielles multiples et distribuées et par leur mise à disposition à l’opérateur humain »[1] (Rauch, Linder, & Dallasega, 2019). Peu de recherches se sont focalisées sur les spécificités des mobilités spatiales du management intermédiaire sur site de production dans ce contexte de digitalisation, les études se concentrant principalement sur la standardisation des process, l’amélioration de la productivité et l’intégration verticale et horizontale des nouvelles technologies (Liao, Deschamps, Loures, & Ramos, 2017). Aussi proposons-nous dans cet article de répondre à la question suivante : en quoi l’usage des technologies digitales participe-t-il à l’évolution des mobilités spatiales des managers de site de production ?
Résultats
Notre étude empirique se fonde sur une ethnographie de vingt-sept mois au sein d’un grand groupe industriel français. Nous avons notamment observé dix MIPI dans leur quotidien. Nous allons tout d’abord faire l’état des lieux des mobilités spatiales des MIPI hors digital. Puis nous caractériserons les technologies digitales déployées par ces derniers. Enfin, nous mettrons en exergue la réinterprétation de leurs mobilités spatiales réalisée par les MIPI.
Etat des lieux initial des mobilités spatiales chez le MIPI
Au début de nos observations, nous avons pu relever des convergences dans la caractérisation des mobilités spatiales chez le MIPI.
Tableau 1: Caractérisation des mobilités spatiales chez le MIPI à partir de Cresswell (2006).
Des outils digitaux sur catalogue
A partir de 2016, l’organisation a investi dans la suite Office 365 de Microsoft et propose des applications développées en interne Les MIPI disposent tous d’une tablette (imposée en central) depuis 2017. Ils choisissent de télécharger sur le store les outils qui les intéressent et disponibles dans le catalogue. Ils peuvent opter pour OneNote pour partager leurs notes, OneDrive pour stocker leurs documents, SharePoint pour les partager, Forms pour réaliser des questionnaires en ligne ou Teams pour créer des espaces virtuels d’équipe comprenant des conversations et un lien vers les autres applications ci-dessus. Ils peuvent également utiliser Skype pour des conversations ou réunions à distance. Il trouve enfin sur ce store toutes les applications internes comme une application d’aide à l’animation de réunions quotidiennes d’équipe.
Une réinterprétation individuelle des mobilités spatiales avec l’arrivée du digital
D’un côté, des managers s’emparent de la tablette et des applications du catalogue pour travailler à n’importe quel endroit du site. Les propriétés sociales et mobiles du SMAC sont mis en avant. Les MIPI délèguent les activités immobiles, comme l’animation de réunion ou le calcul d’indicateurs, à leur adjoint qui doit saisir toutes les informations utiles dans les outils digitaux déployés dans l’unité. De nouvelles interactions de type virtuelles émergent par l’usage de visioconférences par exemple. « Apparaissent alors sur le grand écran du bureau deux fenêtres distinctes : l’une de l’équipe motrice située physiquement au centre du technicentre, et l’autre de l’équipe remorque, situé à l’ouest. Tout le monde est assis autour d’une table et interagit en instantané » (notes de terrain). Néanmoins, ces interactions virtuelles sont abandonnées dès que le manager ressent une perte de contrôle managérial. » En fait, j’avais en fait ici, au [numéro du bâtiment], ils étaient pas concentrés. Et à la fin de la réunion, je leur ai dit « écoutez, la réunion prochaine du lendemain, je veux tous vous voir… » (paroles de MIPI, atelier de restitution des observations). Le contrôle managérial s’accentue par cette présence physique sur le terrain et les nouvelles relations managériales développées. L’évolution des mobilités spatiales est marquée par la disparition du bureau comme lieu principal. Il devient lieu de passage, pour prendre un café ou déposer son manteau. L’accent ici est mis sur le déplacement physique du MIPI. Ce semi-nomadisme se retrouve dans l’équipement léger du manager comprenant la tablette tactile et l’ensemble des applications et informations nécessaires au MIPI pour son action managériale sur le terrain. Leur identité managériale évolue de manager allant sur le terrain à manager de terrain.
D’un autre côté, certains managers se positionnent comme des pilotes d’unité de production. Ils choisissent les outils du même catalogue et les déploient dans une optique de rationalisation de la production. Les propriétés analytiques du SMAC sont ici privilégiées. Ils s’installent dans leur bureau devenu un cockpit pour diriger l’unité via des indicateurs. Les managers de proximité sont alors là pour remonter l’information via ces outils digitaux qui s’incrémentent automatiquement dans des tableaux de bord. « En 5 minutes, il a pu piloter son UO et relever les points critiques par UT » (récit de terrain). Le mouvement vers le terrain s’est atrophié : « Finalement aujourd’hui, me dit-il, je vais sur le terrain plus par obligation ou opportunismes pour des visites de sécurité par exemple. » (Récit de terrain). Les MIPI gagnent du temps sur leur déplacement physique sur le terrain pour piloter la production. La mobilité spatiale de ces MIPI est devenue virtuelle, tournée vers le pilotage à distance de la production. Leur identité professionnelle évolue dans ce cas-là vers le pilotage d’une usine rationnelle. « Dans une usine rationnelle (…) on devrait avoir un gars qui a des chiffres, juste des chiffres. » (récit de terrain).
Conclusion
En quoi l’usage des technologies digitales participe-t-il à l’évolution des mobilités spatiales de ces managers ? Le MIPI se positionne finalement sur un continuum entre semi-sédentarisme et d’un semi-nomadisme. La semi-sédentarité se caractérise ainsi par un ancrage fort au bureau, appuyé par les propriétés analytiques et de remontées d’information favorisées par le digital. Le semi-nomadisme du MIPI se retrouve dans son équipement « léger » tel que la tablette favorisant la mobilité physique au sein du site, l’ancrage à un ou des lieux est quant à lui secondaire.
Tableau 2: Caractérisation des mobilités spatiales chez le MIPI avec le digital
Le déplacement physique ne conditionne pas la mobilité spatiale. Dans le cas du manager intermédiaire sur site de production, le semi-sédentaire privilégie les mobilités spatiales virtuelles. Les technologies digitales participent à cette évolution par la création d’un nouveau territoire virtuel. Le manager l’utilise soit comme moyen en tant que lieu de passage d’informations (semi-nomadisme), soit comme nouveau territoire investi comme finalité au pilotage de production (semi-sédentarité).
[1] « the so-called Industry 4.0 is characterised by linking the multiplied distributed artificial intelligence and by making it available to the human operator »
Bibliographie
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Dietrich, A. (2009). Le manager intermédiaire ou la GRH mise en scène. Management & Avenir, 21(1), 196.
Dudézert, A. (2018). La Transformation digitale des entreprises. (La Découverte, Éd.).
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Liao, Y., Deschamps, F., Loures, E. de F. R., & Ramos, L. F. P. (2017). Past, present and future of Industry 4.0 – a systematic literature review and research agenda proposal. International Journal of Production Research, 55(12), 3609‑3629.
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Vásquez, C. (2013). Devenir l’ombre de soi-même et de l’autre. Réflexions sur le shadowing pour suivre à la trace le travail d’organisation. Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels, Supplément(HS), 69‑89.
Vial, G. (2019). Understanding digital transformation: A review and a research agenda. Journal of Strategic Information Systems, 28(2), 118‑144.
Crédits
Nous souhaitons remercier notre entreprise d’accueil en CIFRE pour son soutien financier et pour l’accès au terrain ainsi que l’ensemble des enseignants-chercheurs de la chaire MAI de l’IAE Paris-Sorbonne.