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Mohamed Benabid
- Membre-fondateur (bénévol) de l'institut marocain d'intelligence stratégique (imis.ma)
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Dans toute gestion de crise, le dispositif d’alerte s’appuie sur un double processus, décisionnel d’uncôté, communicationnel de l’autre. Pour le deuxième volet qui nous intéresse présentement, celui de la communication, ses enjeux sont bien documentés en sciences de l’information et de gestion ainsi que par la réalité empirique. Et ce même, s’il n’existe pas de réponse toute faite, avec des cadres d’analyse interdisciplinaires, à l’intersection de déterminants en relation avec la société ou l’individu, et à chercher tant dans les travaux sur la psychologie des foules (Le bon, 1900), la théorie des usages et gratifications (Ruggiero, 2000), que celle des « événements focalisateurs » (Birkland, 1968).
Mais tout d’abord de quoi parle-t-on. Du point de vue conceptuel, la communication de crise n’a pas toujours été simple à stabiliser, et encore moins ces dernières années avec de nouveaux ancrages disciplinaires comme pour la recherche sur la communication dite sensible, courant auquel la communication de crise est désormais rattachée (et qui regroupe d’autres concepts comme la communication sur les risques ou encore la communication d’acceptabilité, notamment).
Au cours de ces dernières années, les préoccupations autour de la communication de crise ont beaucoup focalisé sur le sujet des fake news. Au point même parfois de ravir la vedette aux urgences sanitaires, comme pour l’épidémie Ebola, où flot d’informations imprécises et fausses émanant de toute part ont semé la panique parmi les populations. On le sait, la même dérive est constatée sur le Covid19 avec pour effet collatéral de la pandémie, une flambée de désinformation (information intentionnellement fausse) et de mésinformation (information fausse par négligence), au point d’inquiéter l’OMS qui a mis en garde contre ce qu’elle qualifie désormais « d’infodémie ».
La fiabilité de l’information et des sources n’est pourtant pas l’unique défi de la communication de crise, qui doit chercher à la fois à rassurer, légitimer l’action publique, désinhiber les perceptions de vacance de pouvoir, et par rapport à un objectif qui lui est consubstantiel, à induire un comportement donné. Sur ce dernier registre, le respect du confinement, par exemple, semble figurer en tête des priorités.
Boucle de rétroaction
Dans la foulée, une petite déconstruction d’une idée reçue : la communication de crise est plus que de la communication pendant la crise. Elle correspond plutôt à l’organisation de la communication sur une réalité sociale autour de la crise. Cette réalité s’appuie sur une dynamique cognitive complexe influencée par les modes de consommation et de traitement de l’information par un individu ou un groupe d’individus. Dans le cas du Covid 19, par exemple, la perception du risque ne sera jamais la même pour tout le monde, car elle intègre des variables culturelles, rationnelles, expérientielles, etc…Dès lors, les messages de la communication de crise ne sont jamais à sens unique, mais s’inscrivent dans une boucle de rétroaction entre leurs producteurs et leurs récepteurs.
Puisqu’elle peut contribuer à surestimer ou au contraire à sous-estimer la perception d’un risque, cette question du processus d’interaction informationnelle est restée un défi permanent en gestion/communication de crises, acculant souvent à croiser les variables pour améliorer la compréhension. Qu’il s’agisse d’explorer l’influence du contenu de la communication, de la dynamique des flux informationnels, du profil des publics/parties prenantes engagés, ou encore en passant par le rôle des médias.
Ce chassé-croisé entre différents prismes d’analyse doit rester permanent pour quiconque veut interroger l’expérience marocaine actuelle de communication de crise. Expérience qui a connu quelques réussites mais, comme nous le verrons plus loin, ne dédouane pas de la nécessité de recadrages pour pérenniser les actions engagées.
Examinons ce qui s’apparente à la première de ces réussites, celle de la temporalité. Le Maroc a en effet pu négocier sa communication durant toutes les phases de la gestion de crise : pré-crise, réponse à la crise…en attendant de pouvoir se féliciter aussi d’un succès post-crise, à l’issue d’un dénouement que l’on souhaite, croisons les doigts, rapide. L’ancrage disciplinaire autorise d’autres grilles de lecture qui font ressortir une approche en deux temps.
D’abord une première phase qui semble réunir les caractéristiques de la stratégie dite de la « discrétion maitrisée », qui consiste en communication de crise à lâcher progressivement des informations pour ne pas trop déstabiliser la cible, le temps de lui permettre petit à petit de digérer le choc. C’est ce qui a été constaté pour les différents feuilletons du dispositif d’urgence sanitaire (fermeture du ciel aérien, confinement, obligation de port de masques..) communiqués de manière morcelée.
Ensuite une deuxième phase caractérisée par la communication autour de la contribution au Fonds Covid19 et autour de la logistique d’indemnisation des victimes. Cette démarche est assez voisine de la stratégie dite de « reconstruction », à une nuance près toutefois : la dimension assomption de responsabilité n’y figure pas comme pour la stratégie éponyme. Ce qui en somme est normal, vu le caractère inédit de la crise et ses faits générateurs.
Communication narrative
Plus intéressant, il est permis aussi de déceler l’expérimentation implicite d’actions contextualisées de communication de crise, à travers des formes narratives et visuelles de messages où l’objectif est d’inciter de manière ludique, pédagogique, au confinement. Ces approches semblent également destinées à convaincre l’opinion que les pouvoirs publics sont dignes de confiance. Parallèlement aux campagnes mobilisant, des prescripteurs (artistes, sportifs, ect), les vidéos montrant, la très désormais populaire, pour ne pas dire iconique, caïda Houria, un agent d’autorité, haranguant les foules à Safi, ou celles des images de policiers nourrissant des chats à Tanger, mettent en perspective ces séquences archétype. Conformément à la grille de la théorie de la narration, ce type de récits est paré de vertus pour l’efficacité des messages de communication, en ce sens qu’il se traduit par un engagement émotionnel fort chez la population.
Le chapitre de la communication autour de la Chloroquine est tout aussi instructif. Force est de constater que le dossier n’a aucun moment pris les tournures de problème public ou de crise politique comme en France ou, dans une moindre mesure, aux Etats-Unis. Le ministère de la Santé a communiqué rapidement ses choix thérapeutiques sans qu’aucune polémique ne s’en suive. A première vue, il est tentant d’y déceler les symptômes stéréotypés d’une opinion passive et docile. En réalité, en l’absence de certitude scientifique, la société marocaine n’élude sans doute pas la question des risques thérapeutique. En laissant de côté l’arrière-plan des batailles de validation des protocoles, et considérant que le pays n’avait pas à attendre une issue hypothétique du débat, elle a cependant délégué la responsabilité de l’arbitrage bénéfice-risque à l’Etat en qui elle continue d’avoir confiance. Quitte à défier l’agenda-médiatique Nord-sud dominant !
Cette confiance s’est sans doute nourrie du bilan de la gestion marocaine du Covid19, laquelle a connu un plébiscite international. La ligne de commandement a il est vrai veillé dès le départ à déployer une organisation irréprochable entre les différentes structurées hiérarchises, tant au niveau central ou local.. Là aussi la caution royale a joué un rôle décisif, donnant cops à la qualité du travail en réseau et permis de prévenir les frictions qu’auraient pu provoquer certains chevauchements juridictionnels.
La communication de crise qui a elle aussi surfé sur la dynamique et la mobilisation a eu des effets immédiats pour certaines sphères publiques. Si les procédures pour des équipes rodées comme celles de l’intérieur ne souffrent aucune réserve, un autre département au premier front de la pandémie, celui de la Santé, a pu éviter une situation chaotique, ayant à expérimenter précipitamment de nouveaux habits de communication et se réorganisant rapidement, pour rattraper les lacunes de ses structures de routine. L’un des effets les plus spectaculaires aura été une réactivation des comptes officiels, jusque-là en hibernation, sur les réseaux sociaux, désormais l’un des canaux privilégiés de communication.
Public actif et passif
En dépit des réussites négociées les premiers jours, le déploiement de la stratégie de communication de crise sous son format actuel pourrait s’avérer avec le temps perfectible. Si une introspection s’impose elle doit conduire à s’interroger sur ce qui compte vraiment : rassurer et continuer de convaincre la population de rester chez elle car il n’existe pas d’autres alternatives pour l’heure. Ces messages doivent, plus que toute autre chose, retenir l’attention ou faire saillance pour reprendre la terminologie de l’indémodable modèle de Mitchell et al. (1997) sur les parties prenantes.
Pour ne considérer que le confinement, si la population respecte dans l’ensemble les mesures, il convient d’admettre que le message de sensibilisation n’est pas audible partout dans le pays comme en témoignent les derniers chiffres relatifs aux infractions, plus de 36.000 personnes ayant été interpellées à date du 15 avril pour violation de l’état d’urgence sanitaire.
Un premier axe de recadrage porte à considérer qu’il n’existe pas un seul public mais plusieurs. En droite ligne des approches contemporaines de la communication de crise (voire de la communication tout court), le concept de public actif et passif revêt une importance particulière, car il renseigne sur les gisements d’amélioration possible en matière de ciblage des audiences. La première catégorie, plus avertie, mérite un plus grand engagement de la part du communicant, car elle peut faciliter la mobilisation en partageant des informations importantes tout au long du processus de gestion de crise. Les médias s’inscrivent parfaitement dans ce rôle, mais il convient de réfléchir aussi à des formes de mobilisations (via les associations de quartier par exemple) à déployer dans quartiers populaires et à forte densité de manière à obtenir un meilleur engagement des citoyens.
Une deuxième consiste à s’arrêter sur le contenu même de la communication. Puisqu’il suppose des éléments de persuasion, le message requiert de la crédibilité et de la cohérence. Malheureusement, ce dernier critère n’a pas été totalement respecté comme pour le sujet des 100.000 kits de dépistage en provenance de Corée du Sud. L’information s’appuyant sur un communiqué du comité de veille avait été éventée précocement par les médias, qui étaient dans leurs rôles. Le département de la santé a commencé par infirmer avant d’admettre s’être trompé d’appréciation et confirmer l’existence du marché des 100.000 kits.
A la décharge de la communication officielle de crise, le troisième axe relève de la sphère privée et ne concerne pas une dimension sanitaire. Pour rappel, le plan de relance économique et social prévoit une série de mesures dont, en première ligne, un accompagnement financier pour les entreprises et ménages en difficultés. Pour rassurer la population, l’état d’avancement et de déploiement du dispositif, en grande partie pris en charge par les banques, doit être communiqué régulièrement. C’est un signal important pour la phase de reconstruction.
Enfin, le quatrième et dernier axe porte sur la qualité de la communication numérique. Portée par les réseaux sociaux, tout particulièrement, la communication de crise est challengée par les exigences d’audiences très fragmentées. Cette hétérogénéité est d’ailleurs présentée comme l’une des principales difficultés de la communication de crise en ligne. Elle explique également les difficultés à négocier le web en tant que véritable espace public. Le profil de ces cibles incite à adopter des aptitudes conversationnelles/échanges, non pas de diffusion, mais plutôt de communication pluridirectionnelle, plus en phase avec les environnements interactifs contemporains. Dans les développements en sciences de l’information, l’accent n’est même plus mis sur la communication linéaire, mais sur celle en réseaux. Là aussi il est permis de s’interroger si le format statique et linéaire du débrief, visio-conférence de presse hebdomadaire du porte-parole du ministère de la santé est toujours en phase avec les attentes ?
Il faut se rendre à l’évidence, toute mobilisation ne supprimera jamais l’aléa qui pourra survenir à n’importe quel moment et continuera de compliquer les connaissances à maitriser, par conséquent les formules idéales de communication de crise, sur un sujet mouvant par excellente. Par exemple, il a suffi qu’un « cygne noir » survienne le 14 avril à Fès avec des contaminations en cascade à partir d’un centre commercial, pour être tenté de relativiser la portée des premières victoires. Pour autant, il ne faut pas baisser les bras et ré-éssayer encore et encore…
Bibliographie
Mitchell, R.K., Agle, B.R., and Wood, D.T. (1997) Towards a theory of stakeholder identification and salience: defining the principal of who and what really counts. Academy of Management Review, 22, 853–886.
Birkland, T. A. (1998) Focusing events, mobilization, and agenda setting. Journal of Public Policy 18(1), 53–74.
Coombs, W. T., & Holladay, S. J. (2007). The negative communication dynamic: Exploring the impact of stakeholder affect on behavioral intentions. Journal of Communication Management, 11(4), 300-312.
Le Bon, G. (1900). Psychologie des foules. F. Alcan.
Ruggiero, T. E. (2000). Uses and gratifications theory in the 21st century. Mass Communication & Society 3(1), 3-37
Westphalen, M. H., & Libaert, T. (1997). La communication externe de l’entreprise. Dunod.