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Emmanuelle Garbe
- IAE de Paris
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Introduction
D’abord considérée comme un phénomène de mode, la digitalisation devient aujourd’hui un véritable sujet pour les entreprises. Nouvelle révolution pour certains ou simple évolution pour d’autres (Valenduc et Vendramin, 2017), il n’en reste pas moins que la digitalisation ouvre des enjeux tant technologiques que sociétaux ou organisationnels (Reis et al., 2018). Ainsi, si l’ampleur de ces changements est débattue, le fait que la digitalisation ouvre des « nouveaux possibles » (Dudézert, 2018) devient de plus en plus partagé. La maturité des organisations sur le sujet est cependant très variable, allant de la simple introduction de quelques outils jusqu’au remaniement de tous les processus. Quel que soit le degré de maturité, ces évolutions ne peuvent uniquement se faire par les outils digitaux, mais nécessitent aussi de revoir les fonctionnements existants, les postures et les modes de gouvernance (Autissier et al., 2014 ; Galindo et al., 2019).
Les salariés sont au centre de ces changements, en tant que concepteurs, utilisateurs, mais aussi porteurs de ces transformations. Plus particulièrement, la digitalisation rebat les cartes de la définition des compétences. Ainsi certaines compétences jusqu’à présent recherchées deviennent obsolètes tandis que de nouvelles attentes en matière de compétences tendent à se dessiner.
Ce phénomène est très prégnant dans les usines où la digitalisation induit un changement majeur en matière d’organisation de la production, notamment du fait de l’automatisation accrue des processus industriels (Bughin et al, 2018). Se pose alors la question du devenir des salariés dans les usines et plus particulièrement des opérateurs sur machine, ceux dont le travail consiste à préparer puis travailler sur des machines de plus en plus autonomes (tourneur, fraiseur, ajusteur, brocheur…). C’est sur ce sujet que se penche cette recherche qui, en s’appuyant sur une étude qualitative menée dans le secteur industriel, s’interroge sur l’évolution des compétences des opérateurs sur machine dans le contexte d’automatisation des processus de production et sur la gestion de cette évolution au sein des usines.
Revue de la littérature
Digitalisation et compétences
La littérature interroge largement les effets de la digitalisation sur les compétences des salariés en entreprise. Mais parler des « salariés » comme un terme générique colle relativement peu à la réalité empirique tant les effets de la digitalisation sont nombreux et différents en fonction des populations étudiées (Cardon et Casilli, 2015). Dans son rapport de 2015, la Open society Foundation (2015) indique que la digitalisation tend à polariser le marché du travail avec, d’une part, un accroissement des emplois à la fois très peu qualifiés et faiblement rémunérés et des emplois haut de gamme très bien rémunérés et, d’autre part, la réduction des emplois peu ou moyennement qualifiés. Cette polarisation transforme ainsi l’organisation du travail et, par voie de conséquence, la demande de main-d’œuvre et les compétences requises en situation de travail (Jepsen et Drahokoupil, 2017).
Le secteur industriel est l’un des premiers à observer les effets de la digitalisation sur les compétences des salariés. Dès les années 1960, l’automatisation vient, en effet, bouleverser les processus de production et impacte directement les compétences nécessaires au processus de production. Les recherches foisonnent notamment sur les effets de l’arrivée de la machine à commande numérique sur le travail des opérateurs sur machine avec, toutefois, des conclusions assez différentes. Si pour certains, ces machines induisent une déqualification de l’opérateur (Braverman, 1974 ; Noble, 1984), pour d’autres l’arrivée de ces machines s’insère dans un contexte de changements technologiques rapides qui supposent une montée en compétences des opérateurs (Abernathy et al., 1983 ; Graham et Rosenthal, 1985). Plus récemment, Bughin et al. (2018) indiquent que l’automatisation des usines induit une transformation profonde des compétences mobilisées par les opérateurs sur machine et préconisent aux entreprises industrielles de réaliser « des changements organisationnels majeurs » afin de ne pas louper le virage de la digitalisation. Il faut dire que la généralisation des pratiques de « closed door machining », processus de fabrication visant à limiter au maximum l’intervention humaine par l’utilisation de machines capables d’enchaîner des phases d’usinage en continu a, en quelques années, complètement transformé, à nouveau, le travail industriel (Bidet-Mayer et Toubal, 2016). Force est donc de constater, une transformation permanente du monde industriel et une évolution des compétences attendues de la part des opérateurs.
La gestion des compétences, un enjeu central en matière d’accompagnement de la digitalisation
Face à ces changements, les enjeux en matière de gestion des compétences sont nombreux, en particulier pour les opérateurs sur machines : recrutement, carrière, gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), etc. La fonction RH a d’ailleurs largement pris conscience du rôle qu’elle a à jouer pour anticiper les changements et éviter « la casse » (Coron et al, 2019). Pour autant, malgré une réelle volonté de la DRH de se saisir du sujet, il subsiste encore un écart non négligeable entre la politique RH ou la volonté d’agir, d’une part, et les pratiques RH réellement mises en place, d’autre part (Galindo et al., 2019).
Les conséquences de la digitalisation sur les compétences des opérateurs sur machine restent donc encore difficiles à anticiper tant les effets de la digitalisation sur les métiers de la production, mais aussi sur les pratiques RH de gestion des compétences restent difficiles à cerner.
Résultats proposés
En nous appuyant sur une étude qualitative réalisée au sein de la société Safran Aircraft Engines (SAE), notre recherche propose d’interroger les effets de l’automatisation accrue des processus industriels sur les compétences des opérateurs sur machine et montre, à travers trois questions, que ces effets sont ambigus.
L’homme au service de la machine ou la machine au service de l’homme ?
Tout d’abord, si l’automatisation rend le travail sur machine plus agréable et ergonomique en supprimant certaines tâches pénibles et répétitives, elle tend cependant à faire de l’homme une ressource au service de la machine. Ainsi alors que les opérateurs étaient initialement considérés comme des « sachants » dotés d’un savoir-faire longuement acquis par l’expérience et le maniement des outils, ils se voient aujourd’hui changer de posture. L’automatisation des processus de production induit, en effet, une transformation profonde du métier d’opérateur sur machine et de nouveaux rôles dans les usines. Ainsi, l’opérateur ne produit plus ; il répond aux sollicitations de la machine qui, elle, produit. Plus précisément, il est demandé aux opérateurs de veiller à ce que les machines fonctionnent en continu, en répondant le plus rapidement possible à leurs « appels » et à leurs « demandes ». Ce changement de posture n’est cependant pas anodin et interroge la relation homme-machine dans l’usine. Ainsi, dans l’usine digitalisée, l’opérateur contrôle mais aussi assiste la machine : il veille à ce qu’elle « ne manque de rien » et « n’attende pas » afin de maximiser les cadences de production.
Compétences : vers une dichotomie des profils ?
Nos données confirment, par ailleurs, le phénomène de polarisation des compétences tel que présenté dans la littérature, et ce au niveau des métiers d’opérateurs sur machine. Elles mettent en évidence le développement d’un nouveau métier d’opérateur très qualifié à qui il est demandé de piloter et de contrôler les machines. Il revient, en effet, à ces profils très qualifiés de comprendre le fonctionnement des machines, mais aussi de savoir gérer et anticiper les difficultés rencontrées sur les lignes de production. Pour ce faire, ces opérateurs doivent être capables de réaliser une première analyse des données produises par les machines. Une maîtrise des premières « briques de compétence » relatives à la collecte et l’analyse des datas est donc attendue, de même qu’une compréhension du fonctionnement premier des machines complexes. Ces compétences nécessitent cependant une certaine appétence voire connaissance du fait digital, loin d’être maîtrisée par tous.
L’automatisation induit, par ailleurs, le développement d’un second profil d’opérateur, beaucoup moins qualifié, à qui revient la charge d’assurer l’opérationnalité des machines. Ainsi, il est demandé à ces profils peu qualifiés d’équiper les machines des outils nécessaires à la production et de nettoyer les machines une fois leur cycle de production terminé.
Deux profils relativement opposés émergent donc, avec d’un côté des « super opérateurs » très qualifiés à qui revient la tâche de « piloter » et « comprendre » les machines et de l’autre des « opérateurs à tout faire » à qui revient la tâche de répondre aux besoins de celles-ci. Le métier d’opérateur tend donc à se scinder en deux : tandis que les profils très qualifiés et peu qualifiés se développent, on observe en parallèle l’apparition d’un creux au niveau des besoins de qualification médians.
Quelle gestion des compétences par les RH ?
Les évolutions constatées interrogent bien évidemment les responsables RH tant sur la gestion des compétences actuellement disponibles dans les usines que sur leurs évolutions futures. Deux sujets émergent plus particulièrement.
Tout d’abord, l’anticipation des besoins en compétences de demain et donc des profils recrutés aujourd’hui. Nos résultats montrent que les RH sont confrontés à deux difficultés. Premièrement, face à la montée en compétence observée de certains profils d’opérateurs, les RH tendent à monter leurs exigences en matière de recrutement : les nouveaux entrants sont généralement plus familiers avec le digital et, surtout, davantage diplômés que leurs aînés. Cela pose cependant la question de la gestion de carrière de ces profils qui tendent en l’état actuel à « s’ennuyer en poste ». Ainsi, si l’anticipation des besoins en matière de compétences incite RH et managers à recruter des profils davantage qualifiés que par le passé, la réalité de la production, tend à rappeler que l’usine du futur est un processus d’évolution continue et que le quotidien des opérateurs de production reste parfois encore éloigné de ce qu’il sera demain. Deuxièmement, la polarisation des compétences et le développement de profils très peu qualifiés collent particulièrement mal aux profils recrutés aujourd’hui. Ainsi, il semble difficile de demander à un collaborateur diplômé d’un bac+2 et déjà familiarisé avec le digital d’équiper ou de nettoyer des machines.
Le second sujet est celui de la gestion de l’évolution professionnelle des opérateurs en poste depuis plusieurs années. Il s’agit plus particulièrement de déterminer vers quels profils (très qualifiés versus non qualifiés), ces collaborateurs pourraient être amenés à évoluer. L’évolution vers un profil peu qualifié pouvant être vécu comme un déclassement constitue évidemment un sujet sensible. Mais l’évolution vers un profil très qualifié n’est pas forcément évidente non plus. L’appétence pour le digital étant loin d’être innée, nombreux sont, en effet, les opérateurs, pourtant expérimentés, à nier ou à résister à toute évolution potentielle de leur poste. Les plus à l’aise du point de vue du digital peuvent, de leur côté, être découragés par les modules de formation nécessaires à l’accession à des postes plus qualifiés.
La gestion des compétences des opérateurs reste donc un enjeu majeur pour les RH qui, compte tenu des évolutions en cours ou à venir, ont pour mission d’anticiper les besoins des sites de production en matière de compétences, mais aussi de faire correspondre ces besoins aux attentes des anciens et nouveaux collaborateurs.
Discussion
Les apports de cette recherche sont de plusieurs ordres. Empirique tout d’abord, en donnant notamment la parole à une population relativement peu présente dans la littérature académique et professionnelle : les opérateurs sur machine. Notre travail s’appuie en effet sur une série d’interviews menées notamment auprès d’opérateurs sur machine. En les interrogeant sur les effets de l’automatisation des processus industriels sur leur travail, notre recherche permet de mieux comprendre l’évolution actuelle de leur métier.
Par ailleurs, en posant la question du devenir des compétences de ces travailleurs, notre recherche ouvre un débat de société sur l’évolution du travail en usine, particulièrement pour les travailleurs peu qualifiés. Bien qu’elle ne prétende pas répondre à ce débat, elle montre que le sujet est complexe et que les responsables RH s’interrogent encore sur les pratiques à mettre en œuvre pour accompagner certaines populations de travailleurs dans le processus de digitalisation de leurs métiers.
Les apports de cette recherche sont méthodologiques ensuite. En écoutant et en comparant les points de vue des opérateurs sur machines d’une part et celui des responsables RH et du management d’autre part, notre recherche propose un double niveau d’analyse des effets de l’automatisation sur les compétences dans les usines, en regardant à la fois le point de vue de l’individu et celui de l’organisation.
Bibliographie
Abernathy W., Clark K. & Kantrow A. (1983). Industrial Renaissance, New York, Basic Books.
Autissier,D., J. Johnson K. & Moutot J. (2014). La conduite du changement pour et avec les technologies digitales. Question(s) de management, 7(3), p. 79-89. https://doi.org/10.3917/qdm.143.0079
Bidet-Mayer, T., & Toubal, L. (2016). Travail industriel à l’ère du numérique : se former aux compétences de demain. Presses des Mines-Transvalor.
Braverman H. (1974). Labor and Monopoly Capital: The Degradation of Work in the Twentieth Century, New York: Monthly Review Press.
Bughin, J., Hazan, E., Lund, S., Dahlström, P., Wiesinger, A., & Subramaniam, A. (2018). Skill shift: Automation and the future of the workforce. McKinsey Global Institute. McKinsey & Company.
Cardon, D., & Casilli, A. (2015). Qu’est-ce que le digital labor ? Ina.
Coron, C., Franquinet, A., & Noël, F. (2019). DIGITAL et RH : Les 4 défis stratégiques : disruption, marchandisation, collaboration, robotisation. Vuibert.
Dudézert, A. (2018). La transformation digitale des entreprises. Repères La Découverte.
Galindo, G., Garbe, E., & Vignal, J. (2019). Des idéaux à la réalité de l’accompagnement de la GRH dans la digitalisation : le cas d’une entreprise industrielle. @ GRH, (1), 11-46. https://doi.org/10.3917/grh.191.0011
Graham, M. B., & Rosenthal, S. R. (1986). Flexible manufacturing systems require flexible people. Human Systems Management, 6(3), 211-222. https://doi.org/10.3233/HSM-1986-6304
Jepsen, M., & Drahokoupil, J. (2017). The digital economy and its implications for labour. 2. The consequences of digitalisation for the labour market. https://doi.org/10.1177/1024258917714659
Noble D.F. (1984). Forces of Production: A Social History of Industrial Automation, New York: Alfred A Knopf.
Open Society Foundation (2015). Technology and the future of work: the state of the debate, avril 2015. https://www.opensocietyfoundations.org/publications/technology-and-future-work-state-debate
Reis, J., Amorim, M., Melão, N., & Matos, P. (2018). Digital Transformation: A Literature Review and Guidelines for Future Research. In: Rocha, Á., Adeli, H., Reis, L.P., Costanzo, S. (eds). Trends and Advances in Information Systems and Technologies, p. 411-421. https://doi.org/10.1007/978-3-319-77703-0_41
Valenduc, G., & Vendramin, P. (2017). “Digitalisation, between disruption and evolution”. Transfer: European Review of Labour and Research, 23(2), p.121–134. https://doi.org/10.1177/1024258917701379
Crédits
Nous souhaitons remercier la Chaire ESCP Europe « Une Usine pour le Futur » pour son soutien financier et pour l’accès au terrain qu’elle a permis au sein de chez Safran Aircraft Engines.