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Gilles Paché
(gilles.pache@univ-amu.fr) - Aix-Marseille Université
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S’il faut, malgré le caractère dramatique de la situation actuelle, tirer les premières leçons positives de la pandémie de Covid-19, c’est certainement reconnaître l’abnégation des soignant.e.s, aides-soignant.e.s et personnels d’entretien du système hospitalier français. Voilà qui justifie amplement, chaque soir, des applaudissements nourris aux balcons. Plus largement, la pandémie semble produire dans les esprits une progressive inversion des valeurs : des professions hier peu reconnues, voire méprisées, sont aujourd’hui acclamées. La logistique, démarche de management souvent mal connue, voire mal aimée, n’échappe pas au phénomène. Il suffit pour cela d’écouter les plus hautes instances de l’Etat, au premier rang desquelles le Président de la République, souligner gravement, et de manière récurrente, l’importance capitale des systèmes d’approvisionnement pour combattre la crise sanitaire.
En quelques semaines, la face obscure de la logistique a ainsi laissé place à une face largement plus lumineuse. De quoi enflammer d’ailleurs la présidente de France Logistique dans un entretien accordé à Supply Chain Village le 2 avril 2020 : « Merci à ces hommes et ces femmes de la logistique qui me font penser aux paroles de la chanson de Jean-Jacques Goldman : “ils auraient pu se mettre en retrait, mais ils pensent qu’ils ont un rôle à jouer, oubliant la fatigue, la peur, les heures (…) sans même attendre un merci”. Et pourtant, ces métiers sont si mal reconnus ». Même si seule l’Histoire sera juge d’une réelle transformation en profondeur des esprits, les lignes bougent, et ouvrent des perspectives nouvelles de reconnaissance pour la logistique.
La logistique « face obscure »
Pour le grand public, la logistique renvoie encore trop souvent à quelques instantanés assez négatifs. On pense par exemple à des véhicules de livraison qui polluent les villes et les congestionnent, au moment où la qualité de l’air se présente comme un sujet sociétal majeur, conduisant notamment à la mise en œuvre de « zones à faible émission » (Tögel et Spicka, 2014). On pense encore à des plates-formes de plusieurs milliers de mètres carrés, à l’esthétique parfois douteuse, qui défigurent les paysages périurbains et créent, eux-aussi encombrements et nuisances. On pense enfin, et surtout, aux manutentionnaires et aux préparateurs de commandes de ces mêmes plates-formes, dont l’engagement physique est de plus en plus contraint et douloureux, notamment depuis l’introduction du guidage par commande vocale (Gaborieau, 2012). En bref, une face bien obscure, et un répulsif puissant pour de nombreuses et nombreux étudiant.e.s en management.
La pandémie de Covid-19 a aussi révélé au grand jour une autre face obscure de la logistique : les fameuses « chaînes globales de valeur » (Paché, 2020), ayant transformé la Chine en atelier du monde et rendu l’Europe dépendante de ses approvisionnements, n’ont pu efficacement se mettre en place qu’avec le soutien actif de systèmes logistiques performants, porteurs d’une remarquable coordination de flux spatialement éclatés. L’un des exemples les plus cités est incontestablement celui de la conteneurisation, à l’origine de l’explosion du transport maritime (Levinson, 2011). Après tout, n’est-il pas vrai que le recours à de titanesques porte-conteneurs, conduit à faire tendre les coûts unitaires de transport vers zéro, en transformant une grande partie de notre Planète en un « village consumériste » ? Que l’on pense, par exemple, aux chiffres vertigineux du MSC Gülsün, porte-conteneur pharaonique capable d’acheminer plus de 380 millions de paires de chaussures ou plus de 45 000 véhicules automobiles d’un seul coup. La logistique, bras armé de la mondialisation à outrance, est ainsi pointée du doigt, non sans raisons.
La logistique « face lumineuse »
Covid-19 oblige, le renversement de perspective, en l’espace de quelques semaines, est d’autant plus surprenant. Alors que la pandémie met à mal les systèmes de santé et conduit au confinement de la moitié de l’Humanité, la logistique se présente tout à coup sous les habits du sauveur. Face à l’absence cruelle de masques de protection, des appels au secours des hospitaliers, des médecins libéraux, des personnels d’EHPAD, des forces de l’ordre, des caissiers et caissières de magasin, et tant d’autres ? Qu’à cela ne tienne, une exceptionnelle logistique est déployée en quelques jours, avec l’aide de Geodis, sous la forme d’un exceptionnel « pont aérien » entre la Chine et la France. La peur qui gagne une population confinée de ne plus pouvoir disposer de produits de première nécessité ? Qu’à cela ne tienne, des chauffeurs routiers continuent à approvisionner les grandes surfaces alimentaires, et des livreurs de commerçants en ligne bravent le risque de contagion lors de leurs tournées.
L’héroïsme ordinaire des « premiers de corvée » de la logistique, pour reprendre l’heureuse expression de Chapoutot (2020), est encore plus loué pour les opérations de récupération des déchets, jour après jour. A la grande surprise des éboueurs, ce « lumpenprolétariat » que nous voyons à peine en temps ordinaire, voilà que de multiples mots touchants de remerciement sont déposés sur les poubelles et les bennes à ordure. Comme si, enfin, une Société tournée vers l’hyperconsommation découvrait que cette dernière exige qu’une logistique inverse (reverse logistics) soit mise en œuvre, au risque de voir l’espace urbain envahi de détritus. On pourrait ainsi multiplier les manifestations de reconnaissance à un peuple logistique invisible, et qui permet pourtant de faire face, contre vents et marées, au plus important dérèglement économique et social que notre monde ait connu depuis la Seconde Guerre mondiale. Impensable inversion des valeurs que nul n’aurait pu imaginer il y a quelques mois à peine. Finalement, beaucoup de citoyens prennent conscience pas à pas que la logistique peut être au service de la Société, qu’elle peut être à leur service.
Demain, une chance à saisir pour les entreprises
Simple feu de paille ou profonde transformation des esprits ? Seul l’avenir nous le dira, une fois la crise sanitaire du Covid-19 entrée dans les livres d’Histoire, une fois la « normalité » de la consommation et de la mobilité sans entraves réinstallée dans les économies de marché. Après tout, la France était « tombée en amour », comme le disent si bien les Québécois, avec les forces de l’ordre après les attentats de 2015, avant de s’en prendre violemment à leur intégrité physique pendant la crise des Gilets Jaunes… Si l’inversion des valeurs précédemment évoquée se confirme avec le temps, on peut s’attendre à ce que la logistique, aujourd’hui acclamée, attire de nouveaux talents dans les prochaines années, notamment parmi les jeunes étudiant.e.s à la recherche d’un « autre modèle de vie », et qui auront traversé la crise, à leur corps défendant.
Hyperconnectée via les réseaux sociaux, cette génération découvre en effet, jour après jour, combien les systèmes d’approvisionnement constituent un élément essentiel du combat contre une pandémie telle que le Covid-19, combien les « héros ordinaires » de l’univers de la logistique (au sens large) sont une ressource essentielle pour la Nation. Encore faudra-t-il que les entreprises du secteur sachent tirer bénéfice, le jour d’après, du capital de sympathie accumulé au fil des semaines par cette « logistique lumineuse ». Il serait en effet fâcheux pour elles de dilapider ce précieux capital faute d’une communication adaptée. La balle sera dans leur camp, et de ce point de vue, la crise sanitaire pourrait présenter potentiellement une opportunité inespérée de changer de façon durable les regards portés sur une fonction support absolument essentielle.
Bibliographie
Chapoutot, J. (2020). Pathologies sociales. Paris : Tracts de Crise / Gallimard.
Gaborieau, D. (2012). « Le nez dans le micro » : répercussions du travail sous commande vocale dans les entrepôts de la grande distribution alimentaire. La Nouvelle Revue du Travail, 1. doi: https://doi.org/10.4000/nrt.240
Levinson, M. (2011). The box : comment le conteneur a changé le monde. Paris : Max Milo.
Paché, G. (2020). Logistique de crise. Paris : Tracts de Crise / Gallimard.
Tögel, M. et Spicka, L. (2014). Low-emission zones in European countries. Transactions on Transport Sciences, 7(3), 97-108. doi: https://doi/10.2478/trans-2014-0007