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Romain ZERBIB
(romainzerbib@yahoo.fr) - ICD Business School
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Le coût cognitif invisible du turnover à l’ère de l’automatisation
Le bureau est encore celui du prédécesseur.
Les écrans affichent les tableaux de bord : tout est vert, les alertes sont à zéro, les flux s’enchaînent sans accroc.
Le nouveau manager respire, la prise de poste s’annonce fluide.
Jusqu’à cette réunion de routine.
Un indicateur clignote, le taux de rejet a légèrement augmenté.
Il demande : « Pourquoi ce seuil ? Qui a défini cette règle ? »
Silence. Les regards se croisent. La personne qui savait est partie depuis plusieurs semaines…
Une scène familière. Tout paraît sous contrôle, mais plus personne ne saisit vraiment les fondations. Les procédures sont soigneusement documentées, mais les raisons qui les ont inspirées (les choix, les compromis, les hypothèses de départ) se sont peu à peu diluées, au fil des départs, des mises à jour et des réorganisations.
Résultat : l’organisation continue souvent d’exécuter des logiques dont la cohérence initiale s’est partiellement estompée. Les systèmes fonctionnent, mais sur un mode de plus en plus automatique, progressivement détaché de la compréhension qui leur donnait du sens.
Ce que les tableaux de bord ne montrent pas
L’automatisation est censée permettre à l’entreprise de maintenir une apparente continuité malgré les départs. Mais cette continuité technique masque parfois une discontinuité plus profonde : à chaque rotation de personnel, un peu de compréhension s’évapore.
La mémoire d’entreprise a toujours compté, mais l’automatisation en modifie la nature. Les outils conservent les traces, mais rarement, ou de manière inégale, les raisonnements qui les ont fait naître. Autrefois, la transmission passait davantage par l’observation et l’échange informel : on apprenait en voyant faire, en ajustant ensemble. Aujourd’hui, c’est souvent (mais pas systématiquement) l’inverse : les nouveaux arrivants héritent de procédures déjà paramétrées, sans toujours en maîtriser les logiques. L’organisation conserve le comment, mais perd progressivement l’intention initiale.
Le manager face à une boîte noire
Reprendre un poste, c’est désormais hériter d’un système en grande partie défini par d’autres. Les reportings tournent, les alertes s’affichent, les KPI semblent stables, tout paraît en ordre. Pourtant, derrière cette fluidité, une part croissante des décisions repose sur des algorithmes ou des paramétrages dont la logique initiale s’est éloignée avec le temps.
L’enjeu n’est plus seulement d’assimiler les process, mais de décoder les automatismes, de comprendre les hypothèses et les arbitrages qui ont conduit à chaque seuil ou pondération. Modifier un paramètre peut provoquer un effet domino ; ne rien changer, c’est risquer de prolonger des choix devenus partiellement obsolètes. Une simple règle de réassort ajustée pour réduire les stocks dormants peut, par exemple, déséquilibrer tout un modèle de prévision.
La prise de poste devient alors un exercice d’équilibriste : maintenir la performance tout en reconstruisant la compréhension. Mais si chaque manager se retrouve face à cette boîte noire, même partielle, la question dépasse le seul terrain individuel. Elle devient organisationnelle : comment préserver la compréhension collective ?
Le nouveau coût du turnover : la perte de compréhension
Le turnover ne se limite pas à un coût économique, en particulier dans des organisations fortement automatisées. Au-delà des dépenses visibles – recrutement, formation, perte temporaire de productivité – un coût cognitif s’installe : celui de la compréhension.
Ce coût ne se traduit pas nécessairement par une perte immédiate d’efficacité, mais par une érosion progressive de la compréhension collective. À mesure que les systèmes automatisés exécutent des règles dont la logique initiale s’efface, l’organisation conserve une performance apparente, mais perd la capacité d’en expliquer les fondements. Chaque départ creuse un peu plus l’écart entre ce que l’entreprise fait et ce qu’elle comprend encore d’elle-même.
Comme l’ont montré Polanyi, Nonaka ou Davenport, ce n’est pas l’information qui disparaît, mais la capacité à l’interpréter. L’automatisation amplifie ce phénomène : elle préserve les traces de l’action, mais efface parfois les raisons de l’action.
Quand les savoirs d’articulation s’érodent
Tous les départs n’ont pas le même impact. La perte d’un expert métier ne désorganise pas l’entreprise de la même façon que celle d’un coordinateur, d’un analyste ou d’un concepteur de système. Ce sont souvent ces profils d’articulation – ceux qui relient les règles, les données et les décisions – qui laissent le vide le plus difficile à combler.
Leur compréhension des arbitrages, des exceptions et des interdépendances ne figure dans aucun manuel. Leur départ fragilise ces liens discrets qui assurent la cohérence d’ensemble : un seuil modifié ici, une validation oubliée là… et c’est une logique métier qui se brouille, parfois sans que l’on s’en rende compte.
Ces savoirs d’articulation constituent le ciment invisible des systèmes complexes. Lorsqu’ils s’effritent, tout continue à tourner, mais plus personne ne sait précisément sur quoi repose l’équilibre.
RH et managers : co-gardiens de la continuité cognitive
La performance peut se maintenir, au moins temporairement, même lorsque la compréhension s’amenuise. C’est précisément ce qui la rend trompeuse. Le rôle du DRH ne consiste plus seulement à accompagner les mobilités, mais à préserver une mémoire stratégique vivante, celle qui relie les systèmes à l’intention humaine.
Sans prétendre à l’exhaustivité ni à l’universalité, plusieurs leviers peuvent néanmoins contribuer à préserver cette continuité cognitive.
- Institutionnaliser la passation de logique
À chaque départ, documenter non seulement les tâches, mais les raisons des choix. Organiser de brèves revues de logique entre sortants, entrants et responsables de processus afin d’expliciter les intentions passées. - Former à décoder les systèmes
Intégrer dans les parcours managériaux une formation à la lecture critique des outils algorithmiques : comprendre leurs biais, leurs seuils, leurs logiques d’arbitrage. Ce n’est plus une compétence accessoire, mais une condition de souveraineté managériale. - Ritualiser la révision du sens
Créer des moments où les équipes confrontent stratégie, terrain et données pour vérifier que les indicateurs traduisent encore les priorités réelles.
Ces leviers relèvent moins de la technique que du pilotage de la compréhension collective. Leur mise en œuvre suppose du temps, des arbitrages et une stabilité rarement disponibles en continu ; ils invitent néanmoins le DRH à élargir son rôle, non plus seulement accompagner les effectifs, mais contribuer à la préservation de la continuité cognitive de l’organisation.
Conclusion
Le turnover n’est plus un simple indicateur RH. Il devient un révélateur de cohérence organisationnelle. Dans un univers saturé de données et de processus, la véritable vulnérabilité n’est pas tant la perte d’information que celle de la compréhension.
Préserver la continuité cognitive, c’est veiller à ce que la technologie soutienne la lucidité collective, sans la remplacer. Demain, les entreprises capables de réduire ce coût cognitif ne seront pas seulement plus performantes ; elles seront plus conscientes de la complexité qu’elles ont elles-mêmes créée.
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