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Romain Zerbib
(romainzerbib@yahoo.fr) - ICD Business School
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Face à l’irruption de l’intelligence artificielle et à l’accélération des mutations numériques, de nombreuses entreprises cherchent à tout prix à aligner leurs choix technologiques avec leur stratégie globale – par exemple en exigeant que toute expérimentation IA réponde aux indicateurs de performance existants. Mais ce réflexe, hérité d’un monde plus stable, peut paradoxalement freiner l’innovation, et nuire à la survie de l’entreprise.
Contrairement aux vagues d’innovation précédentes, l’IA agit comme un moteur transversal de transformation : elle bouleverse à la fois les processus internes, les attentes clients et les modèles d’affaires. En accélérant les cycles d’innovation et en accentuant leur incertitude, elle remet en cause les logiques classiques d’alignement et de stabilité stratégique. Ce bouleversement oblige les entreprises à tolérer, par moments, un décalage contrôlé entre vision globale et expérimentations locales, pour ne pas rester prisonnières de modèles en voie d’obsolescence.
L’alignement stratégique : un modèle sous pression
Le cadre proposé en 1993 par Henderson et Venkatraman postulait que l’alignement entre la stratégie métier et la stratégie IT permettait une meilleure exécution, une réduction des frictions opérationnelles, et des gains tangibles en compétitivité. Mais ce modèle reposait sur une hypothèse aujourd’hui contestée : un environnement relativement stable.
Or, l’irruption de technologies comme l’IA générative, l’automatisation à grande échelle ou les plateformes cloud-first bouleversent les cycles d’innovation. Dans ce contexte, l’alignement rigide peut rapidement se transformer en carcan et empêcher l’exploration de modèles émergents ou la mise à l’épreuve d’approches disruptives.
Une étude BCG menée avec le MIT en 2023 montre que les entreprises les plus avancées en matière d’IA ne sont pas celles qui centralisent ou alignent immédiatement leurs initiatives, mais celles qui tolèrent – voire encouragent – des entités autonomes capables d’explorer librement des cas d’usage émergents (AI islands), avant un éventuel alignement progressif.
S’éloigner pour innover
Ce que certains perçoivent comme une incohérence – un désalignement temporaire entre vision business et initiatives technologiques – peut devenir un levier stratégique. Lorsqu’elle est encadrée, cette dissonance crée un espace propice à l’innovation. Elle permet de tester de nouveaux modèles sans attendre qu’ils s’intègrent dans la trajectoire dominante.
C’est précisément ce que Clayton Christensen, professeur à Harvard, a mis en lumière dans Le dilemme de l’innovateur : les entreprises en position de force échouent rarement par incompétence, mais parce qu’elles restent trop focalisées sur l’optimisation de leur modèle actuel. En cherchant à satisfaire en priorité leurs clients les plus rentables, elles investissent dans l’amélioration continue… au détriment de l’exploration de solutions encore marginales mais potentiellement disruptives.
Pendant ce temps, de nouveaux entrants plus agiles, moins contraints par l’héritage organisationnel, explorent des usages alternatifs, parfois encore peu rentables sur des besoins émergents. En testant des approches encore marginales, ils remontent progressivement la chaîne de valeur et finissent par transformer les règles du jeu. C’est exactement ce que l’on observe aujourd’hui avec l’intelligence artificielle : les usages les plus transformateurs émergent souvent en dehors des périmètres traditionnels.
Autrement dit, ce sont parfois des formes assumées de désalignement – des démarches qui s’éloignent volontairement de la norme pour mieux capter les signaux faibles – qui permettent de faire émerger ces innovations de rupture.
Accepter un décalage stratégique temporaire, c’est créer un espace d’autonomie pour expérimenter l’IA autrement, tester des modèles d’affaires encore flous, mais porteurs. Ce choix, s’il est encadré, permet d’éviter l’effet Kodak : l’innovation existe en interne, mais n’est jamais intégrée car elle contredit la stratégie dominante.
Cultiver l’ambivalence stratégique sans perdre le cap
Au lieu d’y voir une incohérence, certaines entreprises choisissent d’assumer cette tension comme une forme d’ambivalence stratégique. Cela suppose cependant de gérer deux dynamiques apparemment contradictoires : avec d’un côté, la performance opérationnelle liée à l’activité existante, et de l’autre, l’exploration libre de futurs possibles, où l’IA, les données et de nouveaux usages redessinent les contours du métier.
Une étude McKinsey de 2022 sur l’impact de l’IA en environnement instable souligne que les entreprises les plus performantes adoptent une logique ambidextre : elles maintiennent l’excellence opérationnelle sur le cœur d’activité, tout en permettant à certaines unités de s’émanciper temporairement du cadre stratégique dominant pour accélérer l’expérimentation.
Cette tension est féconde si elle est pensée comme un équilibre mouvant – une forme d’ambidextie organisationnelle.
Quand est-il opportun de se désaligner ?
Le décalage stratégique ne doit pas être vu comme un relâchement du pilotage, mais comme une tactique temporaire, délibérée et structurée, visant à encourager l’exploration sans ébranler les fondations de l’organisation.
Encore faut-il distinguer deux formes de désalignement. Le premier, volontaire, temporaire et encadré, répond à une logique d’exploration stratégique : c’est lui qui permet d’initier des usages nouveaux sans fragiliser l’ensemble. Le second, plus diffus, subi ou mal piloté, engendre des frictions internes, renforce les silos, et peut conduire à une perte de cohérence.
Cette distinction rejoint l’idée de « déviance organisationnelle positive » : lorsqu’elle est assumée, encadrée, et temporaire, la sortie du cadre peut devenir un levier de régénération stratégique. C’est pourquoi ce type de manœuvre ne peut réussir qu’à trois conditions : une intention claire, un cadre temporel défini, et un mécanisme explicite pour reconnecter ces initiatives à la trajectoire globale.
Trois contextes où le décalage stratégique devient un levier
- Explorer de nouveaux modèles IA sans inertie
Certaines entreprises ont créé de véritables zones franches d’innovation : des labs IA autonomes, volontairement déconnectés des processus classiques. Libérés des contraintes immédiates de rentabilité ou de conformité aux SI historiques, ces laboratoires testent des usages émergents de l’IA générative ou du machine learning. - Piloter une transformation profonde (fusion, acquisition, restructuration)
Dans ces phases de transition, vouloir tout aligner d’emblée – objectifs, systèmes, cultures – peut créer plus de frictions que de synergies. Mieux vaut parfois préserver temporairement l’autonomie de certaines entités pour maintenir leur capacité d’innovation. - Réagir à un environnement incertain et instable
Face à des marchés volatils, certaines entreprises assument des désalignements internes maîtrisés. Elles autorisent des équipes autonomes à tester rapidement de nouvelles fonctionnalités, technologies IA ou propositions de valeur, sans attendre une validation stratégique complète.
Gérer la dissonance : entre liberté et garde-fous
Le décalage stratégique n’est ni une mode ni une dérive : c’est un outil de gouvernance. Mais mal géré, il peut générer des effets secondaires néfastes : silos, double discours, tensions paradoxales, perte de sens. Pour éviter cela :
- Fixer un cadre temporel clair à l’expérimentation.
- Maintenir un lien stratégique transverse, même si la trajectoire locale s’en écarte.
- Prévoir un mécanisme explicite de réintégration : évaluation régulière, critères de passage à l’échelle… ou d’abandon.
Penser l’alignement comme un cycle, pas comme une injonction
L’alignement stratégique reste un repère essentiel dans les environnements stables. Mais à l’ère de l’IA et des disruptions continues, il peut paradoxalement devenir un frein. Rompre temporairement avec ce cadre, c’est accepter la complexité, l’ambivalence — et surtout, la transformation.
Certaines entreprises y parviennent en assumant un écart temporaire et contrôlé avec la norme, non pour rompre avec la stratégie, mais pour mieux la réinventer. Cette posture ouvre un espace d’exploration stratégique. Mais elle comporte aussi des risques : les tensions paradoxales qu’elle génère – entre exploration et exploitation, entre innovation et conformité – peuvent engendrer des tensions internes, voire une désynchronisation organisationnelle.
D’où l’importance d’un pilotage exigeant, d’un cadre clair, et de garde-fous explicites. Le désalignement ne crée de valeur que s’il prépare un nouveau cycle d’alignement : plus fertile, plus agile, et résolument tourné vers l’avenir.
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