Citation
L'auteur
Philippe JEAN-BAPTISTE
(philippejb@icloud.com) - LEST - Laboratoire d'Économie et de Sociologie du Travail UMR 7317 I CNRS – Aix Marseille Université - ORCID : https://orcid.org/0000-0003-0656-7588
Copyright
Déclaration d'intérêts
Financements
Aperçu
Contenu
Cette article s’inscrit dans la série L’intelligence artificielle en action, initiée par l’article « Voir comme une machine », qui analysait les promesses et limites de la reconnaissance d’image et posait les bases d’une lecture managériale des capacités de l’IA (Jean-Baptiste, 2025). Ici, nous passons de la vision à l’écoute : que comprend véritablement une machine lorsqu’elle « entend » ?
Les assistants vocaux, les plateformes de sous-titrage automatique, les outils de transcription, ou encore les dispositifs de commande vocale en entreprise témoignent de la généralisation rapide de la reconnaissance vocale dans nos usages quotidiens.
Amazon Alexa, Google Assistant, Apple Siri, ou plus récemment les modèles comme Whisper d’OpenAI, sont devenus des interfaces d’interaction avec les machines presque aussi naturelles que la parole elle-même. Cette capacité à « écouter » et à transcrire la voix humaine en texte exploitable constitue l’une des plus grandes avancées de l’intelligence artificielle au cours des dix dernières années (Radford et al., 2022).
Mais que comprend véritablement une machine lorsqu’elle « entend » ? La reconnaissance vocale actuelle repose sur des algorithmes d’apprentissage profond (deep learning) entraînés sur des milliers d’heures d’enregistrements vocaux, souvent en lien avec de puissants modèles de langage. Ces sytèmes n’écoutent pas à la manière d’un être humain : ils traitent des ondes, découpent des phonèmes, anticipent des séquences de mots à partir de probabilités statistiques (Hannun et al., 2014). Ils peuvent retranscrire un discours avec une grande précision, mais sans en saisir ni le contexte, ni les sous-entendus, ni les émotions implicites.
Cette dissociation entre performance technique et compréhension réelle devient particulièrement critique dans les environnements professionnels. En entreprise, les technologies vocales sont utilisées pour automatiser des tâches administratives, enregistrer des résunions, produire des synthèses ou même évaluer l’engagement de collaborateurs à partir de leur intonation (Garg et al., 2021). Or, ces usages ne sont pas neutres. Ils modifient les interactions, les rôles, et les perceptions du travail bien fait – notamment lorsqu’un manager s’appuie sur des transcriptions automatisées pour piloter ou évaluer.
Par ailleurs, la question de la surveillance vocale soulève des débats éthiques majeurs. L’enregistrement constant d’interactions humaines dans le but de les analyser, les classer ou les monétiser (comme c’est le cas dans certains centres d’appel ou outils RH) interroge la frontière entre assistance technologique et intrusion invisible. La parole debvient un signal exploitable, parfois hors du contrôle de son émetteur, ce qui transforme en profondeur les conditions de la communication en milieu professionnel (Zuboff, 2019).
Cet article vise à explorer les usages actuels de la reconnaissance vocale, à en analyser les limites cognitives et sociales, et à discuter les implications managériales de cette nouvelle forme d’écoute algorithmique. Il s’agit non seulement de comprendre ce que peut une machine qui écoute, mais aussi ce que cela change dans la posture, les compétences et les responsabilités des managers.
Assistants vocaux et vie quotidienne : entre confort et captation
Depuis l’émergence de Siri (Apple), Alexa (Amazon), Google Assistant ou encore Bixby (Samsung), les assistants vocaux sont devenus des interfaces omniprésentes du quotidien numérique. Ils permettent d’interagir oralement avec des appareils pour obtenir la météo, contrôler un agenda, piloter un objet connecté ou lancer une requête Internet.
Derrière cette simplicité d’usage se cacje une processus technique sophistique : la voix de l’utilisateur est enregistrée, transmise à des serveurs distants, transcrite en texte, interprétée par un moteur de compréhension du langage naturel, puis traitée pour produire une réponse synthétisée. Ces étapes rendent l’interaction fluide, mais soulèvent d’importantes questions de confidentialité et de gouvernance des données (Lomas, 2019).
Plusieurs scandales ont éclaté à ce sujet, révélant que certaines entreprises employaient des prestataires humains pour écouter des extraits d’enregistrements afin d’améliorer la performance des systèmes, sans en avertir clairement les utilisateurs. L’exemple d’Apple, en 2019, est devenu emblématique : les conversations enregistrées par Siri – y compris des échanges privés – étaient parfois écoutées par des sous-traitants, entraînant une controverse internationale sur la protection de la vie privée.
Siri vous écoute (littéralement) En 2019, une enquête du guardian révèle que des milliers d’enregistrements Siri sont transmis à des prestataires humains pour validation et amélioration du système. Problème : ces conversations contiennent parfois des éléments sensibles (consultations médicales, discussions intimes), captées sans déclenchement intentionnel de l’assistant. Apple reconnaît les faits, suspend temporairement son programme, et revoir sa politique de consentement. |
En entreprise : réunions, pilotage vocal, évaluation de l’engagement
Dans les organisations, la reconnaissance vocale s’invite dans de multiples usages : prise de notes automatisée pendant les réunions, transcription de webinaires, commande vocale d’outils numériques ou encore évaluation de l’engagement à partir de l’intonation (Latif et al., 2022). Ces usages visent à alléger les tâches administratives, améliorer la traçabilité des décisions et optimiser les flux d’information.
Des solutions comme Otter.ai, Fireflies, Descript, ou encore Microsoft Teams Premium proposent déjà la transcription automatique des réunions, l’identification des locuteurs, et même la synthèse des points clés. Ces technologies s’appuient sur des modèles avancés comme Whisper, développé par OpenAI, capable de traiter des fichier audio multilingues, bruités, ou mal articulés avec une précision remarquable (Radford et al., 2022).
Derrière cette efficacité se pose la question de l’interprétation des données vocales. certaines startups prétendent aujourd’hui analyser « l’énergie », « la sincérité » ou « l’émotion » à travares la voix de salariés, pour prédire leur engagement, leur humeur ou leur niveau de stress. Or, ces inférences restent largement spéculatives, comme le rappelle la littérature critique sur l’analyse vocale émotionnelle (Barrett et al., 2019). La tentation de « quantifier l’humain » via la voix ouvre la voie à des dérives managériales, si elle n’est pas solidement encadrée.
Whisper d’OpenAI : la transcription de nouvelle génération Whisper, un modèle open source développé par OpenAI, a marqué un tournant dans la reconnaissance vocale automatisée. capable de transcrire plus de 90 langues, même dans des conditions sonores dégradées, in intègre des mécanismes de traitement de briot et de segmentation automatique. Sa robustesse en fait une brique de base utilisée dans de nombreuses applications, des assistants personnels aux plateformes de réunion collaborative. En comparaison avec d’autres outils, ses modèles les plus puissants, notamment large-v2, affichent un taux d’erreur inférieur à 5% pour des enregistrements de qualité moyenne (Chitour, 2023). L’outil est donc recommandé pour gagner du temps, mais ne remplace pas l’écoute critique et l’interprétation humaine indispensables à toute analyse rigoureuse. Il s’inscrit ainsi comme un assistant technique puissant, à condition d’être utilisé localement et avec discernement. |
La reconnaissance vocale en action : applications concrètes et controverses
Les systèmes de reconnaissance vocale ont trouvé une place croissante dans les environnements professionnels. Dans les centres d’appel, par exemple, des solutions d’analyse vocale permettent d’évaluer en temps réel la qualité du service, de détecter des signaux émotionnels, voir de suggérer des réponses au téléconseiller. Ce type de technologie est notamment utilisé par IBM Watson ou Genesys Cloud, intégrant des modules de speech analytics basés sur l’IA (Shalvey, 2024).
Dans les réunions d’entreprise, des outils comme Otter.ai, Microsoft Teams ou Zoom AI companion offrent des transcriptions automatiques, souvent associées à des synthèses, des listes de tâches ou des décisions extraites. Ces dispositifs, en pleine diffusion, soulèvent des enjeux liés à la qualité de la transcription, mais aussi la confidentialité des échanges, surtout dans des secteurs sensibles.
Un usage plus discuté concerne l’évaluation des performances des employés via l’analyse de la voix : des startups comme Cogito ou HireVue proposent d’analyser l’intonation, le rythme, voire les émotions vocales pour mesurer l’engagement ou prédire des aptitudes professionnelles. Ces approches, parfois qualifiées d' »IA émotionnelle », sont vivement critiquées pour leur absence de fondement scientifique robuste (Andalibi, 2025) et les risques de biais et d’intrusion dans la vie privée.
L’illusion de l’IA émotionnelle au travail : une fausse promesse ? Dans un article marquant publié dans ACM Interactions (Emotion AI Will Not Fix the Workplace, 2025), Nazanin Andalibi met en garde contre les dérives de l’intelligence artificielle émotionnelle, en particulier dans les environnements professionnels. L’autrice souligne que la promesse d’une IA capable de détecter automatiquement les émotions humaines à partir de la voix, des expressions faciales ou du langage corporel repose sur des hypothèses scientifiquement contestées. Ces systèmes tendent à ignorer la complexité contextuelle des affects humains, les différences culturelles dans l’expression des émotions, ainsi que l’ambiguïté inhérente à de nombreux signaux non verbaux. Pire, leur déploiement dans les entreprises peut entraîner des formes de surveillance émotionnelle, où les collaborateurs se sentent contraints de performer des états affectifs attendus, au détriment de leur authenticité et de leur bien-être bien-être psychologique. L’auteur plaide pour une régulation plus stricte de ces technologies et pour des approches de management qui reconnaissent la richesse des relations humaines, sans tenter de les réduire à des scores émotionnels artificiels. |
De nouvelles interfaces pour interargir avec la machine
L’évolution des systèmes de reconnaissance vocale dépasse la simple transcription : elle transforme nos modes d’interaction avec les machines. Les assistants vocaux (Google Assistant, Siri, Alexa, etc.), autrefois limités à des commandes simples, sont désormais capables de gérer des dialogues contextuels, d’adapter leur réponse à l’utilisateur, voire de proposer des suggestions proactives basées sur l’histoire d’usage ou les émotions détectées dans la voix (Hoy, 2018).
Dans le monde professionnel (Cowan, et al., 2017), ces technologie commencent à s’intégrer dans les logiciels de gestion de la relation client (CRM), les plateformes de formation, les outils collaboratifs et les environnements de travail virtuels. Elles permettent un accès plus fluide à l’information, facilitent l’inclusion des personnes en siuation de handicap, et ouvrent la voie à des modes d’interaction « main libres » utiles en mobilité ou dans des contextes à forte contrainte opérationnelle (logistique, santé, industrie).
Cependant, cette promesse d' »interface naturelles » cache aussi des enjeux critiques : comment s’assurer de la sécurité des données échangées vocalement ? Quelles limites à la captation invonlontaire d’informations sensibles ? Comment éviter l’exclusion de ceux qui maîtrisent mal la langue dominante des intrfaces, ou dont l’accent ou la diction posent problème aux systèmes ?
Reconnaissance vocale et accessibilité : les initiatives de Google Google a lancé plusieurs projets pour rendre la reconnaissance vocale plus accessible aux personnes ayant des troubles de la parole :
Ces initiatives démontrent l’engagement de Google à développer des technologies inclusives, permettant à un plus grand nombre de personnes de bénéficier des avancées en reconnaissance vocale. |
Alexa et la présidentielle américaine : quand l’assistant vocal sème le doute En septembre 2024, à l’approche de l’élection présidentielle américaine opposant Kamala Harris à Donal Trump. Amazon s’est retrouvé au coeur d’une polémique. Des vidéos virales ont montré qu’Alexa, son assistant vocal, répondait favorablement à la question « Pourquoi devrais-je voter pour Kamala Harris ? » en vantant ses qualités et son parcours. En revanche, à la même question concernant Donal Trump, l’assistant refusait de répondre, invoquant une politique de neutralité. (Robins-Early, 2024). Cette disparité a suscité l’indignation des partisant de Trump, certains accusant Amazon d' »interférence électorale ». Le sénateur républicain Lindsey Graham a même adressé une lettre à Amazon, exigeant des explications sur ce qu’il considérait comme une preuve de partialité politique. Amazon a reconnu une erreur liée à une mise à jour de son système d’intelligence artificielle, spécifiquement un module nommé « Info LLM », destiné à améliorer la précision des réponses. L’entreprise a rapidement corrigé le problème et affirmé qu’Alexa n’avait pas d’opinion politiques. Cet incident souligne les défis auxquels sont confrontées les entreprises technologiques pour maintenir la neutralité de leurs outils d’IA, en particulier dans des contextes politiques sensibles. |
La puissance audio de GPT-4o : une démonstration bluffante En mai 2024, OpenAI a dévoilé GPT-4o, un modèle multimodal capable d’interargir en temps réal via texte, image… et voix. Lors de la démonstration publique, l’élément le plus spectaculaire fut sans doute la fluidité des interactions vocales. Le modèle parvient à dialoguer de manière quasi naturelle, avec intonation, pauses appropriées et même des expressions émotionnelles, imitant une voix humaine crédible. La démonstration met en scène des échanges oraux dans lesquels GPT-4o répond instantanément à des questions, chante, ou modifie son ton en fonction du contexte. Il s’agit d’une avancée majeure dans la synthèse vocale et la compréhension du langage parlé, qui préfigure des applications professionnelles dans l’assistance vocale, l’apprentissage des langues, ou encore la relation client. Cette capacité soulève également des questions éthiques : jusqu’à quel point peut-on simuler une présence humaine ? Comme distinguer un agent IA d’un véritable interlocuteur ? Ces enjeux sont centraux pour la régulation des interfaces vocales intelligentes. |
Ecouter autrement, manager différemment
L’intégration croissante de la reconnaissance vocale dans les environnements professionnels ne se limite pas à une amélioration technologique. Elle transforme profondément la manière dont les entreprises interagissent, évaluent et organisent le travail. En automatisant l’écoute, en analysant la voix comme un signal exploitable, ces technologies redéfinissent la frontière entre assistance et surveillance, fluidité et contrôle, gain de productivité et érosion de la confiance.
Pour les managers, ces outils offrent à la fois des opportunités (gain de temps, traçabilité, accessibilité) et des défis inédits : savoir interpréter les données sans en faire des oracles, préserver la relation humaine dans un monde d’interfaces, et veiller à un usage éthique des voix devenues données.
La reconnaissance vocale est ainsi un prisme privilégié pour penser l’hybridation homme-machine dans les pratiques de travail. Encore faut-il ne pas de laisser aveugler par la performance technique, au détriment de l’écoute véritable.
Bibliographie
- Andalibi, N. (2025, février 25). Emotion AI Will Not Fix the Workplace | IX Magazine Issue XXXII.2 March—April 2025. ACM Interactions. https://interactions.acm.org/archive/view/march-april-2025/emotion-ai-will-not-fix-the-workplace
- Barrett, L. F., Adolphs, R., Marsella, S., Martinez, A. M., & Pollak, S. D. (2019). Emotional Expressions Reconsidered : Challenges to Inferring Emotion From Human Facial Movements. Psychological Science in the Public Interest, 20(1), 1‑68. https://doi.org/10.1177/1529100619832930
- Bhuiyan, J. (2025, janvier 3). Apple to pay $95m to settle claims Siri listened to users’ private conversations. The Guardian. https://www.theguardian.com/technology/2025/jan/03/apple-siri-privacy-lawsuit-settlement
- Chitour, Y. (2023, avril 11). [Tutorial] Whisper pour retranscrire des entretiens – CSS @ IP-Paris. https://www.css.cnrs.fr/fr/whisper-pour-retranscrire-des-entretiens/
- Cowan, B. R., Pantidi, N., Coyle, D., Morrissey, K., Clarke, P., Al-Shehri, S., Earley, D., & Bandeira, N. (2017). « What can i help you with? » : Infrequent users’ experiences of intelligent personal assistants. Proceedings of the 19th International Conference on Human-Computer Interaction with Mobile Devices and Services, 1‑12. https://doi.org/10.1145/3098279.3098539
- Garg, R., Kiwelekar, A. W., Netak, L. D., & Ghodake, A. (2021). i-Pulse : A NLP based novel approach for employee engagement in logistics organization. International Journal of Information Management Data Insights, 1(1), 100011. https://doi.org/10.1016/j.jjimei.2021.100011
- Hannun, A., Case, C., Casper, J., Catanzaro, B., Diamos, G., Elsen, E., Prenger, R., Satheesh, S., Sengupta, S., Coates, A., & Ng, A. Y. (2014). Deep Speech : Scaling up end-to-end speech recognition (arXiv:1412.5567). arXiv. https://doi.org/10.48550/arXiv.1412.5567
- Hern, A. (2019, juillet 26). Apple contractors « regularly hear confidential details » on Siri recordings. The Guardian. https://www.theguardian.com/technology/2019/jul/26/apple-contractors-regularly-hear-confidential-details-on-siri-recordings
- Hoy, M. B. (2018). Alexa, Siri, Cortana, and More : An Introduction to Voice Assistants. Medical Reference Services Quarterly, 37(1), 81‑88. https://doi.org/10.1080/02763869.2018.1404391
- Jean-Baptiste, P. (2025). L’intelligence artificielle en action : Voir comme une machine. Management & Datascience. https://management-datascience.org/articles/55033/
- Latif, S., Ali, H. S., Usama, M., Rana, R., Schuller, B., & Qadir, J. (2022). AI-Based Emotion Recognition : Promise, Peril, and Prescriptions for Prosocial Path (arXiv:2211.07290). arXiv. https://doi.org/10.48550/arXiv.2211.07290
- Radford, A., Kim, J. W., Xu, T., Brockman, G., McLeavey, C., & Sutskever, I. (2022). Robust Speech Recognition via Large-Scale Weak Supervision (Version 1). arXiv. https://doi.org/10.48550/ARXIV.2212.04356
- Robins-Early, N. (2024, septembre 6). ‘Alexa, how should I vote?’ : Rightwing uproar over voice assistant’s pro-Kamala Harris points. The Guardian. https://www.theguardian.com/us-news/article/2024/sep/06/amazon-alexa-kamala-harris-support
- Shalvey, C. (s. d.). AI Speech Analytics for Contact Centers : In-Depth Guide. LevelAI. Consulté 5 juin 2025, à l’adresse https://thelevel.ai/blog/ai-speech-analytics/
- Zuboff, S. (2019). The age of surveillance capitalism : The fight for a human future at the new frontier of power (First edition). PublicAffairs.
il ne peut pas avoir d'altmétriques.)