Citation
Les auteurs
Patrick Varenne
(cfidconseil@gmail.com) - Laboratoire Magellan IAE Lyon - ORCID : 0000-0003-0158-1153Pauline Lenesley
(pauline.lenesley@unicaen.fr) - (Pas d'affiliation)
Copyright
Déclaration d'intérêts
Financements
Aperçu
Contenu
Parmi les causes majeures, on note les départs à la retraite de nombreux médecins et le changement de mode d’exercice chez les jeunes générations, plus attirées par des statuts salariés ou mixtes au détriment de la pratique libérale. Ce déclin du nombre de médecins libéraux représente un défi pour l’accès aux soins, car ces derniers assurent en moyenne un volume d’heures de consultation supérieur à celui des médecins salariés.
Les attentes des jeunes diplômés pour un meilleur équilibre de vie, moins de charge administrative et plus de stabilité favorisent le salariat. De plus, la fuite de nouveaux diplômés vers l’étranger, pour des conditions de travail et de rémunération souvent plus avantageuses, aggrave encore cette situation. En 2023, une étude de l’IFRAP a révélé que plus de 4 500 médecins formés en France ont choisi de pratiquer à l’étranger, privant ainsi le pays de talents nécessaires.
Face à ces enjeux, une réflexion sur l’évolution du business modèle de la médecine générale s’impose. La digitalisation pourrait être une solution pour améliorer la rentabilité des consultations, assurer un suivi efficace des données, et adapter la formation des médecins aux nouvelles exigences du secteur. Cette transition vers un modèle digital offre une opportunité de structurer l’offre de soins dans le cadre de projets de santé régionaux.
Une comparaison entre deux modèles d’exercice est proposée : le modèle traditionnel libéral et un modèle digitalisé dynamique, appelé BMD² (Business Model Digital et Dynamique). Ce dernier, centré sur la transformation digitale, permettrait au médecin de fonctionner comme un entrepreneur flexible, ajustant sa stratégie selon les ressources et opportunités disponibles. Le BMD² inclut un diagnostic de maturité digitale, un outil essentiel pour évaluer la progression dans l’adoption des technologies numériques et adapter les processus de travail.
La digitalisation ne se résume pas à l’usage de technologies ; elle exige une vision stratégique et un engagement dans la transformation organisationnelle, avec une démarche entrepreneuriale forte. Cependant, le succès de cette transition dépendra de la capacité des professionnels de santé à s’adapter et à intégrer ces outils digitaux, ainsi que de l’acceptation des patients à des consultations plus standardisées.
Pour surmonter la crise, il est crucial de valoriser l’installation en libéral, tout en soutenant ceux qui souhaitent adopter une approche hybride alliant libéral et digital. Les autorités publiques devront jouer un rôle actif en offrant des incitations et un cadre favorable pour promouvoir ces nouvelles solutions numériques, afin de retenir les talents et répondre à la demande croissante de soins.
En conclusion, la médecine générale en France est à un tournant décisif. La digitalisation, en tant qu’outil stratégique, peut offrir des solutions prometteuses pour repenser l’organisation des soins et renforcer l’attractivité de la profession, bien que cette transformation demande une évolution profonde des pratiques et des mentalités.
Contexte – la médecine générale en 2024, crise de vocation et désert médical
La médecine générale traverse une crise sans précédent. Le Conseil National de l’Ordre des médecins fait état, dans son atlas de la démographie médicale d’une diminution de 11% du nombre de médecins généralistes depuis 2010, tendance qui ne cesse de s’accélérer. Plusieurs facteurs expliquent malheureusement ce phénomène. Un quart des effectifs de médecins généralistes sont susceptibles de partir en retraite dans les 10 prochaines années. De plus, les modes d’exercice sont bouleversés de telle sorte que l’exercice libéral passe sur un mode salarié ou mixte. Concernant ceux qui persistent en exercice libéral, plus d’un tiers sont des « remplaçants ». Le rapport publié sur vie publique de 2023 précise que les médecins qui exercent en libéral sont essentiels dans l’offre de soins tant le nombre d’heures de consultation qu’ils effectuent est nettement supérieur aux médecins salariés.
L’ensemble de ces problématiques se heurte à une réalité sociétale : la France vieillit et les maladies chroniques sont de plus en plus fréquentes en population générale. La demande de soins augmente donc très fortement alors que la densité de l’offre de soins tend à se réduire notamment si l’on considère l’offre de soins sans dépassement d’honoraires. On comprend aisément la situation dans laquelle se trouvent les médecins généralistes tiraillés entre recevoir un maximum de patients en attente de soins et la nécessaire et indispensable qualité des soins.
Une donnée doit également tout particulièrement nous alerter : la fuite des nouveaux diplômés vers d’autres pays. Les données du conseil de l’Ordre des médecins font état du nombre d’inscrits à l’Ordre des médecins mais pas des diplômés partis dans d’autres pays. En 2023, Gorreri du think tank IFRAP mettait en évidence que plus de 4500 médecins diplômés en France étaient partis exercer à l’étranger.
Dans ce contexte particulièrement inquiétant pour le devenir de nos consultations chez le médecin généraliste, il apparaît nécessaire de s’interroger sur le modèle d’affaire (Varenne, P., & Lenesley, P. 2022) et les perspectives offertes par la digitalisation en vue de relever les défis principaux suivants : maintien d’un taux de consultation rentable autant pour le médecin que pour la société, suivi des données de consultation dans la perspective de construire et améliorer l’offre de soins dans le cadre de projets régionaux de santé et adaptation de la formation des médecins généralistes à la construction d’un modèle d’affaire.
Pour ce faire, nous proposons une étude de cas comparative de deux modes d’exercice de la médecine générale par des jeunes diplômés : l’un en cabinet libéral en association (Business Model Traditionnel) et l’autre en libéral avec une approche digitale (Business Model Digital et Dynamique, voir la figure 1).
Figure 1. Le Business Model Digital et Dynamique BMD2 (Varenne, Godé, 2021).
Le BMD² décrit les composants et le processus de transformation digitale d’un modèle d’affaires traditionnel vers un modèle d’affaires digital. Au-delà de la dimension technologique, représentée ici à travers le modèle de la plateforme, les technologies digitales et émergentes (artefact digital) et plus globalement le SI, le BMD² place l’entrepreneur au centre de la transformation. Tel un pilote dans un avion, il est celui qui fixe un but précis sans suivre de méthodologie spécifiée à l’avance (logique effectuelle). La stratégie entrepreneuriale, pour se déployer, fait appel à des changements opérationnels dans le quotidien des opérateurs afin de traduire la vision stratégique de l’entrepreneur en processus opérationnels. Ces derniers encadrent les métiers afin de respecter les normes et usages en vigueur (logique de causation). Le diagnostic de maturité digitale joue un rôle central dans cette dynamique de transformation, notamment parce qu’il permet à l’entrepreneur d’évaluer ses capacités digitales tout au long du processus de transformation. Il s’agit de déterminer la tendance (et le score associé) de maturité digitale de l’entreprise et le chemin à parcourir pour atteindre la maturité. Celle-ci ne peut s’appréhender qu’associée à la vision portée par l’entrepreneur et à son implication dans l’accompagnement des changements traversés par l’organisation (Varenne et Godé, 2023, p. 68).
Le cas de Solène : exerce en cabinet libéral en association avec deux autres médecins libéraux : le Business Modèle Traditionnel (BMT)
Solène, jeune médecin ayant acquis de l’expérience en remplaçant des praticiens libéraux (BMT), aspire désormais à exercer dans un cabinet libéral, reposant sur un modèle économique que l’on peut qualifier de traditionnel. Pour concrétiser ce projet, elle s’est associée à deux autres médecins qui ont conservé l’approche du « médecin de famille ». Ce mode de fonctionnement, hérité de la tradition, est simple et a permis à de nombreux praticiens d’offrir un suivi de proximité, fondé sur la confiance avec leurs patients. Historiquement, la rémunération à l’acte permettait aux médecins d’être justement rétribués tout en favorisant un suivi régulier des patients. Chaque médecin exerçait ainsi dans une perspective de soin durable, priorisant le bien-être des patients et la santé publique.
Au cours des cinquante dernières années, les charges fixes des cabinets libéraux ont considérablement augmenté, sans que ces hausses ne soient compensées par une revalorisation des tarifs des actes médicaux. Face à cela, certains médecins pourraient être tentés de réduire le temps consacré à chaque consultation ou de sélectionner leurs patients, dans le but de préserver une certaine rentabilité. Parallèlement, les organismes payeurs incitent les praticiens à augmenter chaque année leur volume de patientèle pour obtenir une évaluation favorable. Cette approche de la consultation est désormais en décalage avec le modèle historique des cabinets libéraux, où le médecin prenait le temps nécessaire pour chaque consultation, restait maître de son approche médicale, et cherchait à poser un diagnostic précis tout en respectant les dépenses publiques. De plus, en fin d’année, les organismes payeurs se réservent le droit de modifier les règles de rémunération des praticiens et de ne pas rembourser intégralement les actes initialement prévus et réalisés.
L’approche entrepreneuriale de ces praticiens (BMT) les place dans une posture causale, privilégiant des contextes stables et bien définis, en accord avec une vision traditionnelle de leur métier. Pour ces professionnels, l’idée de changer de modèle économique est difficile à concevoir, car selon eux, les notions de business model et de pratique médicale sont fondamentalement incompatibles.
Le cas de Vincent qui va s’installer comme médecin généraliste avec un modèle d’affaires digitalisé : vers un Business Modèle Digital Dynamique (BMD²)
Vincent a fait ses armes en tant que jeune médecin par des remplacements auprès de praticiens libéraux (BMT) et auprès d’hôpitaux publics qui allaient inéluctablement vers la fermeture par décisions administratives malgré un véritable service de soins de proximité (BMT). Par hasard, lors de ces questionnements d’installation et de la faible rentabilité des cabinets libéraux, Vincent a rencontré deux médecins seniors qui travaillent chacun de leur côté. Leurs structures entrepreneuriales favorisent une meilleure rentabilité du fait d’une nouvelle approche des consultations. En moyenne une consultation avec assistant médical permet une facturation à 40 € ; de plus l’assistant médical peut accompagner le patient dans ses différents questionnements (cf synthèse). Le BM est ici Digital Dynamique, fondé sur : Une posture effectuelle (Sarasvathy, 2006), qui favorise l’exercice de la médecine dans un contexte libéral avec une juste rémunération grâce à une approche innovante et digitale.
Un accompagnement dans la complexité organisationnelle et opérationnelle : Vincent a été accompagné par des médecins séniors qui l’ont initié dans le premier cycle de la transformation de son BMT. Sur le plan opérationnel, le médecin est déchargé d’un certain nombre de tâches par l’assistant médical et lui permet ainsi de se concentrer sur le diagnostic et la prévention. La consultation majorée permet une juste rémunération et un meilleur accompagnement du patient.
Un accompagnement dans la sophistication et la complexité des systèmes d’information : Vincent est accompagné par un réseau d’informaticiens qui seront en charge d’interfacer les différentes solutions innovantes (Zerbib, 2020) et digitales afin d’automatiser les différents processus tertiaires. La survaleur créée par le business model innovant permet de financer l’activité médicale (cf tableau ci-dessous).
La prise en compte de la maturité digitale des différents acteurs (patients, praticiens, tiers) : les différents artefacts numériques (Lebraty & Godé, 2018) sont alignés sur la maturité digitale (MIT, 2011) des patients (digirati, conservateurs, opportunistes, beginners) (cf synthèse).
On constate donc que Vincent a construit un modèle de BMD² qui se caractérise par une approche itérative et dynamique de l’activité (Varenne & Godé, 2024).
Synthèse
Dans le tableau ci-dessous, nous présentons les caractéristiques des BM de Solène et Vincent.
Capacités Entrepreneuriales | BMT Libéral | BMD² Cabinet digital |
Actions entrepreneuriales | Approche mimétique, le praticien reproduit ce qu’il a connu. | Le fondateur est le créateur de la plateforme digitale. |
Année d’existence de l’entité | 10 | En création (2025) |
Nombre de personnes concernées | 3 | 2 |
Type de business model | BMT | BMD² |
Posture | Causale | Effectuelle |
Accompagnement dans la complexité organisationnelle et opérationnelle | ||
Transformation organisationnelle | Non acceptée | Adaptation permanente du marché « santé » selon des cycles itératifs |
Changements opérationnels | Aucun | Délégations de tâches |
Maturité digitale | ||
Infrastructures | Infrastructure informatique traditionnelle
Pas de valeur Synonyme de coûts. |
Infrastructure sécurisée et créatrice de valeur |
Individus | Non pris en compte | Accompagnement différenciés selon la maturité digitale |
Plateforme | Pas de fonctionnement conscient de type plateforme. | Logique de plateforme rendant autonome les utilisateurs. |
Données générées par l’activité | Simple détention de données, absence de valorisation | Aide au diagnostic (IA) analyse données, prévention |
Automatisation, industrialisation des processus et Intelligence artificielle | Aucun | Hyper automatisation des processus
Partage données DMP. |
Expérience utilisateurs | Prise en compte via le colloque singulier médecin malade | Permanente |
Communauté (web 2.0, réseaux sociaux, webmarketing…) | Peu de stratégie réseau | Mimétisme des autres praticiens |
Catégorisation de la maturité digitale | Conservateurs, débutants | Digirati, fashionista |
Diagnostic de transformation digitale | La capacité de transformation est refusée car trop disruptive | Futur modèle des cabinet libéraux |
Conclusion
Même si notre étude ne prend en compte que deux cas individuels, il n’en demeure pas moins que l’approche BMD² se révèle porteuse de sens pour les professionnels de santé qui peuvent repenser leur activité en prenant en compte leurs aspirations professionnelles. Renforcer la posture entrepreneuriale des professionnels de santé dès leur formation initiale et proposer des formations continues aux professionnels de santé intéressés nous semble être une piste intéressante pour éviter la fuite de jeunes diplômés vers des territoires perçus comme plus rentables et respectueux de leurs autonomies.
Bibliographie
Dew, N., Read, S., Sarasvathy, S., Wiltbank, R. (2008), Outlines of a Behavioral Theory of the Entrepreneurial Firm, Journal of Economic Behavior & Organization, 66, 37-59.
Moingeon B., Lehmann-Ortega L., « Genèse et Déploiement d’un Nouveau Business Model : l’Etude d’un Cas Désarmant », M@n@gement, 2010/4 (Vol. 13), p. 266-297. DOI : 10.3917/mana.134.0266. URL : http://www.cairn.info/revue-management-2010-4-page-266.htm
Nolan, R.L., (1979), « Managing the crises in data processing «, Harvard Business Review, vol. 57, n° 2, mars-avril, p. 115-126.
Pham, Q. T. (2010). Measuring the ICT maturity of SMEs. Journal of Knowledge Management Practice, 11(1), 1-14.
Lebraty, J. F., & Godé, C. (2018, May). Blockchain : le miroir des perceptions. In Communication présentée à 23e Conférence de l’Association information et management (AIM), Montréal.
Sarasvathy S. D., Dew N. (2005b). New Market Creation through Transformation. Journal of Evolutionary economics, 533-565.
Sarasvathy S., (2006) The bird-in-hand principle : who i am, what i know and whom i know. Technical note prepared by Saras D. Sarasvathy, associate professor of business administration. Copyright © 2006 by the University of Virginia Darden School Foundation, Charlottesville.
Varenne, P., & Lenesley, P. (2022). Point de vue: Perspectives et limites d’une approche business model digital dynamique pour la planification de l’offre de soins. Gestion 2000, 39(1), 175-190.
Varenne, P., & Godé, C. (2021), « Transformation digitale : vers un Business Model Digital Dynamique (BMD2) », Management et Data Science, Vol. 5, N°3, https://doi.org/10.36863/mds.a.16269
Varenne, P., & Godé, C. (2023). La transformation digitale du modèle d’affaires : vers un Business Model Digital Dynamique (BMD²) à destination des PME, EMS Management et Société, collection Pratiques d’entreprises, ISBN 978-2-37687-721-9
Westerman, G., Calméjane, C., Bonnet, D., Ferraris, P., Mc Afee, A.: La transformation numérique: une feuille de route pour des organisations d’un milliard de dollars, p. 1-68. MIT Sloan Management, Centre MIT pour le commerce numérique et Capgemini Consulting (2011)
Zerbib, R. (2020). Les modes managériales : du conformisme à l’innovation. Éditions EMS.
il ne peut pas avoir d'altmétriques.)
Nb. de commentaires
0