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Christine Marsal
(christine.marsal@umontpellier.fr) - Université de Montpellier - ORCID : https://orcid.org/0000-0001-9834-0481
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Les différentes monographies et rapports diffusés par les cabinets de consultants, regorgent de promesses alléchantes quant aux possibilités des IAG dans tous les secteurs économiques (Chui et al.2023 ) Toutes les études, enquêtes, statistiques mettent en avant une amélioration drastique des performances organisationnelles, les IAG permettent de faire plus de choses, de les faire mieux. Dans tel cas, le traitement des réclamations clients est réduit de 14%, dans tel autre la durée de création d’une campagne publicitaire est réduite de moitié, ailleurs l’analyse des risques de défaut est quasi instantanée. De fait, ce sont bien toutes les fonctions de la firme qui sont concernées : marketing, finance, communication, ressources humaines etc.
Outre les aspects liés à la performance, les premiers cas d’usage présentés se targuent d’améliorer l’expérience client et l’expérience collaborateur. Les enquêtes indiquent à ce sujet que les collaborateurs sont plutôt optimistes quant aux changements introduits par les IAG : ils vont travailler mieux, ils vont gagner plus d’argent. Dans ces exemples, la place des cadres intermédiaires est étrangement absente. Quel rôle leur sera-t-il assigné ? Comment peuvent se mettre en place concrètement les nouveaux processus ? Pour répondre à ces questions, nous étudions les évolutions du système de contrôle, tel qu’elles se dessinent. Dans un premier temps, nous observons les modifications en cours de l’architecture organisationnelle : droits décisionnels, système d’incitation et d’évaluation des performances. Dans un deuxième temps, nous nous intéressons au pilotage des organisations en contexte IAG.
Modification de l’architecture organisationnelle : décision, incitation, performances
Les IAG modifient les droits décisionnels répartis au sein de l’entreprise c’est à dire les délégations que l’on va accorder aux salariés. Ces derniers obtiennent le droit de prendre des décisions, ils ont la possibilité d’engager les ressources de l’entreprise : accorder un rabais à un client, signer une commande pour un achat de matériel, recruter du personnel. Dans ce cadre, les droits décisionnels sont accordés aux collaborateurs qui ont la connaissance spécifique nécessaire à la prise de décision : le chargé de clientèle accorde le rabais, le responsable informatique signe le bon de commande etc… . On évoque le terme de colocalisation des connaissances et de la décision (Brickley, Smith et Zimmerman, 1995). Avec l’arrivée des IAG, de nouvelles connaissances sont disponibles rapidement, des pratiques de codécisions humain/IAG se profilent (Baird et Maruping (2021).
Cet aspect n’est pas neutre car, les droits décisionnels sont associés au système d’incitation des collaborateurs.
En effet, afin de s’assurer que les décisions sont prises à bon escient, il est nécessaire d’avoir un système d’incitation cohérent. Le système d’incitation concerne à la fois les incitations financières ( salaires, primes), mais aussi des incitations non financières ( promotions, conditions de travail, pratiques d’inclusion, dialogue social etc.). L’arrivée des IAG modifie la façon dont les activités vont être réalisées. Les entreprises qui communiquent à ce sujet, évoquent une amélioration de l’expérience collaborateur. Les enquêtes menées auprès des salariés montrent que ces derniers attendent des bénéfices substantiels de cette arrivée Ces premiers éléments semblent indiquer que l’IAG devient un facteur de motivation à part entière, même s’il existe des différences de point de vue selon le poste occupé ( cadres/non cadres).
La modification de droits décisionnels et du système d’incitation doit logiquement s’accompagner d’une modification du système d’évaluation des performances qui est au cœur de notre réflexion.
Le système d’évaluation des performances concerne le suivi des indicateurs et l’analyse des écarts qui en découlent. Il peut concerner les performances individuelles , comme les performances collectives (un département, une filiale, un atelier, un point de vente etc.). Il est parfois possible d’associer les individus à la définition de leurs propres objectifs, ce qui sera d’ailleurs un facteur de motivation. L’enjeu du système d’évaluation des performances concerne le choix d’indicateurs pertinents. Ce choix dépend de l’observabilité des équipes, de la complexité des tâches à accomplir. Par exemple, un dirigeant d’entreprise, dont les activités sont peu répétitives et complexes ne peut pas être rémunéré à la « tâche ». Cependant, il peut recevoir une prime basée sur les performances globales de l’entreprise. Ses performances vont être mesurées par la performance de l’entreprise.
Au contraire, un ouvrier de production qui dispose de peu de droits décisionnels et qui exerce une activité répétitive, peut tout à fait recevoir une prime en fonction du nombre de pièces produites. Dans tous les cas de figure, l’analyse de ces indicateurs est fortement dépendante de la collecte des informations. Il existe un arbitrage entre le fait de connaître précisément l’activité de l’agent et, le coût de la collecte de l’information. Il est possible aujourd’hui de collecter un grand nombre d’informations sur les activités des agents, à la fois dans le processus de production, mais aussi en termes de résultat final (Travaillé et Marsal (2007). L’utilisation des IAG va considérablement renforcer ce phénomène.
Brickley, Smith et Zimmerman (1995) nous expliquent que les droits décisionnels, le système d’incitation et le système d’évaluation des performances sont interdépendants et qu’ils doivent avoir une certaine cohérence. Cette cohérence va permettre une meilleure adaptation de l’entreprise sur le long terme.
Des collaborateurs augmentés, des indicateurs augmentés
Si nous prenons l’exemple des services relation client (marketing, services après-vente, centre d’appel), les IAG interviennent de multiples façons. Les IAG proposent des remédiations, identifient des tendances, répondent rapidement aux sollicitations des clients et des collaborateurs. Ces derniers effectuent des activités plus précises, ils sont plus rapides, les salariés les moins compétents accroissent considérablement leurs performances. C’est ainsi que l’on parle de collaborateurs « augmentés », même si cette augmentation des performances est générée par une parcellisation accrue des tâches à effectuer. Les IAG sont considérées comme des collaborateurs virtuels. Baird et Maruping (2021) évoquent le terme d’artefact agentique. Ces artefacts modifient la répartition des connaissances au sein des organisations. Dans ce contexte, ils interviennent dans la prise de décision et se substituent aux experts habituellement sollicités et, aux managers intermédiaires. Outre le caractère « global » de ces changements, les cas d’usage font état de collaborateurs capables de s’auto contrôler grâce à l’artefact agentique.
Ce changement a des impacts sur le système d’évaluation des performances. En effet, traditionnellement, l’évaluation des performances est associée au travail du manager intermédiaire. Il coordonne le travail de son équipe, peut négocier des objectifs atteignables(en se ménageant des marges de manœuvres) et il est capable d’expliquer les écarts de performance à sa hiérarchie. Avec l’arrivée de l’IAG dans le système de décision, les standards de performance sont désormais dictés par les possibilités de l’artefact, ce sont les data scientist qui peuvent répondre à ces questions.
En effet, intégrer les nouveaux standards de performance des collaborateurs augmentés. nécessite significativement d’intégrer la performance des IAG elles-mêmes. Si le système d’évaluation des performances reste identique, cela signifie que les collaborateurs sont à la fois responsables de leurs actions, mais aussi responsables des défaillances possibles des IAG (hallucinations, faible explicabilité). Cet aspect est encore peu évoqué mais il est pourtant central pour garantir la réussite de l’implantation des outils., car ce découplage est facteur de démotivation.
Enfin, plusieurs études académiques montrent que les cadres intermédiaires, délestés du rôle de conseiller, d’accompagnant de leurs équipes se focalisent sur les nouvelles données collectées et traitées par les IAG. Baird et Maruping (2021) remarquent que les IAG introduites dans les systèmes de décisions ont tendance à collecter plus de données que nécessaires, ce qui peut conduire à des usages non prévus comme la surveillance accrue des employés. Monod et al. (2024) identifient la même tendance. Dans ces deux articles, la collecte et le traitement rapide de données comportementales créent des indicateurs informels qui sont utilisés par les managers pour orienter le comportement de leurs équipes commerciales. Une mauvaise utilisation de ces données entraine de la démotivation chez les collaborateurs surveillés, ce qui obère les performances obtenues.
Dans le même temps, des collaborateurs peu touchés par les problématiques de pilotage doivent s’acclimater à des indicateurs qui touchent au plus près leur activité quotidienne et pour lesquels ils peuvent éprouver une certaine aversion. C’est le cas des équipes de créatifs dans les campagnes marketing par exemple.
Ces constats engendrent plusieurs conséquences sur le pilotage de l’entreprise « accélérée », notamment lors de l’analyse des écarts.
Quelle analyse des écarts ?
Dans le système d’évaluation des performances, les réalisations obtenues sont comparées aux objectifs. Ensuite, des mesures correctrices sont prises. Il existe deux formes de mesures correctrices, en fonction des apprentissages générés par l’analyse des écarts. Dans un apprentissage en simple boucle, la correction des écarts consiste à modifier les comportements des individus, sans changer les hypothèses de départ. Si l’on prend l’exemple d’un écart sur les prix de vente, cet écart peut provenir d’une utilisation abusive de rabais, sans que les tendances de consommation ne soient concernées. Dans un apprentissage en double boucle, la correction des écarts consiste à modifier à la fois les comportements des individus, mais aussi les hypothèses de départ. Cette distinction peut s’effacer dans le cas des IAG. En effet, les modèles IAG apprennent continuellement, les hypothèses peuvent être modifiées dans un délai assez court sans que le comportement des collaborateurs ne change. Ce sera le cas dans les organisations ayant déployé des systèmes de décisions humain/IAG : les IAG vont formuler de nouvelles recommandations aux collaborateurs dans des activités qui restent parcellisées.
A terme, nous pouvons imaginer un système dans lequel il n’y a plus d’écart mais seulement des ajustements permanents dans une organisation en constante évolution. Ces ajustements permanents vont aussi modifier les interactions entre cadres intermédiaires et dirigeants.
Simons (1994) introduit le concept de contrôle interactif pour illustrer ces interactions. Dans son ouvrage, il montre que lorsque les dirigeants restent à l’écoute régulière des cadres intermédiaires et des salariés de terrain, il est plus facile pour l’entreprise de s’adapter aux évolutions de l’environnement (par des discussions sur des signaux faibles) et aux processus innovants. Avec l’introduction des outils IAG, les dirigeants vont interagir directement avec l’artefact agentique. Cela suppose que les data scientist valident et vérifient régulièrement les modèles utilisés par les IAG (explicabilité, non hallucination).
De même, lorsque les IAG sont associées à des décisions humaines, il faudra inévitablement que les écarts analysés concernent le fonctionnement des modèles eux-mêmes.
La question des connaissances terrain des cadres intermédiaires est de nouveau posée.
Pour conclure
L’introduction des IAG modifie les règles du jeu organisationnel : droit décisionnels, système d’incitation et système d’évaluation des performances. Au-delà, c’est bien le pilotage des organisations qui est modifié. Sont concernés les indicateurs de performance et l’analyse des écarts. Alors que les éléments de langage mettent en avant l’amélioration des indicateurs de productivité classiques, les discours évoquent moins les nouveaux indicateurs qui émergent : indicateurs informels sur le comportement des collaborateurs, indicateurs dédiés à l’artefact agentique. Le pilotage en mode automatique (si tant est qu’il soit recherché) nécessite plusieurs conditions : clarification des rôles dans la prise de décision (dirigeant/ cadres intermédiaires/data scientist), clarification des dispositifs de contrôle (exclusion des indicateurs comportementaux par exemple), capacité à maintenir des IAG explicables (et donc à réduire les écarts des modèles), capacité des collaborateurs à s’auto organiser et s’auto contrôler, clarification des objectifs humains au regard des outils IAG utilisés.
Tous ces aspects conduisent à revoir en profondeur les modalités de pilotage des organisations « accélérées ».
Bibliographie
- Baird, A., & Maruping, L. M. (2021). The Next Generation of Research on IS Use: A Theoretical Framework of Delegation to and from Agentic IS Artifacts. MIS quarterly, 45(1)
- Brickley, J., Smith, C., & Zimmerman, J. (1995). The economics of organizational architecture. Journal of Applied Corporate Finance, 8(2), 19-31.
- Chui, M., Hazan, E., Roberts, R., Singla, A., & Smaje, K. (2023). The economic potential of generative AI.
- Monod, E., Mayer, A. S., Straub, D., Joyce, E., & Qi, J. (2024). From worker empowerment to managerial control: The devolution of AI tools’ intended positive implementation to their negative consequences. Information and Organization, 34(1), 100498.
- Simons, R. (1994). Levers of control: How managers use innovative control systems to drive strategic renewal. Harvard Business Press.
- Travaillé, D., & Marsal, C. (2007). Automatisation des tableaux de bord et cohérence du contrôle de gestion: à propos de deux cas. Comptabilité-Contrôle-Audit, 13(2), 75-96.