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L'auteur
Sophia Galière
(sophia.galiere@univ-cotedazur.fr) - Université Côte d'Azur - ORCID : https://orcid.org/0000-0001-6948-0688
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À l'heure où l'Intelligence Artificielle s'immisce profondément dans les structures organisationnelles et révolutionne nos métiers, le management algorithmique émerge comme une force influente, tout en suscitant des débats et des controverses. Fondé sur l'utilisation d'algorithmes pour orchestrer la main-d'œuvre à distance, ce système redéfinit les contours familiers du management et est critiqué pour renforcer un contrôle du travail teinté d'une vision néo-tayloriste.
En explorant les rouages de cette révolution, cet article examine comment le management algorithmique, initialement ancré dans la gig economy, étend désormais son influence jusqu'aux organisations salariales plus conventionnelles. Il devient impératif de réfléchir à une mise en place du management algorithmique qui soit à la fois efficace et maîtrisée, équilibrant harmonieusement la performance organisationnelle et le bien-être des travailleurs.
La question posée est la suivante : comment les praticiens, qu'ils soient responsables de la conception, de la mise en œuvre, ou de l'entretien d'outils de management algorithmique, peuvent-ils élaborer des approches préservant, voire renforçant, le pouvoir d'agir de leurs équipes ? Cet article vise à fournir aux praticiens des pistes de réflexion et des recommandations pragmatiques aux praticiens pour les orienter face aux défis du management algorithmique.
Comment le management algorithmique transforme-t-il le travail ?
Le management algorithmique repose sur l'utilisation d'algorithmes pour gérer à distance la main-d'œuvre, facilitant des prises de décision autonomes basées sur des modèles statistiques et des règles prédéfinies. Il se distingue par sa capacité à limiter l'implication humaine dans la coordination des processus de travail, utilisant des algorithmes pour remplir à distance des fonctions traditionnellement dévolues aux managers. Principalement appliqué dans la gestion des ressources humaines, il transforme les processus de contrôle du travail en mettant en avant le monitoring en temps réel des pratiques de travail et l'envoi automatique de directives personnalisées.
Les premières applications notables de techniques algorithmiques de contrôle des travailleurs ont émergé au sein des plateformes numériques de la gig economy (Rosenblat, 2018). Un exemple marquant concerne les chauffeurs de VTC, dont la conduite est constamment surveillée via la géolocalisation et les données de l'accéléromètre de leur smartphone. Ces conducteurs reçoivent des notifications en cas de conduite agressive et sont encouragés à se rendre dans les zones de forte demande en raison de l'augmentation des tarifs à ces emplacements. Les incitations à prolonger les heures de travail sont également mises en place, avec des notifications régulières de récompenses potentielles pour ceux qui travaillent davantage et atteignent certains objectifs de revenus. De manière similaire, les livreurs de repas préparés voient leur assiduité, leur taux d'annulation et de rejet de commandes évalués en temps réel. Ces critères, considérés comme des indicateurs de bon travail, influent sur leur probabilité de recevoir de nouvelles missions attribuées par l'algorithme de la plateforme. L'un des enseignements majeurs de la recherche réside dans la démonstration que la plupart des plateformes ne se limitent pas à faciliter la mise en relation entre les travailleurs indépendants et les clients. Elles jouent en réalité un rôle actif en tant que coordinateurs du travail, orchestrant de manière étroite et peu coûteuse la main-d'œuvre. Cette coordination efficace garantit une logistique impeccable et contribue à la fidélisation des clients, attirés par la constance et la qualité du service. Dans un contexte où l'indépendance des travailleurs est présumée, le management algorithmique se révèle être une méthode subtile pour harmoniser les pratiques de travail.
Le management algorithmique s'étend désormais progressivement aux organisations plus traditionnelles et ancrées dans le salariat (Jarrahi et al., 2021). Dans ces environnements, le travail est de plus en plus prescrit par des systèmes IA qui imposent des scripts d'activité précis, contribuant à la déshumanisation du travail. Les postiers, par exemple, sont tenus de suivre une cadence et un itinéraire précis déterminés par un logiciel calculant leur tournée. Dans les entrepôts d'Amazon Warehouse, les manutentionnaires sont soumis à un système IA qui enregistre automatiquement leurs performances. Équipés d'un casque audio et d'un micro, ces travailleurs reçoivent des instructions verbales de manière numérique, validant leurs actions en énonçant des mots-clés reconnus par l'IA. Les conseillers clientèles des banques (Perez et al., 2022) sont également soumis à des algorithmes prescriptifs. Ces algorithmes définissent les tâches à accomplir en identifiant les besoins des clients et incitent les conseillers à proposer ou insister sur la vente de services supposément mieux adaptés. De plus, les conseillers doivent désormais rendre compte de leur comportement à leurs supérieurs grâce à une application logicielle, tout en étant soumis à un contrôle automatique de leurs actions par les algorithmes.
Ainsi, le management algorithmique s'impose comme une force transformatrice du travail au sein d'organisations variées.
Le management algorithmique, antinomique du pouvoir d’agir ?
Le management algorithmique évoque des formes modernes du taylorisme, cherchant à restreindre l'autonomie des travailleurs pour prétendument optimiser la performance organisationnelle. Dans la vision tayloriste, le travail humain est reconnu comme essentiel à la création de valeur, mais son sous-usage conduit à la conception de prescription, réputées efficaces et neutres, les « one best ways », pour contrôler le travail. À l'aide de la méthode scientifique, des normes sont élaborées pour garantir une qualité uniforme du travail. L'organisation est considérée comme un problème technique nécessitant une rationalisation, avec des technologies et outils efficaces conçus pour être adoptés passivement par des utilisateurs désincarnés. De manière similaire, le management algorithmique vise à fragmenter le travail en tâches simples et répétitives, tracées par des algorithmes, disciplinant ainsi les travailleurs pour imposer des objectifs managériaux. Les algorithmes créent une impression de neutralité et d'objectivité, suggérant un management exempt de biais humains.
Le management algorithmique se révèle contradictoire avec le pouvoir d’agir des travailleurs, entravant leur capacité à entreprendre des actions significatives, car le pouvoir est conféré à ceux qui conçoivent et prescrivent le travail. Cette situation restreint l’autonomie des travailleurs, les incitant à adopter des comportements passifs vis-à-vis des méthodes d’évaluation et de prescription du travail. Les travailleurs, réduits à de simples rouages dans la machine algorithmique, ne sont censés qu’obéir aux prescriptions pour être récompensés par l’organisation, par exemple sous forme de bonus ou d'évaluations positives. L'accentuation de la déshumanisation se manifeste lorsque l’individu, considéré par l’algorithme et les managers, est assimilé – selon l'expression de Deleuze – à un “dividu”. En effet, les algorithmes, en segmentant les individus en catégories granulaires, transforment les sujets humains en simples représentations de données (Zwanepoel et Zanoni, 2022) ; en leurs “doubles de données”, des profils numériques élaborés à partir d'indicateurs prédéfinis.
Dans ce contexte où le travail est de plus en plus prescrit et contraint, concevoir un management algorithmique capacitant semble inconcevable. Pourtant, les outils IA du management algorithmique peuvent être considérés différemment de la simple rationalisation du travail. Les études sur les outils de gestion, basées sur les travaux pionniers de Berry (1983), démontrent que l'appropriation et l'utilisation de ces outils ne sont ni immédiates ni passives. Au contraire, elles sont profondément relationnelles, engendrant des effets inattendus par rapport aux intentions initiales. Les travailleurs, ayant leurs visions du monde et ressources personnelles, interprètent les outils de management algorithmique de manière diverse, parfois divergente. Leurs usages ne se soustraient pas à des stratégies de contournement, de détournement et de résistance, souvent à rebours des objectifs de performance initialement définis. Par conséquent, les managers doivent tenir compte des intérêts et des pratiques réelles de leurs équipes lors de la mise en place d'outils de management algorithmique pour parvenir à une authentique performance organisationnelle. Dans ce contexte, la reconnaissance et la valorisation du pouvoir d’agir des travailleurs émergent comme des conditions indispensables à cette performance.
Quelles pistes de réflexions pour les praticiens ?
La démarche visant à rendre le management algorithmique capacitant va au-delà de la préservation des marges de manœuvre ; elle s'efforce de renforcer la puissance d’agir des travailleurs en établissant un équilibre dans les interactions entre les systèmes IA, vecteurs d'injonctions managériales, et les travailleurs, qui forgent leur identité et leur sens du travail. Nous présentons à présent quelques pistes préliminaires, issues de nos recherches récentes, que nous proposons pour débat et approfondissement futur. Trois axes de préconisation émergent de cette réflexion.
Premièrement, dans la phase de conception des outils de management algorithmique, il est essentiel d'adopter une approche de co-construction délibérative avec les équipes pour ouvrir le dialogue sur les valeurs et critères du « bon travail » qui doivent ou non être encodés dans les algorithmes (Galière, à paraître). Au-delà de la simple explication du fonctionnement de l'algorithme, il est nécessaire de discuter des données que celui-ci doit prendre en compte pour guider le travail et sa performance. L'instauration d'un conflit de critères (Clot, 2010), par une gouvernance participative, donne aux travailleurs le pouvoir d'influencer les décisions stratégiques et la conception des systèmes IA. Pour faciliter ce conflit de critères, le management doit organiser et animer des espaces de discussion (Detchessar et al., 2015), forums de confrontation favorisant la construction collective de règles du travail et le débat sur le « beau travail ». La gouvernance délibérative ne se limite pas à la conception, les travailleurs doivent être consultés lors de chaque modification des critères de l'algorithme, assurant ainsi une implication continue dans le processus décisionnel.
Deuxièmement, il incombe au management d'accompagner la littératie algorithmique de ses équipes (Galière, à paraître). En effet, le management algorithmique peut vite paraître opaque, en particulier pour les travailleurs non impliqués dans la co-construction des outils IA. Cette opacité peut être préjudiciable tant pour l'organisation que pour les travailleurs, car elle entrave la compréhension des systèmes IA et limite la capacité des travailleurs à en tirer parti pour donner du sens à leur travail. Le management doit donc garantir la transparence des attentes managériales, expliquant les critères d'évaluation de la performance par les algorithmes et comment cette évaluation influence les scripts d'activité. Outre la formation professionnelle, une approche éprouvée sur les plateformes numériques est l'utilisation de la ludification, instaurant par exemple des « quêtes » qui détaillent comment leur accomplissement impacte la réaction de l'outil de management algorithmique. La ludification n'est pas simplement un moyen de gestion pour optimiser la performance, incitant les travailleurs à ajuster leurs comportements tout en préservant leur liberté d'exécution, mais aussi un moyen d'améliorer la littératie algorithmique des travailleurs, renforçant ainsi leur capacité à comprendre le fonctionnement des algorithmes et à accroître leur autonomie stratégique.
En troisième lieu, les mécanismes de contrôle algorithmique nécessitent une compensation par d'autres dispositifs, notamment relationnels, afin de fournir aux travailleurs les ressources nécessaires pour atteindre les objectifs de performance tout en respectant leur sentiment d'accomplir un travail de qualité (Galière, 2021). La co-construction délibérative d'outils de management algorithmique et leur mise en transparence ne sont pas suffisantes en soi. Il est crucial de mettre en place non seulement des outils de contrôle, définissant quand et comment les missions doivent être effectuées et selon quels critères, mais aussi des dispositifs subsidiaires tels que la création d'un poste de manager de proximité dédié au soutien des équipes, l'animation de communautés de pratiques, la création de formations ou de podcasts de formation. Ces ressources supplémentaires, facultatives et mobilisées uniquement si les travailleurs le souhaitent, offrent un soutien durable au pouvoir d’agir. Elles stimulent la réflexivité des travailleurs sur leur travail et fournissent une assistance en cas de difficultés. L'idée n'est pas d'éliminer tout contrôle, car la prescription reste une ressource tant pour le manager que pour le travailleur, permettant d'harmoniser les objectifs de performance et de développement professionnel. L'objectif est plutôt de contrebalancer les outils de contrôle algorithmique par des dispositifs répondant au principe de subsidiarité, parmi lesquels le management de proximité joue un rôle clé.
Bibliographie
Berry, M. (1983). Une technologie invisible-L’impact des instruments de gestion sur l’évolution des systèmes humains.
Clot, Y. (2010). Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux. Paris : La Découverte.
Detchessahar, M., Gentil, S., Grevin, A., & Stimec, A. (2015). Quels modes d’intervention pour soutenir la discussion sur le travail dans les organisations? Réflexions méthodologiques à partir de l’intervention dans une clinique. @ Grh, (3), 63-89.
Galiere, S. (2021). Vers une instrumentation capacitante des plateformes numériques. Une étude du cas Airbnb Experience. RIMHE: Revue Interdisciplinaire Management Homme (s) & Entreprise, (2), 27-52.
Galière, S. (à paraître), Le référencement à tout prix ? Injonctions managériales et pratiques de « gestion des impressions » sur les plateformes numériques, Communication & Management
Jarrahi, M. H., Newlands, G., Lee, M. K., Wolf, C. T., Kinder, E., & Sutherland, W. (2021). Algorithmic management in a work context. Big Data & Society, 8(2)
Rosenblat, A. (2018). Uberland: How algorithms are rewriting the rules of work. Univ of California Press.
Zwaenepoel, J., & Zanoni, P. (2022). Changing Governmentalities at a PES: The Algorithmic Activation of the (in) dividual. In Academy of Management Proceedings (Vol. 2022, No. 1, p. 15922). Briarcliff Manor, NY 10510: Academy of Management.
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