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La distribution digitalisée à la croisée des chemins

  • Résumé
    Si la distribution digitalisée retient de plus en plus l’attention, notamment dans le cadre de modèles innovants de livraison des commandes passées en ligne, la « face sombre » en demeure souvent ignorée. C’est notamment le cas du quick commerce, s’appuyant sur des travailleurs indépendants chargés d’assurer la gestion du dernier kilomètre pour permettre aux entreprises de remporter la bataille du délai. Au sein de collectifs de travail totalement éclatés, la protection sociale de ces travailleurs fait largement défaut, ce qui pose le problème des dimensions éthiques liées à la digitalisation de la distribution, et pas seulement le problème des difficultés opérationnelles à surmonter pour remporter la bataille du délai.
    Citation : Paché, G. (Oct 2023). La distribution digitalisée à la croisée des chemins. Management et Datascience, 7(4). https://doi.org/10.36863/mds.a.25555.
    L'auteur : 
    • Gilles Paché
       (gilles.pache@univ-amu.fr) - Aix-Marseille Université
    Copyright : © 2023 l'auteur. Publication sous licence Creative Commons CC BY-ND.
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    Texte complet

    La croissance rapide du quick commerce (dénommé QC dans la suite de l’article), tant dans les espaces urbains des États-Unis que ceux de l’Europe et de l’Asie, singulièrement l’Inde (Ganapathy et Gupta, 2024), interpelle de nombreux chercheurs spécialisés dans l’étude de la digitalisation en cours des processus distributifs. En effet, les nouveaux entrants sur le marché dynamique du QC, le plus souvent des start-ups, ont suscité des investissements massifs de la part de capital-risqueurs zélés, alors même que leur rentabilité était loin d’être acquise, comme en témoigne la disparition de moult de ces start-ups après un départ fulgurant. Quoi qu’il en soit, le QC fait de plus en plus systématiquement s’enflammer les esprits, et si certains y voient une forme majeure du commerce de demain fondé sur l’instantanéité, d’autres évoquent un « feu de paille » sans lendemain après les échecs successifs des entreprises de QC sur le marché français, notamment avec le dépôt de bilan de Getir en juillet 2023, après avoir totalisé 200 millions d’euros de dettes fin mars 2023, tout en restant cependant présent dans son fief turc, mais également en Allemagne, aux Pays-Bas, aux États-Unis et au Royaume-Uni.

    Le QC permet au consommateur de passer une commande en ligne via une application et se faire livrer à son domicile ‒ ou sur son lieu de travail ‒ quelques minutes après des biens de première nécessité (Paché, 2022). L’exceptionnelle réduction des délais de livraison s’appuie évidemment sur un système logistique parfaitement rodé mobilisant de petits entrepôts au plus près des consommateurs, dénommés micro-fulfilment centers dans la terminologie consacrée, autrement dit des micro-centres de préparation des commandes. L’appellation courante en est dark store, ceux-ci renvoyant à deux questions clés : d’une part, comment répondent-ils aux défis de la gestion du dernier kilomètre ; d’autre part, quels sont les éléments essentiels de conception à retenir lors de leur localisation et construction (Alessandro et al., 2022). Assimilés à des entrepôts fantômes, car cachés au cœur des villes, les dark stores, s’ils semblent séduisants par leur relative nouveauté, ont aussi ‒ et surtout ‒ des atours beaucoup plus inquiétants si l’on prend la peine de bien les observer et les analyser. Les dark stores pointent effectivement une ligne de faille principale, abordée notamment par Gomes (2022), et dont le QC est une composante incontestable : la négation de nombre de droits sociaux.

    Si le commerce électronique traditionnel a révolutionné la distribution depuis une vingtaine d’années, le délai de livraison moyen y reste encore de trois à cinq jours. Le QC présente l’avantage de livrer de petites commandes quasi-immédiatement, quand et où les consommateurs en ont besoin. La réactivité exigée par une telle instantanéité exige la mise en œuvre de systèmes logistiques de proximité qui déstabilisent l’espace urbain. En bref, une fuite en avant vers le tout, et tout de suite, dont les conséquences pourraient être écologiquement et socialement dramatiques en instillant l’idée que l’attente n’est plus tolérable dans une Société où la vitesse est reine. D’ailleurs, les mêmes symptômes se retrouvent dans l’industrie de la mode, avec une ultra-fast fashion qui s’impose comme une sorte de norme managériale : des temps de livraison raccourcis à l’extrême pour des produits quelques euros fabriqués par le lumpenprolétariat de Leicester au Royaume-Uni (cas de Pretty Little Things), dans des conditions de travail parfois jugées « abjectes » (Sullivan, 2022), et de nouvelles collections hebdomadaires, voire quotidiennes, vendues exclusivement en ligne. C’est par conséquent un nouveau paradigme qui émerge sous nos yeux et en son cœur, une véritable (et brutale) bataille du délai.

    Au centre de l’analyse : la bataille du délai

    Dernière tendance d’une digitalisation sans limite de la distribution, dont les effets collatéraux en termes de fermeture de magasins physiques sont désormais connus, notamment dans les centres-villes, le QC fascine autant qu’il effraie. Il fascine dans la mesure où les prouesses logistiques sur lesquelles il s’appuie sont exceptionnelles ; qui aurait pu imaginer, il y a quelques années à peine, au moment où les commandes en ligne prenaient leur envol, que la mise à disposition des produits prendrait un jour proche quelques petites minutes ? Mais il effraie également, compte tenu d’une puissance prédatrice vis-à-vis du commerce traditionnel, sans parler des conditions de travail qu’il impose aux opérateurs de la logistique, subissant une pression temporelle continue. Ceci conduit Shapiro (2023) à écrire que le QC constitue certainement un pas de plus vers le « going dark », un monde où les plus sombres dimensions du commerce de détail apparaissent au grand jour. Une telle évolution s’avère d’autant plus problématique pour les entreprises du QC que les clients semblent manifester une intention de réachat plus élevée lorsque les conditions de travail des livreurs sont jugées satisfaisantes (Ariker, 2021).

    Si l’apparition du QC est antérieure à la pandémie de Covid-19, puisque sont souvent évoqués le système d’abonnement Prime d’Amazon (2005) puis le système du drive piéton (2018) comme les actes de naissance successifs du modèle d’affaires, la pandémie est considérée comme un accélérateur important du phénomène. Le QC avait déjà commencé à s’étendre dans la restauration, notamment pour la livraison de plats préparés dans des ghost kitchens (des espaces physiques où sont préparés uniquement des plats pour livraison, sur un mode industrialisé, sans salle à manger intérieure ni service au volant d’un véhicule) (Seghezzi et al., 2021), mais il a rapidement gagné d’autres segments du marché des plateformes, tout particulièrement dans le secteur des produits d’épicerie. Dès le printemps 2020, les consommateurs de nombreux pays ont dû s’en remettre aux commandes en ligne dans un contexte de confinements de plusieurs semaines au plus fort de la pandémie. Des acteurs de grande envergure de la distribution tels que Walmart et Tesco y ont vu une réelle opportunité de développement de leurs services de livraison à domicile, en contrecarrant ainsi la désaffection des consommateurs vis-à-vis des magasins physiques, par crainte parfois irraisonnée d’une contamination létale.

    Cette évolution ne doit pas surprendre puisque de nombreuses enseignes, comme Carrefour, Auchan ou Leclerc, ont fait la preuve depuis les années 1970 de leur agilité, de leur résilience et de leurs capacités d’innovation face aux profondes transformations économiques et sociétales, en s’adaptant aux nouvelles exigences des marchés dans l’introduction de produits premiers prix ou encore dans l’optimisation des parcours client en magasin (Gallouj, 2007). Avec le QC, c’est un autre front qui s’ouvre pour les distributeurs, celui de la bataille du délai pour capter une clientèle particulièrement sensible à la réactivité. L’un des meilleurs exemples est celui de Picard Surgelés, qui s’est lancé depuis 2023 dans une politique de réduction drastique de ses délais de livraison. Là où son « standard » à partir des commandes en ligne est de proposer une livraison sous 24 à 48 heures, l’enseigne met désormais en place de petits entrepôts au cœur des villes (entre 500 et 600 m2) pour livrer en trois heures un assortiment resserré de produits. Amazon s’est d’ailleurs engagé dans cette même bataille du délai depuis quelques années aux États-Unis, où plus de 90 espaces urbains bénéficient d’une livraison en deux heures seulement après une commande en ligne. C’est donc dire que le QC est loin d’être un cas totalement atypique.

    Grandeur et décadence (?) du QC

    Toute crise est habituellement un accélérateur de tendances d’évolution économiques et/ou sociétales, un moment décisif pour le changement mais qui n’est pas sans risque, à l’image des deux idéogrammes en mandarin qui sont associés pour parler d’une crise : wei (danger) et ji (opportunité). L’histoire commerciale nous apprend ainsi que l’émergence des magasins dits populaires au début des années 1930 en France, avec l’émergence d’enseignes telles que Prisunic, Uniprix et Monoprix, est directement associée à la grande crise économique de 1929 et à la paupérisation de la classe ouvrière, alors à la recherche de prix bas pour des produits même de qualité médiocre (Filser et al., 2020). Fin des années 1980, alors que l’Europe s’enfonce dans la récession, les magasins allemands de hard discount, au premier desquels Aldi et Lidl, vont à leur tour conquérir le marché français, en multipliant leurs implantations commerciales sur le modèle de la « tache d’huile » à partir de zones de chalandise où résident les populations les plus pauvres (Nord et Est de la France) (Cliquet et Guillo, 2013). Le QC s’inscrit dans une telle tendance qui s’appuie sur la formalisation d’un nouveau système d’offre, pour reprendre la terminologie de Joffre et Koenig (1992), à savoir un ensemble organisé de ressources ‒ actifs et compétences ‒ permettant à une entreprise de réaliser une prestation donnée, et c’est fort naturellement qu’il a attisé les appétits de nombreux opérateurs historiques.

    Observant avec attention la bataille du délai, des acteurs anciens et reconnus de la livraison rapide comme Deliveroo et GoPuff, se sont positionnés à leur tour sur le QC. Leur caractéristique commune est d’être des start-ups ayant rapidement compris que la clé du succès du QC repose sur la parfaite maîtrise des opérations logistiques en vue de permettre une livraison le jour même au consommateur, quelques minutes après sa commande en ligne. En effet, avec l’intensification de la compétition sur le segment du QC, les entreprises se disputent férocement les mêmes clients pour accroître leur part de marché, notamment lorsque les valeurs hédonistes desdits clients les conduisent à prêter une attention soutenue à la qualité de leur expérience digitale. Comment ? En offrant une livraison plus rapide et plus fiable que celle des concurrents, ce qui constitue d’ailleurs une règle générique dans le commerce depuis des décennies, en s’appuyant notamment sur la présence de puissants prestataires de services logistiques (Fulconis et al., 2016). L’idée clé du modèle d’affaires est qu’il améliore l’expérience client et la fidélisation des consommateurs sensibles au temps, compte tenu d’un culte de l’urgence et de la vitesse s’étant imposé au fil du temps. Comme le notent Rau et al. (2023), au lieu de tirer part d’une compétitivité prix, la « commodité » se présente comme l’avantage concurrentiel majeur du QC.

    La réussite fulgurante des start-ups les plus performantes, avant leur déclin tout aussi rapide dans plusieurs pays, s’appuie dès lors sur quatre éléments clés : (1) mettre au point une application efficace et ludique ; (2) acheter au mieux les produits auprès de leurs fournisseurs ; (3) mailler le territoire avec plusieurs structures logistiques ; et (4) disposer de livreurs prêts à se lancer à tout moment en direction des consommateurs à partir de dark stores (Paché, 2022). Car c’est le secret du succès du QC, et aussi son point faible : savoir accélérer les livraisons, minimisant ainsi le temps qui s’écoule entre l’achat d’un produit en ligne et sa disponibilité, autrement dit savoir gagner la bataille du délai précédemment évoquée, ce qui sous-tend la disponibilité de ressources ad hoc (Klapp et al., 2020). Encore faut-il également que les clients acceptent de payer un prix conséquent pour un tel service. Si ce n’est pas le cas, les entreprises sont dans l’obligation de sacrifier leur marge en facturant un service de livraison inférieur à son coût de production. Les échecs successifs des entreprises de QC sur le marché français en 2021-2023 s’expliquent en grande partie par une telle situation dans un contexte inflationniste qui grève le pouvoir d’achat des ménages. Un contexte économique défavorable, et fortement imprévisible, a ainsi perturbé un modèle d’affaires fonctionnant sur le fil du rasoir. De ce point de vue, cette forme singulière de distribution digitalisée est bien à la croisée des chemins.

    Des contraintes délicates à surmonter

    Le QC est structurellement caractérisé par des marges bénéficiaires faibles dont la principale raison est le coût de gestion du dernier kilomètre et le coût d’entreposage, s’appuyant encore tous deux sur une main-d’œuvre importante. Circonstance aggravante : le montant moyen d’une commande, le plus souvent impulsive, reste faible (il dépassait rarement 30 euros fin 2022, avant la flambée inflationniste). Il en résulte que l’activité de livraison est structurellement déficitaire compte tenu du fait que les livreurs à vélo réalisent au maximum trois livraisons à l’heure à partir d’un dark store. Pour atteindre la rentabilité, les entreprises de QC doivent par conséquent viser des valeurs moyennes de commande plus élevées, et des « paniers » à plus forte marge devront devenir la norme, et non l’exception. Tout un travail de communication marketing est à engager pour atteindre une taille critique qui puisse absorber les frais logistiques, notamment à travers des arguments commerciaux tels que la garantie de délais de livraison ultra-rapides, une expérience client améliorée par une réduction drastique des manquants, voire la présence de marques locales et/ou durables auxquelles les milléniaux notamment sont de plus en plus attachés, surtout pour les plus diplômés d’entre eux (Bollani et al., 2017).

    Pour optimiser le pilotage des flux dans le modèle du QC, il reste à se doter de systèmes d’information adaptés compte tenu d’un contexte singulier : les entreprises ne disposent pas d’un large assortiment de produits mais seulement d’un assortiment limité et à rotation rapide. Dans ces conditions, il est essentiel de prévoir la demande avec la plus grande précision et de stocker les produits en conséquence, surtout lorsque leur durée de vie est limitée (c’est le cas de certains biens alimentaires, notamment les produits frais), notamment en utilisant les outils de type dropshipping, avec optimisation du contenu des sites e-commerce (Viseur, 2023). L’utilisation d’un outil de prévision avancé et d’analyse des données massives, qui prévoit la demande en fonction de la rotation et des habitudes d’achat des consommateurs, est indispensable pour prendre les bonnes décisions d’achat auprès des fournisseurs. Ajoutons que des stratégies de tarification variable fondées sur la technologie doivent permettre de tirer parti de facteurs tels que l’historique des achats, l’heure de la journée à laquelle la commande est passée, et même l’évolution des conditions météorologiques dans une zone de chalandise. Un jour de pluie, par exemple, provoque-t-il davantage de commandes en ligne ?

    On peut le constater, la digitalisation de la distribution fondée sur le modèle du QC risque de se heurter à des freins logistico-technologiques non négligeables. Mais ce sont des freins réglementaires qui pourraient finalement s’avérer encore plus problématiques dans les prochaines années, ce qui constitue une réalité dans de nombreux pays comme la France (Filser et al., 2020). Depuis plusieurs mois, un vent de révolte souffre en effet dans de nombreuses métropoles françaises, et des collectifs de riverains s’y multiplient pour dénoncer les méfaits du QC. Le reproche principal s’appuie sur les déplacements des livreurs à vélo et à scooter, qui sillonnent des rues déjà bien encombrées, en gênant la quiétude et la mobilité des habitants. La critique est encore plus vive de la part de certains partis politiques dès lors qu’est mis en avant le statut de ces livreurs (auto-entrepreneurs), et que la question des droits sociaux se positionne au cœur des débats. Certes, on ne peut pas parler de phénomène totalement nouveau dès lors qu’une perspective historique est adoptée, mais l’économie des plateformes, dont le QC est une représentation emblématique, réactualise des problématiques juridiques de première importance dans le contexte d’une ubérisation massive.

    Un modèle soumis au feu de la critique

    L’ubérisation remet en cause les organisations traditionnelles de multiples secteurs économiques en générant un éclatement des collectifs de travail. Certes, le néologisme « ubérisation » est apparu en référence à l’entreprise Uber, entreprise californienne très connue proposant des véhicules de transport avec chauffeur via une application téléchargée sur un smartphone. Tout un chacun peut être client et qui le souhaite peut facilement devenir prestataire (chauffeur). Ces échanges s’inscrivent dans l’économie de plateforme qui s’est développée à partir des années 2007-2008 à peu près dans tous les domaines d’activité. On y retrouve par exemple l’hôtellerie (Airbnb propose sur sa plateforme Web mondiale 1,5 million de lits chez des particuliers), mais aussi l’édition (Amazon permet aux auteurs de publier leurs livres, puis en assurer la livraison), l’expertise comptable (ECL dématérialise et automatise les flux et les écritures de ses clients), et même les services juridiques (LegalStart propose des prestations en ligne via des algorithmes de génération documentaire). Or, le QC est bien une forme archétypale d’ubérisation dont témoigne tout particulièrement l’usage de travailleurs indépendants pour prendre en charge la phase critique : la livraison en quelques minutes au client, considérée comme une « promesse marketing » non négociable.

    Alors même que les droits sociaux sont bafoués sur de multiples plateformes (Jørgensen, 2019), l’économie qu’elles sous-tendent suscite de nombreux débats. Les partisans du modèle soutiennent que des auto-entrepreneurs peuvent bénéficier d’une organisation personnelle privilégiant l’autonomie et la flexibilité en matière d’organisation du travail. À l’inverse, les opposants avancent que le pouvoir de négociation collective en ressort largement affaibli, obligeant les travailleurs indépendants à subir des conditions difficiles d’exécution de leur activité, qui plus est avec des rémunérations réduites. Se penchant sur le cas Uber Eats au Japon, Umer (2021) souligne que les questions liées à la prise en charge des accidents dont sont victimes les livreurs restent sans réponse, sachant qu’un cinquième des livreurs impliqués dans des accidents du travail ont été contraints en 2020, au plus fort de la pandémie de Covid-19, de rester chez eux en raison de leurs blessures, sans bénéficier d’une quelconque couverture d’assurance maladie. Nul doute que le cas nippon est loin d’être à part. Au contraire, la même situation se rencontre dans de nombreux pays européens, et elle pose de redoutables problèmes quant à la réalité d’une protection juridique que l’on qualifiera de « fuyante ». En d’autres termes, la liberté parfois associée à l’économie de plateforme est illusoire, ou plutôt son prix est vraiment très élevé pour les travailleurs indépendants.

    Il ne faudrait toutefois pas imaginer que les plateformes constituent une sorte d’îlot de vice au sein d’un océan de systèmes logistiques vertueux. Il suffit de se pencher sur le fonctionnement de nombreuses chaînes de valeur pour y noter que des enfants travaillent dans des conditions déplorables pour alimenter les marchés de consommation européens et nord-américains en produits textiles (Cho et al., 2019), ou encore que des marins sur des bateaux arborant des pavillons de complaisance et transportant des jouets en provenance de Chine ne sont pas payés pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois (Aspers et Sandberg, 2020). En bref, les droits sociaux sont méprisés en de multiples lieux, et dans de multiples chaînes de valeur ; il est clairement de la responsabilité des chercheurs d’éclairer la « face sombre » de ces pratiques managériales condamnables. Plus que jamais, un dialogue doit s’instaurer entre sciences de gestion et sciences juridiques pour décrypter des vérités qui dérangent. C’est clairement la position de Deffains (2022) qui, à l’aide de multiples exemples, souligne combien les cadres juridiques conditionnent le déploiement des modes de gouvernance différenciés des entreprises.

    En l’absence d’un tel dialogue, il ne faudrait pas que se perpétue le business as usual, teinté de vagues considérations éthiques pour donner le change, tout comme un pseudo-verdissement des pratiques d’entreprise crée l’illusion d’une réelle prise en compte des enjeux écologiques. La présente réflexion est un premier pas dans cette direction à visée critique. Elle met en lumière des aspects trop souvent négligés de la distribution digitalisée, en démystifiant certaines de ses pratiques au niveau du back office. La bataille du délai a incontestablement un prix humain qu’il est impossible d’ignorer, tout particulièrement dans la manière dont sont gérés les travailleurs indépendants assurant la logistique du dernier kilomètre. D’une certaine façon, une partie non négligeable de la distribution digitalisée relève désormais du capitalisme en réseau et de l’économie d’archipel, théorisés par Veltz (2005/2014) il y a près de deux décennies de cela. Depuis la pandémie de Covid-19, force est d’admettre que les formes « ubérisées » se multiplient, et le commerce n’y échappe pas. À ce titre, on peut parler d’un idéaltype dans l’univers digital dont l’investigation est plus que jamais indispensable pour penser un monde de demain plus éthique.

    Bibliographie

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    Crédits

    L’article poursuit une réflexion engagée dans une précédente contribution de l’auteur publiée par Management & Data Science en 2022. Les développements additionnels doivent beaucoup à de nombreux échanges avec nos deux collègues Sylvie Avignon (Aix-Marseille Université) et Aurélien Rouquet (NEOMA Business School). Qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés.

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