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Thomas Michaud
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L’intelligence artificielle et le big data entrainent des réflexions sur les conséquences de leur utilisation sur l’éthique du marketing et de la vente. Leur utilisation dans les entreprises dans un but de marketing et d’optimisation des ventes est censée croitre de 10,1 milliards de dollars en 2018 à 126 milliards de dollars en 2025 selon une étude de Tractica de 2020. En effet, ces technologies permettent une connaissance plus fine des consommateurs et des marchés, au point de rendre leur manipulation plus aisée. Ainsi, ces innovations doivent-elles être utilisées sans limites, ou un régulateur doit-il mettre en place des contraintes afin de protéger les consommateurs d’une manipulation psychique moralement problématique ?
Les progrès de l’IA dans le secteur de la vente constituent un risque de contrôle de l’inconscient des consommateurs, au point de conditionner leurs actes d’achats, remettant en question le respect de leur libre arbitre. Une telle critique est fréquente dans l’histoire du capitalisme et du marketing, les vendeurs étant bien souvent accusés d’exploiter les faiblesses psychologiques de leurs cibles pour promouvoir leurs produits. Toutefois, un autre aspect de l’intelligence artificielle doit aussi être abordé. Cette innovation ne serait-elle pas au contraire au service d’un meilleur service aux consommateurs, en permettant de mieux cibler leurs attentes en fonction de leurs comportements antérieurs ?
L’intelligence artificielle pourrait être un vecteur de productivité, épargnant aux vendeurs de nombreux efforts, de connaissance des clients et des produits. Cette technologie est un assistant formidable, permettant d’accéder à des données cruciales dans le processus de vente. Toutefois, une telle innovation n’est gage d’avantage comparatif que si elle n’est possédée que par un groupe restreint d’acteurs. La diffusion massive des connaissances des marchés, des clients et des produits, permet une plus grande liberté de circulation des informations et l’accès à la transparence communicationnelle. L’intelligence artificielle est donc censée créer les conditions de création de marchés plus ouverts et moins opaques, assurant l’avènement d’un libéralisme plus pur et plus parfait. Ce modèle ne prend toutefois pas en compte la lutte entre intelligences artificielles, dont certaines seront plus performantes que d’autres plus fiables et donc plus chères. Cette technologie repose avant tout sur le contrôle de l’information et sur le monnayage de sa circulation.
Après avoir exposé quelques éléments de prospective et envisagé l’imposition d’un code éthique aux IA de vente, cet article s’intéressera plus généralement au rôle des vendeurs dans la régularisation et dans l’utilisation de cette technologie.
Éléments de prospective de l’IA appliquée à la vente
Siau et Yang (2017) estiment que les vendeurs et les marketeurs seront parmi les premiers salariés remplacés par des robots, le machine learning et l’intelligence artificielle. Ils prédisent aussi une individualisation des ventes grâce à cette technologie. Davenport et al. (2020) affirment que les vendeurs seront assistés par des IA permettant d’améliorer les téléconversations en temps réel. En effet, il existe un risque pour que les clients se sentent mal à l’aise s’ils découvrent qu’ils discutent avec un robot. Enfin, les entreprises pourraient utiliser l’intelligence artificielle comme un moyen de prédire ce que les consommateurs désirent. Les auteurs de cet article pensent par ailleurs qu’à court ou moyen terme, l’impact de l’IA sera plus limité que ce que les médias populaires affirment fréquemment. Par ailleurs, cette innovation doit selon eux être utilisée pour augmenter plutôt que remplacer les managers humains.
Il apparait donc que l’intelligence artificielle pourrait n’avoir qu’un impact mineur sur la destruction d’emplois, à l’inverse de ce qui a pu être évoqué par certains experts. En effet, si elle est utilisée comme assistante ou aide à la décision pour les vendeurs, et par tous ces acteurs simultanément, elle ne provoquera la disparition que de ceux qui ne sauront pas s’en servir ou qui ne feront pas le choix d’investir dans ces machines. Sinon, elle devrait principalement contribuer à améliorer le service rendu, à mieux renseigner les clients, et à mieux cibler leurs besoins.
Il est même envisageable d’imposer un filtre éthique aux intelligences artificielles chargées de vendre de nouveaux produits aux consommateurs. Il pourrait être vecteur de valeurs favorables au développement durable, empêchant une IA de vendre un produit inutile à un client par exemple. Si Isaac Asimov a proposé les trois lois de la robotique, il convient de suggérer la création des trois lois de l’intelligence artificielle vendeuse :
- L’IA ne pourra se servir des informations dont elle dispose pour manipuler un client et le contraindre à acheter un produit dont elle estime qu’il n’a pas besoin.
- L’IA disposera d’une rationalité en finalité restreignant son action, qui cherchera à créer un monde plus durable et respectueux des écosystèmes.
- L’IA servira son propriétaire et n’essaiera pas de nuire à ses intérêts, tant que ces derniers ne contreviennent pas aux deux premières lois.
Intégrer de l’éthique dans l’intelligence artificielle apparait comme une nécessité dans la perspective de créer un capitalisme plus humain et plus durable. Etzioni et Etzioni (2017) rappellent que cette problématique se pose déjà dans l’industrie des automobiles autonomes, à travers le dilemme du tramway, proposé par Philippa Foot en 1967. Un véhicule pourrait ainsi être programmé pour agir éthiquement, mais cela implique d’apprendre à la machine à préférer sacrifier une personne pour en sauver cinq, par exemple.
Hermann (2022) propose de créer des intelligences artificielles programmées pour œuvrer au bien commun. Il pense que de telles machines permettraient de créer des situations de gagnant-gagnant-gagnant pour les entreprises, les clients et la société plus largement. L’auteur affirme que « Par essence, les principes éthiques ne devraient pas poursuivre l’objectif d’inhiber les actions ou le progrès (technologique) ; ils devraient plutôt amplifier le champ d’action, l’autonomie, la liberté et la responsabilité personnelle (Hagendorff, 2020) ». Ainsi, l’IA dotée d’une éthique apparait comme une éventualité qui ne pourra être imposée que par une législation contraignante. En effet, les lois du marché pourraient orienter l’innovation vers le développement de systèmes tentés d’accroitre le pouvoir et les profits de leurs clients, au mépris d’enjeux environnementaux ou sociaux. Il s’agit donc de déterminer les valeurs éthiques à inculquer aux IA, afin que ces outils ne nuisent pas davantage à l’humanité.
Quelle éthique pour la vente assistée par l’IA ?
Livian (2021) souligne l’importance d’une prise de position des enseignants-chercheurs dans la diffusion du savoir concernant la vente. Il considère qu’il est nécessaire de développer une éthique de ces pratiques, par exemple à travers la RSE (Responsabilité sociétale des entreprises). Si l’entreprise marchande vise à satisfaire un client roi, il convient de mettre en œuvre toutes les technologies permettant d’optimiser la connaissance de ses attentes, ce qui justifie les recherches en marketing notamment. L’IA s’inscrit dans cette tendance, puisque les données accumulées concernant les comportements des clients visent selon les concepteurs de ces machines à assurer une plus grande anticipation des désirs des consommateurs. L’idéal est de connaitre leurs attentes avant qu’ils en soient conscients afin de leur proposer des offres parfaitement adaptées à leurs moindres souhaits. Ainsi, l’expérience client doit permettre d’accéder à des situations où « le client est ébloui par le bonheur qu’on lui fait vivre ». Un des arguments permettant de justifier l’utilisation des IA dans la vente et le marketing est donc d’assurer une plus grande satisfaction des individus. Une critique anticapitaliste rejette une telle approche et estime au contraire que la publicité et le marketing visent à exploiter les faiblesses psychologiques humaines dans le but d’accroitre le profit de quelques marchands.
S’il est possible de considérer que le recours à l’éthique peut être un frein à l’efficacité et à la productivité d’un vendeur, celui-ci devant avant tout atteindre des objectifs quantitatifs pour assurer les profits de son employeur, Nilles (2001) souligne que les clients sont de plus en plus demandeurs d’une approche éthique des entreprises. Ne pas correspondre à certaines valeurs, notamment relatives au respect de l’humain et de la nature, pourrait nuire à la réputation d’acteurs commerciaux. Cet argument justifie la mise en œuvre de filtres éthiques aux IA, afin que ces dernières correspondent aux attentes des clients. De plus en plus de consommateurs sont ainsi sensibilisés aux thèmes du développement durable et à la responsabilité sociétale des entreprises, et voient d’un mauvais œil les acteurs économiques qui ne se préoccupent pas des valeurs qu’ils diffusent dans la société. Dans le système capitaliste, la compétition concerne aussi les valeurs. Les clients sont soucieux de l’image véhiculée par l’entreprise auprès de laquelle ils souhaitent acquérir un bien ou un service. Lavorata (2009) a même montré à travers une enquête réalisée auprès de 210 vendeurs en B to C que l’éthique est de plus en plus nécessaire pour fidéliser les commerciaux au sein d’une entreprise. Cette dimension a pour effet de renforcer leur implication et diminue leur intention de la quitter. Ainsi, intégrer de l’éthique au sein des assistants artificiels des vendeurs apparait comme une nécessité pragmatique, puisque des pratiques trop agressives ou immorales générées par des technologies vectrices d’une rationalité instrumentale surpuissante, mais dénuée de valeurs, pourraient mener à la désaffection des clients des entreprises qui les utiliseraient à moyen terme.
Conclusion
L’intelligence artificielle apparait donc comme une technologie incontournable dans les prochaines années pour améliorer l’expérience client et les facultés des vendeurs, dotés d’une connaissance plus fine de la psychologie et des comportements des consommateurs. Si ces outils pourront être programmés pour favoriser une approche plus éthique de la relation client, ce sera aussi aux managers et aux vendeurs humains d’imposer des valeurs susceptibles d’assurer le respect de la responsabilité sociétale des entreprises. Si l’insertion de filtres éthiques auprès des IA constituera une étape du processus d’innovation dans un futur plus lointain, à l’heure où les machines seront par exemple dotées de conscience, il semble plutôt que la dimension éthique de la vente assistée par des IA doive être dans un premier temps imposée par les vendeurs humains eux-mêmes. Plutôt que de prophétiser la disparition de ces derniers, nous suggérerons plutôt leur nécessaire présence afin de garantir le respect de valeurs éthiques dans l’acte de vente, exploitant et régulant plus que subissant la puissance de calcul phénoménale et la froide rationalité instrumentale de ces technologies.
Bibliographie
Davenport T., Guha A., Grewal D., Bressgott T. (2020). How artificial intelligence will change the future of marketing. Journal of the Academy of Marketing Science, 48, 24-42.
Etzioni A., Etzioni O. (2017). Incorporating Ethics into Artificial Intelligence, The Journal of Ethics, 21, 403-418.
Hagendorff T. (2020). The ethics of AI ethics : An evaluation of guidelines, Minds and Machines, 30(1), 99-120.
Hermann E. (2022). Leveraging Artificial Intelligence in Marketing for Social Good – An Ethical Perspective, Journal of Business Ethics, 179, 43-61.
Lavorata L. (2009). Intégrer l’éthique dans l’entreprise. Un moyen d’impliquer les commerciaux et de les dissuader de la quitter, Décisions Marketing, 55, 53-64.
Livian Y-F. (2021). L’éthique de la vente au consommateur, un impensé de la responsabilité sociétale des enseignants-chercheurs, Management & Sciences sociales, 30(1), 121-127.
Nilles J-J. (2001). Pour une approche pragmatique de l’éthique dans la vente, Décisions marketing, 22, 65-72.
Siau K.L, Yang Y. (2017). Impact of Artificial Intelligence, Robotics, and Machine Learning on Sales and Marketing, MWAIS 2017 Proceedings, 48.