Citation
L'auteur
Loic Le Morlec
- (Pas d'affiliation)
Copyright
Déclaration d'intérêts
Financements
Aperçu
Contenu
Une innovation de rupture peut se définir comme « un produit ou un service radicalement nouveau qui de fait interpelle un nouveau modèle d’affaires » (ZERBIB, 2021). La disruption, l’ubérisation, ou encore l’entreprise libérée qui se sont imposées sur les réseaux sociaux ces dernières années ont en commun des invariants qui pourraient constituer la recette de l’innovation de rupture à succès.
Un produit marketing puissant
Cela commence par une dénomination marketing qui touche fortement l’imaginaire. A ce titre, l’entreprise libérée est même une marque déposée. Les métiers de leurs créateurs n’y sont sans doute pas étrangers. Clayton Christensen, le concepteur de l’innovation disruptive (ou disruption) était un ancien consultant du Boston Consulting Group. On attribue le terme Ubérisation à Maurice Lévy, ancien président du directoire de Publicis Groupe. Isaac Getz, président de la société qui a déposé la marque entreprise libérée, est diplômé d’un doctorat en psychologie. Ces innovations ont également en commun des théories radicales. Sur des réseaux sociaux désormais prescripteurs des tendances, il est vital de générer le maximum d’attention. Les affirmations extrêmes portées par ces innovations sont un excellent moyen de sortir du lot. La disruption montre comment des leaders incontestés de leur marché comme Kodak et Nokia peuvent être amenés à disparaître à cause de jeunes entrants bouleversant le modèle d’affaire historique. L’ubérisation (distinguée ici de la plateformisation considérée comme moins radicale) propose également un autre modèle économique qui doit conduire à la disparition d’intervenants classique. Uber devait préfigurer de la fin des taxis. Airbnb devait voir la disparition des hôtels dans les grands centres urbains. Le succès de l’entreprise libérée a été porté également par une innovation managériale radicale. Les managers intermédiaires y sont rendus inutile par des salariés libres de décider par eux-mêmes ce qui est bon pour l’entreprise. Les conséquences annoncées par ces innovations ne sont pas moins extrêmes. La disruption impose la fin des plans stratégiques et bouleverse l’organisation des entreprises et même les métiers. L’ubérisation va dans la même voie avec en plus des entreprises sans investissement, et sans salariés ou presque. L’entreprise libérée remet en cause le modèle taylorien, rendant obsolète la structure pyramidale. Aucune de ces innovations ne fait dans la demi-mesure. Il n’y est pas question d’évolution et les conséquences sur l’économie classique se veulent dénués de toute nuance. Cette stratégie assure une visibilité maximum sur les réseaux sociaux et un effet garanti en conférence.
Dépasser le statut de phénomène en prédisant une vague de transformation à venir
Ces innovations partent toutes de l’étude de phénomènes avec des entreprises se comptant sur les doigts d’une main. On trouve donc Kodak et Nokia pour la disruption ; Airbnb, Deliveroo, Blablacar et bien entendu Uber pour l’uberisation. Favi Poult et CHRONO Flex ont été les références en France pour l’entreprise libérée. Elles se retrouvent ainsi dans l’obligation de sortir de ce statut de curiosité, certes remarquable, qui affaiblirait considérablement la portée de leurs théories. Pour cela elles s’inscrivent dans une stratégie de prédiction annonçant une vague de transformations majeures à venir. Pour appuyer cette affirmation, elles vont chercher à rallier des entreprises à leur étendard. Elles ne peuvent cependant pas jouer sur le volume. Rien qu’en France, pour prendre 1 point de part de marché aux entreprises classiques, il faudrait annoncer 1500 entreprises converties. Et encore, on serait très loin d’un début de vague. Les innovations de rupture à succès s’attachent donc à jouer principalement sur le prestige pour marquer les esprits. Elles accaparent des grands noms avec si possible des cas d’école remarquable. Nespresso rattaché à la disruption constitue bien une innovation de rupture. Il ne disrupte pas pour autant son marché, ne venant pas éliminer les leaders historiques. Il ne transforme pas non plus le business model de Nestlé sa maison mère. L’Ubérisation a profité de son côté de l’aura de la Silicon Valley. Pourtant, on attend toujours la vague des nouveaux barbares de la tech de 2015 qui devaient ubériser les entreprises classiques et les obliger à « transformer leur business model » (BENOIT, P., MARIOTTE, N. 2015). D’ailleurs, qui se souvient encore de ces barbares aujourd’hui ? L’entreprise libérée a cherché à s’approprier Michelin. Si ce fleuron de notre économie a bien entamé une transformation importante depuis les années 2010, ceci n’a que peu à voir avec l’innovation managériale à succès. On fait le constat d’un grand groupe attaqué par des produits low cost. Il se retrouve ainsi dans l’obligation de développer une nouvelle stratégie de réduction des coûts industriels alors même que son business model est bâti historiquement sur sa capacité à générer des innovations produits haut de gamme. Si le challenge constitue un cas d’école remarquable, il n’a rien à voir avec une entreprise libérée. Son ancien dirigeant a par ailleurs toujours rejeté cette filiation attribuée opportunément par d’autres. On pourrait faire de même avec tous les grands noms empilés par ces théories pour sortir du statut de phénomène. Toute entreprise de renom effectuant une transformation, quelle qu’en soit la nature et quel qu’en soit l’impact, peut potentiellement se retrouver happée par une innovation de rupture à succès au bénéfice de cette dernière. C’est une stratégie gagnante à ce jour qui permet à ces produits marketing de s’installer durablement dans le paysage des réseaux sociaux.
Une stratégie qui affaiblie le concept jusqu’à l’amener parfois à renoncer à l’innovation
Ajouter des entreprises de renom vient renforcer l’image de ces innovations à succès. N’ayant que peu à voir avec les principes majeurs qu’elles développent, cela a pour conséquence d’affaiblir ces derniers. Dans les faits, cela devrait même remettre en cause ces théories. La disruption n’aura vraiment disrupté que 2 entreprises. Ce qui apparaitrait alors comme un accident peut difficilement conduire à une transformation significative de la stratégie des grands groupes. Ils sont déjà installés dans un environnement à risque depuis la dérèglementation des marchés (chute brutale potentielle de l’action avec rachat pour conséquence) avec des stratégies adaptées. La disruption représente ainsi un bien moindre risque que les marchés financiers. L’ubérisation de l’économie non seulement ne vient pas mais elle est désormais remise en cause publiquement par la JP Morgan Chase, banque considérée comme pesant le plus sur l’économie mondiale (GRADT, J-M., 2018). Comble de l’ironie, Uber risque de se faire disrupter. L’entreprise tient actuellement par la grâce des investisseurs qui concrètement payent les salaires de l’entreprise. De plus, elle se retrouve comme Deliveroo sous la menace de requalification d’indépendants travaillant pour l’entreprise en salariés de celle-ci. On notera que la valeur de l’action du groupe Accor ne s’est jamais aussi bien portée que depuis l’apparition d’Airbnb dans son paysage. Face à des critiques jouant sur le fond, on peut considérer que l’entreprise libérée s’est elle-même disruptée. Elle a dans les fait abandonné son statut d’innovation managériale. Le manager intermédiaire n’est plus considéré comme inutile. La liberté des salariés de décider par eux-mêmes ce qui est bon pour l’entreprise semble glisser inexorablement vers une prudente autonomie. De même, la révolution que représentait des salariés libres générant des nouveaux produits a disparu sans aucun commentaire de la part ses créateurs. Cela avait pourtant contribué très fortement à son succès initial. C’était la justification d’une performance supérieure annoncée face aux entreprises classiques. L’innovation de rupture a ainsi disparu. On pourrait alors faire ce constat que dans les innovations de rupture à succès, conserver le succès semble plus important que les innovations qui l’ont porté. Qu’amèneraient-elles donc alors dans un monde complexe où la nuance devrait être de mise ? Il ne s’agit pas ici de remettre en cause les constats très forts qu’elles posent parfois comme des stratégies de court terme préjudiciable, ou encore un modèle taylorien déshumanisant. La fragilité de leurs théories par le manque de réelles références, leur côté radical qui exclue toute alternative, les croyances qu’elles ont parfois installées, ne sont-ils pas en final un frein au progrès des entreprises ?
Bibliographie
ZERBIB, R. 2021, Que faire face à une innovation de rupture », Xerfi Canal
BENOIT, P., MARIOTTE, N. 2015, Révolutionnez votre Business Model avant que les nouveaux barbares ne le fassent pour vous, Harvard Business Review
GRADT, J-M., 2018, Etats-Unis, les revenus des chauffeurs vtc en forte baisse », Les Echos