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Catherine LEJEALLE
(clejealle@iscparis.com) - ISC Paris
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En cette période de déconfinement progressif, alors que la pandémie mondiale qui s’est abattue depuis le début de l’année menace de revenir dès l’automne, certains parlent de syndromes post-traumatiques. Le covid-19 a en effet balayé nos repères temporels et mis à mal la production de lien social. Privé de ses relations aux autres et du sens de sa place au monde, chacun a vécu une situation inédite et anxiogène.
S’ils sont légitimes pour enrayer la circulation du virus, les gestes barrières et la distance sociale sont contraire aux rites d’interaction qui président les interactions sociales. Dans les années 70, le sociologue Erving Goffman a montré dans « Les rites d’interaction » et « La mise en scène de la vie quotidienne » l’importance des signes de politesse, des échanges codifiés pour produire du lien social et contribuer à la construction identitaire de chacun. Ces signes de courtoisie témoignent de l’insertion dans un monde social et de la place de chacun dans la hiérarchie. Les rites d’interactions renseignent, valident et réaffirment publiquement l’inclusion de chacun dans la société.
Rappelons que la poignée de main signifiait à l’origine qu’on n’allait pas dégainer une épée pour menacer l’autre mais qu’on contraire, on était animé d’un geste amical. Le covid-19 n’a pas seulement supprimé les embrassades et serrages de main. Il les a interdit en faisant peser sur autrui une menace de mort. Là où régnait une fluidité relationnelle, s’installe l’embarras. On recule, on se tourne, gêné de signifier aussi manifestement à l’autre une peur qu’il nous contamine ou de le contaminer. Nerveusement éprouvante, cette situation exige de chacun de se tenir sur ses gardes et surtout remet en cause la production et l’entretien du lien social.
Comment signifier à l’autre, à travers le masque qu’il n’est pas menaçant afin de ne pas lui faire perdre la face ? Le masque parfois doublé d’une visière prive l’autre des signaux faibles : haussement de sourcils, sourire, micro-mouvements… Or, comme l’explique la sociologue Danah Doyd, par opposition au monde en ligne d’une pauvreté extrême, ces signaux faibles foisonnent dans les interactions en face-à-face et constituent même la plus importance source d’information dans les interactions sociales. Le verbal compterait moins que les signaux faibles non verbaux. En période de confinement, du fait du masque, les marqueurs de l’engagement deviennent tenus voire absents alors que le pare-engagement, c’est-à-dire l’évitement monte en puissance. La charge symbolique envoyée est lourde de sens. Autrement dit, l’analyse intuitive des signaux faibles est rendue difficile. Les habitudes acquises sont caduques. Cette situation inédite induit un coût cognitif et moral fort. Une nouvelle manière d’être au monde avec les autres s’instaure, un ethos nouveau à inventer sur le champ en quelques semaines.
Le sans contact s’étend aux paiements : les objets eux-mêmes deviennent source de suspicion. L’échange de nourriture entre collègues et amis reste soumis au bon jugement de chacun : partagé entre peur d’être contaminé et désir de ne pas vexer ses amis, chacun navigue à vue, faisant au mieux. Cette situation risque de perdurer encore quelques mois avant que nous retrouvions la sérénité du paquet de gâteaux posé au centre d’une table de réunion, dans lequel chacun pioche avec insouciance et gourmandise. L’été sera-t-il aux mezzé, tapas et autres planchas à partager ? Comment concilier convivialité et risque sanitaire ? Et surtout comme faire lien, vivre ensemble tout en acceptant l’autre sous conditions ?
En effet, les gestes barrières sont un obstacle à la création et à l’entretien du lien social car ils remettent en cause le principe du don-contre don explicité par l’anthropologue Marcel Mauss. En acceptant un gâteau de l’autre, je contracte une dette et inscris notre relation dans le futur. Ce rejet, légitime compte tenu du risque présumé du covid-19 – dont on ne savait rien au départ et dont la viralité a sans doute été surestimée – infirme la possibilité d’échanger et de nourrir nos relations sociales. Sommes-nous encore quelques temps dans le dilemme du porc-épic raconté par Arthur Shopenhauer en 1905 ?
« Par une froide journée d’hiver un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux maux jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur »rendît la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières. En Angleterre on crie à celui qui ne se tient pas à cette distance : Keep your distance ! Par ce moyen le besoin de se réchauffer n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais, en revanche, on ne ressent pas la blessure des piquants. Cependant celui qui possède assez de chaleur intérieure propre préfère rester en dehors de la société pour ne pas éprouver de désagréments, ni en causer ».
Bibliographie
Danah Boyd, 2014, It’s complicated: The social lives of networked teens. Yale University Press, 2014.
Goffman Erving, 1973, La mise en scène de la vie quotidienne. 1. Les rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit.
Goffman Erving, 1974, La mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les relations en public, Paris : Éditions de Minuit