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Les auteurs
Soufyane Frimousse
(frimousse@univ-corse.fr) - IAE de Corse, Chercheur Associé ESSECHugo Gaillard
(hugo.gaillard@univ-lemans.fr) - Le Mans Université, Argu’Mans
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Le modèle de résilience est pensé pour un monde simple : dépassons la résilience !
La littérature académique sur les crises, les catastrophes et les turbulences s’intéresse essentiellement aux étapes de prévention et d’anticipation, de gestion et enfin d’apprentissage post-crise. Le concept de résilience demeure la clé de voûte des réflexions et des préconisations pour retrouver un état d’équilibre, c’est-à-dire de revenir à la stabilité initiale. On y distingue la capacité à résister ou à limiter l’impact d’un incident et la capacité à résorber l’impact.
Le concept de résilience individuelle est lui originaire de la psychologie, et peut être défini comme la capacité à s’adapter à un évènement de vie stressant ou potentiellement traumatisant et à rebondir suite à cette expérience. Elle s’apprécie lorsque l’individu est capable de maintenir un état stable après le choc. Il est donc capable de revenir à l’état initial sans séquelles.
En d’autres termes, il s’agit d’anticiper et d’envisager les conditions dans lesquelles ces actions se dérouleront et d’en réduire au maximum les risques. Supposer qu’une action est risquée revient à l’évaluer, la calculer et la mesurer. C’est encore supposer que l’avenir ou les conséquences d’une action sont sous contrôle, et tenter de faire disparaître l’incertitude.
Le Covid-19 illustre le chaos : un cygne noir ou une invitation à vivre la complexité ?
Les cygnes noirs sont des événements imprévisibles et irréguliers à grande échelle et aux énormes conséquences. Alors que les individus affinent la compréhension de l’ordinaire, en s’appuyant et en développant de modèles, des théories et des représentations qui ne peuvent mesurer l’éventualité de cygnes noirs, il est sans doute préférable de se préparer à les apprivoiser.
Dans le cas des cygnes noirs, l’incertitude n’est pas liée au manque d’information ou à l’incompétence de l’observateur. En fait, elle est inhérente à la nature même du phénomène. Dans le modèle rationaliste et déterministe, les acteurs raisonnent, décident et agissent en situation de risque ! Or, les cygnes noirs, prennent racines dans les environnements chaotiques et mettent les acteurs en une situation d’incertitude !
Quand la notion de risque présuppose une stabilité, une évaluation et une estimation – idéalement mesurable – celle d’incertitude renvoie à la possibilité que l’existant s’effondre au profit de quelque chose d’inconnu, qui demande que soient réaménagés les perceptions, la compréhension, le langage même qui décrivent « ce qui est » ou ce qui est « en train d’émerger ». Dit autrement, le terrain de jeu n’est pas ici le risque, mais l’incertitude.
Dans un monde dans lequel les prévisions ne sont pas fiables, l’expérience passée ne peut servir de base sûre pour le futur, les dispositifs managériaux et les réponses émergent au lieu d’être construit. Les grippes oubliées en attestent, la mémoire collective est courte, et les amnésies stratégiques nombreuses : l’important n’est donc pas de savoir après coup que l’on savait, puisque l’information est soit trop abondante pour en tirer enseignement, soit maintenu au niveau du sommet stratégique, et peu déployée au niveau opérationnel. Dans ce monde où l’incertitude règne… que faire ?
Une des approches recommandées par Taleb est de minimiser les conséquences des cygnes noirs. Puisqu’il est impossible de les éviter et de prédire leur survenance, il convient de prendre des mesures pour réduire leur impact et s’appuyer sur eux afin de se transformer. C’est ici que l’antifragilité prend tout son sens.
L’antifragilité comme capacité individuelle : l’Hydre de Lerne face au monde chaotique.
Taleb identifie trois types d’individus : les fragiles, les résilients et les antifragiles. Un anti-fragile perdure et se renforce là ou un fragile se brise et disparait lorsqu’il est malmené. Ce concept s’applique terriblement bien aux situations de type Cygne Noir. L’antifragile dépasse la résistance et la solidité pour s’améliorer par l’incertitude. Un antifragile ne cherche pas à éliminer l’incertitude, il la domestique. Pour inventer cet avenir, l’antifragilité qui se nourrit du désordre et de l’incertitude pour se transformer et devenir meilleur pourrait permettre d’affronter ce qui n’a jamais été !
Tableau 1 :Antifragilité et résilience (à partir de Taleb, 2012 et 2013).
Le fragile (1) craint l’imprévu. Il a bien plus à perdre qu’à gagner face au désordre. Si une tasse en porcelaine tombe d’une table, la seule chose qui pourrait empêcher la tasse de se briser serait une force extérieure. Dans cette optique, on optimise afin de réduire les risques. Or, chercher à éliminer la variabilité se termine par fragiliser encore plus un système ou une personne. L’incertitude est la règle, pas l’exception.
Le résilient (2) est indifférent à l’imprévu. Taleb (2013) relie la résilience au Phoenix. Cet oiseau immortel meurt par le feu et renaît de ses cendres à son état initial. Le Phœnix ne devient pas meilleur ou plus mauvais de sa mort cyclique et de sa renaissance ; il reste le même.
L’antifragile (3) tire profit de l’imprévu et des incertitudes, pour aller au-delà du retour à l’initial. Ils se renforcent et se développent du chaos et de la pression jusqu’à un certain point. Taleb relie l’antifragilité à l’Hydre de Lerne qui est une créature, avec plusieurs têtes, issue de la mythologie grecque. Si une tête de l’hydre est découpée, deux repoussent à la place. L’Hydre, se renforce avec et par la crise. Or comment peut-on atteindre cet objectif ?
L’antifragilité comme capacité et les conditions organisationnelles de son expression
Pour développer l’antifragilité, individus et organisations ont une coresponsabilité. Des pistes de travail sont possibles.
(1) Réduire la dépendance individuelle aux prévisions, lever les injonctions organisationnelles au prévisionnisme, et sortir de nos biais cognitifs. Accepter la prise de distance avec le connu et adopter une posture d’humilité constituent des préalables essentiels à l’expression de l’antifragilité.
(2) Sortir de la tyrannie de l’expertise, « j’apprends donc je suis ». L’expert est souvent celui qui a le plus à perdre lors d’une crise. La recherche de compétences à la fois transversales et permettant la systémie est nécessaire.
(3) Faire place aux Serial learner et/ou aux Rebel talents. Les premiers seront capables d’apprendre rapidement et de réagir, les seconds pourront contourner les règles afin d’atteindre les nouveaux buts organisationnels de crise. Généralement marginalisés dans les organisations, ces profils sont les antifragiles de demain.
(4) Généraliser l’approche effectuale, et intriquer le devoir à l’erreur dans la culture d’entreprise. L’acceptation de l’erreur devra-t-être individuelle et collective. Mieux encore, elle sera partie intégrante d’une culture organisationnelle qui offre la sécurité psychologique et le soutien organisationnel à ceux qui échouent, parce qu’un jour ils réussiront.
L’antifragilité est donc ici considérée comme une capacité individuelle qui permet aux individus d’agir en contexte chaotique, et de s’approprier le chaos pour retrouver un état final renforcé et amélioré.
Le potentiel pédagogique : vers la gamification…
Pour développer cette capacité, la gamification apparait prometteuse. Comment les individus se comportent en situation de chaos ? Qu’est-ce qui influence leurs choix ? Comment tirer parti du chaos pour se renforcer ? Autant de questions ouvertes pour dépasser le concept de résilience individuelle…