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L'auteur
Aurélien Rouquet
(aurelien.rouquet@neoma-bs.fr) - NEOMA Business School
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La distanciation physique requiert une nouvelle logistique en juste écart
Ainsi, pour les directeurs d’école, les commerçants, les opérateurs de transport, les salons de coiffure, etc., il s’agit d’inventer pour les mois qui viennent une nouvelle logistique qui ne réponde plus à un principe du juste-à-temps, mais à ce qu’on pourrait appeler un principe du juste écart. Quels pistes et outils la pensée scientifique logistique, née au 19e siècle sous la plume du théoricien militaire Jomini, développée ensuite en sciences de gestion depuis les années 1960 peut-elle fournir pour nous aider à inventer cette logistique ? Au-delà de développer le port du masque, et de fournir du gel hydro alcoolique, sur quels principes les acteurs socio-économiques peuvent-ils s’appuyer pour concevoir cette logistique distanciée ?
Introduire des écarts tout au long de la chaîne, et non seulement sur un maillon
Un premier point clef est qu’une telle logistique doit reposer sur une approche globale des flux de circulation des personnes. Car ce que nous enseigne la pensée logistique, c’est le danger mortel des approches fractionnées et en silos qui ne ciblent qu’une sous-partie du flux. Ainsi, rien ne sert de ne proposer qu’une place sur deux à la réservation dans les rames d’un TGV si comme cela a été vu dans bien des gares, on bloque les voyageurs en entrée de quai pour les contrôler, et que se créé alors un goulot d’étranglement fait de voyageurs qui ont peur de rater leur train, et ou pourra circuler le covid-19. Dans ce cadre, un outil utile pour les acteurs est de faire des schémas des flux, en modélisant les opérations de transport, stockage, et de production qui constituent toute chaîne logistique. C’est alors tout au long de la chaîne qu’un maintien des écarts devra être recherché, et pas seulement sur un maillon particulier.
Repenser la production des biens et des services pour rendre possible ce juste écart
Deuxièmement, il est peu probable que la mise en place d’une telle logistique du juste écart au sein d’une organisation puisse se faire totalement à production constante, c’est-à-dire sans changer les caractéristiques de l’offre de produits ou de services. Historiquement, les organisations ont eu tendance à d’abord se demander ce qu’elles voulaient produire comme biens ou services, puis à déployer la logistique le permettant. L’enjeu est d’inverser la donne, et de partir des contraintes physiques de distanciation sociale pour adapter à celle-ci son offre existante de produits et de services. Un commerçant par exemple, pourra chercher à diminuer le temps moyen qu’un client passe en magasin, en réduisant son offre et en se concentrant sur les 20% des produits qui font 80% de son chiffre d’affaires, ou en ne proposant plus à la vente des produits qui demandent du temps de préparation ; il pourra aussi réaménager les horaires de travail de ses employés de façon à pouvoir ouvrir sur une plus large amplitude horaire, ce qui permettra plus facilement de mettre en œuvre la distanciation sociale.
Réaménager l’environnement physique pour développer ces écarts
Troisièmement, une réflexion doit forcément être conduite sur l’environnement physique au sein duquel se déroule la production du bien ou du service. Un tel environnement structure en effet totalement la circulation des flux et les contacts entre les personnes. Dans les écoles, il est ainsi clair que les salles de classes devront être réaménagées et ne pourront être utilisées comme avant. Outre l’usage de vitres en plexiglass devant leur caisse, certaines boulangeries n’ayant qu’une seule entrée sont désormais fermées aux clients, pour éviter la constitution de queues en leur sein. Les clients font désormais la queue dehors et retirent leur commande à une sorte de guichet nouvellement aménagé, ce qui permet d’utiliser l’espace public disponible sur les trottoirs pour mettre en place facilement la distanciation sociale. D’autres ont mis en place en leur sein des barrières en plastique temporaire, pour couper en deux le flux, et séparer les clients qui font la queue et entrent, de ceux qui sortent.
Former et socialiser les employés et les usagers à cette logistique du juste écart
Quatrièmement, une telle logistique requiert des micro-changements de tous les acteurs et un enjeu pour les organisations est de former et accompagner non seulement leurs employés, mais aussi et surtout les clients et les usagers au nouveau rôle logistique qu’ils doivent jouer. Au-delà de veiller au respect de cette nouvelle règle collective qu’est le port du masque, il s’agit pour chaque organisation de communiquer clairement sur la façon dont chacun doit se comporter pour respecter la distanciation sociale, à l’aide d’affiches, messages, etc. Une source d’inspiration pour y parvenir est par exemple IKEA, dont la logistique si particulière a nécessité de la part du géant suédois un effort important de clarification et de communication. Par ailleurs, dans l’esprit du management à la japonaise développé par Toyota, des outils de marquage visuel peuvent avantageusement être utilisés, comme on en voit notamment apparaître partout sur les quais dans les transports en commun, devant les commerces, etc.
Porter une attention particulière aux zones d’interfaces entre organisations
Signalons enfin un dernier point, essentiel : l’attention devant être apportée aux zones d’interfaces qui se situent entre plusieurs organisations. Car ce que nous enseigne la pensée logistique, c’est que les difficultés et les goulots d’étranglement se rencontrent le plus souvent dans ces zones, notamment parce qu’elles sont sous la responsabilité conjointe de plusieurs acteurs. Pour mettre en place une logistique du juste écart, les acteurs concernés doivent ainsi construire de nouvelles formes de coordination, afin d’assurer de manière transversale le maintien des règles de distanciation. Par exemple, l’enjeu central en Ile-de-France est aujourd’hui de coordonner finement la reprise progressive du travail dans les entreprises, avec la montée en gamme de l’offre de transport, de façon à ce que la relance de l’économie ne conduise pas à une saturation des transports en commun risquée sur le plan pandémique.
Réutiliser cet apprentissage logistique pour repenser structurellement les flux ?
Alors que pour bien des gens, la logistique se réduisait il y a quelques mois au principe du juste-à-temps et du flux tendu, la crise du covid-19 a au final le mérite de montrer à tous que comme toute démarche de gestion, elle ne saurait se réduire à un principe totalisateur, qui la déterminerait. Les objectifs que l’on donne à la logistique ne sont pas gravés dans le marbre, et les principes de gestion des flux peuvent être repensés complètement ! Au moment où chacun cherche à sa micro-échelle à réinventer sa logistique, il ne reste plus qu’à espérer que les savoirs acquis durant cette transformation pourront à l’avenir être mis à profit pour structurellement repenser l’organisation des flux logistiques mondiaux comme locaux. Car face au réchauffement climatique, il est urgent de remettre en cause les schémas actuels, et que se développent des flux moins nocifs pour la planète, c’est-à-dire qui usent de modes de transport plus décarbonés, et soient à la fois plus mutualisés, circularisés et rapprochés.